Tullio Kezich signe une biographie du cinéaste italien marquée par un indéniable souci du détail et une linéarité un peu réductrice.

Dès le premier chapitre de Fellini, sa vie et ses films, et après une introduction explicitant les rapports de l’auteur avec le cinéaste, on comprend que Tullio Kezich (journaliste au Corriere della sera et auteur d’une dizaine d’ouvrages sur le cinéma) s’est fixé pour objectif principal la précision documentaire et qu’il n’a aucunement le désir d’entamer une biographie polémique ou interprétative. En ami fidèle de Fellini, il retracera donc le récit d’une vie sans jamais sortir de la stricte chronologie des événements et sans envisager un quelconque hors-champ excédant les faits directement associés à la personne de Fellini. On est donc loin ici d’une entreprise d’appropriation à la Nick Tosches récrivant – dans son livre Dino   consacré à Dean Martin – l’histoire de l’industrie du spectacle aux États-Unis. Et Kezich ne prétend d’ailleurs à aucun moment élever son livre au statut d’œuvre littéraire.


L’ombre du maestro

Fellini est devenu avec le temps un cinéaste dont le prestige a éclipsé l’œuvre, dont la figure de maestro a placé toute évocation de son travail sous l’éclairage univoque du cliché journalistique. Cinquante ans après André Bazin et son étude approfondie de la structure narrative des Nuits de Cabiria dans la perspective de l’après néoréalisme   , vingt-cinq ans après l’analyse faite du cristal fellinien par Gilles Deleuze dans L’image-temps   , on ne peut que constater combien l’œuvre du réalisateur de 8 1/2 paraît s’être éloignée du questionnement cinéphilique contemporain. Là où d’autres auteurs majeurs du cinéma comme Robert Bresson, Michelangelo Antonioni ou Orson Welles ont su offrir aux critiques des modèles esthétiques parfaitement identifiables (ce dont témoigne le nombre imposant d’articles qui leur sont consacrés), Fellini n’a fait que brouiller les cartes d’un jeu a priori connu et reconnu. Il reste en effet extrêmement difficile de lier l’évidence du ressassement thématique et de la récurrence des modes opératoires que présentent sa filmographie à une démarche formelle qui semble ne jamais vouloir faire école. Ce qui résiste en définitive dans l’analyse de ses films, c’est la définition (et l’affirmation) de sa part strictement cinématographique au sein d’un récit qui, lui-même, joue de l’ambiguïté de son origine autobiographique. C’est pourquoi face à une oeuvre qui ne se livre qu’en surface, la minutie du travail biographique proposé par l’ouvrage de Tullio Kezich s’impose d’emblée à la curiosité de l’amateur comme une possible voie menant à la compréhension du processus créatif fellinien.


Le goût du document

Il nous faut tout d’abord souligner que le parti pris de modestie de l’artisan journalistique face à son sujet "plus grand que nature" est servi par deux qualités indiscutables. En premier lieu, Kezich a fourni un travail de documentation inégalé à ce jour sur la vie et la carrière de Federico Fellini. Il est, par ailleurs, un très bon analyste du récit fellinien (et de sa structure en épisodes faussement disparates), et un grand connaisseur des rapports qui unissent le cinéaste à ses personnages et à ses films. Le chapitre sur la préparation et le tournage de Casanova en 1975 est à cet égard passionnant puisqu’il met en scène directement le mouvement créatif de son auteur, opérant par l’écriture cinématographique une catharsis inconsciente de sa propre personne. Kezich, par la richesse des témoignages qu’il convoque, parvient à très bien rendre compte du mélange de narcissisme et de détestation de soi qui pousse Fellini à tourner un film sur un personnage dont il dit : "Casanova est un super vitellone, qui plus est antipathique. Un sinistre Pinocchio qui refuse de devenir un "bon petit garçon"."   Phrase à laquelle renvoie dans le livre l’avis de Piero Chiara, spécialiste de l’écrivain libertin, qui déclare alors même que le film n’est pas encore monté : "Je n’exclus pas que Fellini parvienne à se dissimuler dans le personnage. Donc, cette détestation apparente peut cacher un vrai amour. Car lorsqu’un artiste comme Fellini choisit un sujet comme Casanova, c’est qu’il veut aller vers un choc frontal avec le personnage. Et sans amour, ce genre d’affrontement n’est pas possible."  

Ce goût de la juxtaposition et de la confrontation des sources permet également de comprendre comment au fil des années 1940 un jeune chroniqueur caricaturiste au journal satirique Marc’Aurelio devient un des scénaristes les plus en vue de l’immédiat après-guerre. De la rencontre mythique avec Roberto Rossellini en 1944 dans un magasin de caricatures "The Funny Face Shop", rencontre qui devait déboucher sur l’écriture de Rome, ville ouverte, jusqu’à sa collaboration en tant que scénariste aux films de Pietro Germi et d’Alberto Lattuada, la partie de l’ouvrage qui couvre la période allant de 1939 à 1950 est d’ailleurs, et de loin, la plus intéressante car elle permet d’appréhender ce que fut l’effervescence créatrice de l’Italie au moment de la chute du fascisme. Ceci parce que, dans ces pages, Kezich est amené à lier le destin de Fellini à celui de tout un mouvement artistique. Et qu’il sort alors de la simple retranscription des faits pour épouser le mouvement de construction d’un imaginaire collectif par le truchement d’un art, le cinéma, alors en pleine mutation.


Retour sur Fellini

Pour le reste, le lecteur passionné de Fellini ne pourra s’empêcher d’éprouver un sentiment de frustration. Il aura certes appris beaucoup sur le comment, mais bien peu sur le pourquoi d’une œuvre et d’un personnage dont la singularité reste tout aussi énigmatique après la lecture des 400 pages que compte cette biographie. L’erreur fondamentale d’une telle entreprise est peut-être d’avoir voulu rendre compte de la vie d’un auteur dont tout l’art réside dans l’abolition des frontières entre présent et passé, rêve et réalité ou bien encore subjectivité et objectivité, par une approche essentiellement factuelle des événements. Ainsi, même les chapitres dédiés aux rapports de Fellini à la psychanalyse, et en particulier à son analyste Ernst Bernhard, ne parviennent pas – au-delà de leur caractère informatif – à établir un lien véritable entre la forme que revêtent ses films, la charge imaginaire qu’ils sous-tendent et l’intériorité de leur auteur.

Une contradiction dans les termes, donc, qui n’est pas sans trouver son origine dans la personnalité même de Fellini dont Donald Sutherland dit qu’"il est en permanence menacé par sa propre superficialité"   . Mais cette difficulté à saisir un objet qui se dérobe en partie à lui-même aurait pu être contrebalancée par la pertinence d’un regard critique porté sur le cheminement esthétique d’une œuvre en devenir. Or, on serait bien en mal de dégager de ce texte une analyse approfondie de l’évolution des figures felliniennes, depuis les fables néoréalistes désenchantées de ses débuts (La Strada, Il bidone, Les Nuits de Cabiria) jusqu’à l’onirisme glaçant de Casanova en passant par l’absolue modernité de La Dolce vita ; Tullio Kezich ne prend jamais le parti de regarder les films de l’intérieur mais toujours celui d’en extrapoler les supposées intentions et la portée symbolique, au regard des seuls faits historiques ou personnels émaillant la vie de Fellini. Et finalement, il est assez logique que, dans cet ouvrage, la meilleure définition de l’art fellinien nous soit fournie par Fellini lui-même à propos de Casanova : "Qu’aurais-je voulu faire avec ce film ? Arriver une bonne fois pour toutes à l’essence ultime du cinéma, à ce qui est selon moi le film total. Réussir à faire d’un film un tableau […] L’idée serait de faire un film avec une seule image, éternellement fixe et continuellement riche de mouvement."   Ambition qui s’incarne totalement dans la fascination du cinéaste pour le miracle cinématographique de la captation de la mort au travail. Le souffle funèbre parcourant toute son œuvre (des fresques évanescentes de Fellini Roma au regard de l’enfant à la fin de La Dolce vita) dessine en effet un tableau en mouvement qui, mêlé à la charge autobiographique, pourrait bien être celui d’un Fellini devenu Dorian Gray. Et sa filmographie de se lire alors comme un miroir tendu entre notre existence présente et le néant à venir. Une longue cérémonie des adieux dont cette biographie ne nous restitue qu’un reflet littéral sans jamais en répercuter l’extraordinaire intensité.


* Références :
- Les propos de Fellini (éditions Ramsay/Buchet-Chastel, 1980)
- Les films de Fellini sont pour la plupart disponibles en DVD zone 2 dans des éditions (Carlotta, MK2, Opening, René Château, MGM) aux qualités techniques et éditoriales plus que variables. Toutefois La Cité des femmes, Et vogue le navire, 8 1/2 et les sketchs de L’Amour à la ville et des Histoires extraordinaires ne sont accessibles que dans des versions importées.
- www.fondation-fellini.ch : site de La Fondation Fellini pour le cinéma qui comprend le plus grand fonds privé d’archives concernant Fellini. 
- Puisque cette biographie ne comprend pas de filmographie, nous renvoyons au livre d’entretiens Fellini par Fellini (éditions Calmann-Lévy, 1994) ou au site français très complet www.federico-fellini.net pour pallier cet étonnant oubli.


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