Une étude riche et complexe du romantisme anglais des deux premières générations, par l'un des spécialistes français de la question.

En France, le romantisme s'est imposé entre la parution des Méditations poétiques (1820) de Lamartine et la première d'Hernani de Victor Hugo en 1830. En Angleterre, il était apparu une bonne génération plus tôt, avec la publication en 1798 des Ballades lyriques de William Wordsworth (1770-1850) et Samuel Taylor Coleridge (1772-1834). Nés entre 1790 et 1810, Lamartine, Hugo, Musset, Vigny, Nerval étaient en fait contemporains ou cadets de la seconde génération des poètes romantiques anglais, celle de Byron (1788-1824), de Shelley (1792-1822) et de Keats (1795-1821). À ce décalage chronologique dans l'implantation du romantisme des deux côtés de la Manche s'ajoute un décalage qui a perduré dans la perception du romantisme anglais en France. Byron, personnalité fascinante mais représentant un romantisme plus extérieur, était immensément célèbre bien avant son départ pour la Grèce en 1823 : traduites par Amédée Pichot et Eusèbe de Salle, ses œuvres étaient disponibles en dix volumes, chez Ladvocat, dès 1819-1821. En revanche la première anthologie de poèmes de Wordsworth en français, traduite par Florent Richomme, n'est parue qu'en 1850, l'année de sa mort, et la première traduction du Dit du vieux marin de Coleridge (due à Auguste Barbier, co-librettiste du Benvenuto Cellini de Berlioz) qu'en 1877 – mais illustrée tout de même par Gustave Doré. Shelley a dû attendre 1885, et Keats 1908. Par contraste, les œuvres de Robert Southey (1774-1843), devenu, il est vrai, poète lauréat d'Angleterre en 1813, étaient parues en français dès 1820.

 

Nonobstant ce double décalage entre les deux pays, on ne saurait minimiser l'impact de la Révolution française sur le romantisme anglais. "Quelle félicité de vivre cette aurore!" se rappellera Wordsworth en 1805 dans son grand poème autobiographique, The Prelude. Cet enthousiasme était pleinement partagé par Coleridge et par Southey, qui en 1794 rêvaient d'émigrer aux États-Unis pour y fonder une colonie égalitaire et fraternelle sur les bords de la Susquehanna. Rédigée par Wordsworth, la préface de la seconde édition des Ballades lyriques (parue en 1801 mais datée 1800) est, comme le souligne Éric Dayre, le reflet de ce radicalisme politique des commencements: sujets de la vie de tous les jours exprimés dans une langue simple, plus proche de la prose que de la diction poétique "aristocratique" classique. L'échec de la Révolution et l'avènement de la dictature napoléonienne, dont le militarisme conquérant leur faisait horreur, ont été durement ressentis par les romantiques anglais de la première génération. Wordsworth finira par se déclarer ouvertement patriote lors de l'occupation française de l'Espagne. Ses positions de plus en plus conservatrices après 1815 feront de lui la cible des attaques des poètes de la seconde génération romantique: le poème de Shelley "Peter Bell the Third", analysé dans la deuxième partie du livre d'Éric Dayre, associe par dérision, en 1819, le titre d'un poème de Wordsworth qui venait de paraître et le "massacre de Peterloo" survenu en août de la même année lorsque la cavalerie avait dispersé dans le sang un meeting réformiste à Manchester.

L'évolution politique de Coleridge, dont il est beaucoup question dans le livre, est plus complexe. Influencé, à l'athéisme près, par l'Enquiry Concerning Political Justice (1793) de William Godwin, le communisme agraire de ses débuts s'est progressivement transformé en un "conservatisme révolutionnaire" qui s'exprime notamment dans The Friend, l'hebdomadaire qu'il crée en juin 1809 mais doit interrompre à la vingt-huitième livraison en mars de l'année suivante   , puis dans le Statesman's Manual (1816), avant de trouver une dernière expression en 1826 dans On the Constitution of the Church and State. Marqué par ses lectures de Kant et de Schelling, Coleridge, s'opposant au positivisme de son grand compatriote Jeremy Bentham, a cherché toute sa vie à fonder l'action politique sur des principes absolus, dont certains tirés de la Bible, que le sous-titre du Statesman's Manual présente comme "le meilleur guide de la compétence et de la prescience en politique". Sa fidélité à un idéal de justice sociale lui a valu l'estime et l'admiration (non toutefois dépourvue de critiques) de penseurs comme John Stuart Mill et n'a pas été sans influence sur des politiciens conservateurs libéraux comme Disraeli.

Coleridge est le grand héros du livre d'Éric Dayre, où Wordsworth se retrouve presque à la portion congrue. (Il est d'ailleurs exagéré de les représenter comme définitivement brouillés en 1818: si leur amitié a connu des hauts et des bas, en raison aussi bien de profondes différences de tempérament que de l'opiomanie de Coleridge, dont – pour une fois! – il n'est aucunement question ici, ils se sont réconciliés au point d'entreprendre ensemble un dernier voyage en Allemagne en 1828.) C'est que l'auteur s'intéresse principalement, et à juste titre, à ce qui fait de Coleridge une figure si importante et si originale de la pensée anglaise du dix-neuvième siècle. Le plus long chapitre analyse notamment la théorie de l'imagination qu'il proposait en 1817 dans son autobiographie littéraire, Biographia literaria. Il y distingue entre la fantaisie (fancy), processus ludique reposant principalement sur la mémoire, et l'imagination, processus créateur et principal vecteur de la poésie, comme l'illustrait d'ailleurs, dès 1797, son grand chef-d'œuvre en ce domaine, le prétendu "fragment" Kubla Khan. Éric Dayre n'élude pas la question des emprunts non crédités que la Biographia fait à Schelling (entre autres) et que Coleridge justifiait superbement en se revendiquant de la vérité comme "ventriloque divine", au-delà par conséquent de considérations aussi contigentes que ce que L'Encyclopédie appelait, à l'anglaise, droit de copie et que nous nommons aujourd'hui propriété intellectuelle.

 

La deuxième partie de l'ouvrage, consacrée partiellement, on l'a vu, à Shelley, commence par évoquer et commenter un épisode bien connu, la rencontre entre Keats et Coleridge le 11 avril 1819. De cette unique rencontre, le premier nous a laissé un compte rendu presque immédiat et le second un "propos de table" postérieur à la mort de Keats. Ce chapitre nous rappelle que la poésie de Keats et de Shelley a été l'objet, de la part de Byron notamment, d'accusations de vulgarité qui aujourd'hui paraissent incroyables. Keats, quant à lui, déclarait dans une lettre que Byron était une figure qui ne figurait rien.

Le premier romantisme anglais, est-il souligné au début de la troisième partie, a produit peu de romans. La plus grande romancière de l'époque, Jane Austen, plus jeune que Wordsworth de cinq ans et que Coleridge de deux, n'est pas un écrivain romantique – et on n'appliquera que prudemment le qualificatif à Wuthering Heights (1847) d'Emily Brontë, au titre d'avatar tardif du byronisme. En fait le roman le plus proche du romantisme anglais serait le Frankenstein or The Modern Prometheus (1818) de Mary Shelley, fille de Godwin et compagne de Shelley depuis 1814, mais il en est peu question dans le livre. Godwin a lui-même écrit deux romans historiques et un troisième, Things as They Are, or The Adventures of Caleb Williams (1794), mi-roman policier à la première personne, mi-roman à thèse, rédigé comme une illustration des théories de l'Enquiry on Political Justice paru l'année précédente. Un an avant les Ballades lyriques, il rédigeait un essai, resté inédit jusqu'à nos jours, intitulé "History and Romance", que commente Éric Dayre au début de son ouvrage, en précisant que romance ne signifie d'ailleurs pas roman au sens moderne, mais roman de chevalerie. La troisième partie s'attache à trois prosateurs romantiques contemporains de Wordsworth et Coleridge qui ont tous trois trouvé des manières différentes de contourner la forme romanesque: Charles Lamb (1775-1834), auteur des Essays of Elia (1823-1833); Thomas De Quincey (1785-1839), dont Musset a traduit les Confessions of an English Opium-Eater (1821-22), mais dont il est surtout ici question de l'essai sur Macbeth; et Walter Savage Landor (1775-1864), auteur des Imaginary Conversations (1824-1829) et qui reste largement à découvrir en France, en dépit de l'admiration de Larbaud et des travaux de Pierre Vitoux (lequel aurait mérité de figurer dans la bibliographie).

 

La quatrième partie du livre, la plus théorique, nous éloigne de la période romantique. Il y est en effet principalement question de deux contemporains qui se sont intéressés l'un à l'autre à Coleridge, Derrida et Paul de Man, en particulier par référence à Glas (1974) et à Mémoires: pour Paul de Man (1988) du premier. Le dernier chapitre, par son titre ("Stases sur le concept d'histoire") fait écho à l'essai bien connu de Walter Benjamin, autre auteur fréquemment invoqué, encore qu'il ne se soit personnellement guère intéressé aux romantiques anglais. Si Éric Dayre témoigne d'une remarquable connaissance de la période traitée, on aura compris que son livre, écrit dans une prose dense, où il faut bien dire que le complexe ne se laisse pas aisément démêler du compliqué, ne s'adresse pas à un large public, même cultivé. Toute la dernière partie notamment est à réserver à ceux que n'intimide pas la pénombre sémantique des chapelles déconstructionnistes (ou post-déconstructionnistes). À cette constatation, qui n'est pas en soi une critique, toute discipline admettant sa part de technicité, il faut ajouter celle que le manuscrit ne paraît pas avoir été confié à un préparateur de copie. N'y avait-il personne chez Hermann pour corriger la ponctuation, faire en sorte que les appels de note ne soient pas placés tantôt à la française, tantôt à l'anglaise, rectifier l'emploi souvent abusif ou anarchique des majuscules et des italiques, remettre en forme les références bibliographiques, aussi bien dans les notes en bas de page qu'en fin de volume, rétablir l'orthographe de la forme anglaise du nom de la ville d'Édimbourg, voire décourager l'utilisation d'intensifiants superflus, comme ce "très exactement" que le regretté Hubert Grenier décrivait comme le tic de l'ancien khâgneux? Quarante-neuf euros, c'est plus que n'en demandent les presses universitaires anglo-américaines pour un ouvrage scientifique de ce type. À ce prix là, on est en droit d'attendre un degré de netteté qui est loin d'être atteint ici. Et ne parlons pas d'une reliure en pleine toile!