La bonne, c’est que Marie-Paule Virard et Patrick Artus, en présentant la crise comme étant dernière étape d’un processus général de "déglobalisation" par lequel les Etats-Unis, mais surtout l’Europe, sont menacés de marginalisation économique et d’appauvrissement, convainquent de la nécessité de partager les revenus. La mauvaise, c’est qu’ils n’expliquent guère comment.

Après avoir déjà fait le constat de tous les dangers induits par une globalisation irraisonnée en juin 2008   , Marie- Paule Virard, journaliste, ancienne rédactrice en chef du magazine Enjeux-Les Échos (de 2003 à 2008), et Patrick Artus, directeur de la recherche de Natixis, professeur à l’École polytechnique et professeur associé à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, étudient dans ce petit ouvrage paru en mai 2010 les conséquences de la crise sur l’efficacité des politiques économiques.

La crise s’est inscrite dans un mouvement particulier qu’elle a contribué à accélérer : celui d’une "déglobalisation"   industrielle et financière qui se fait aux dépens des pays développés. Menacés par le piège d’une "stagdéflation" à la japonaise, les pays développés ont recours à divers instruments de politique économique pour relancer leurs économies. L’ampleur de la crise fut telle, et les situations originelles si déséquilibrées, que ces politiques sont désormais "usées". Elles ne peuvent être la seule réponse au défi que représente le réveil des BRIC   . La croissance rapide des pays émergents comparée à la croissance morose des pays développés, la montée des inégalités et de la précarité dans les pays développés, la persistance voire l’aggravation des déséquilibres nationaux (, déficits) et internationaux (balance des paiements, crise des monnaies) posent la question de la marginalisation des pays développés et de l’appauvrissement de leur population à moyen terme. Selon les auteurs, un seul remède doit être administré : le partage des revenus.


Un contexte : la double "déglobalisation" ou quand les BRIC s’éveillent, le monde développé tremble.

La déglobalisation, pour les auteurs, n’est pas  synonyme de protectionnisme. Le monde, ainsi que l’affirment l’Organisation Mondiale du Commerce   ou le Fonds Monétaire International   a su éviter le recours aux méthodes protectionnistes telles qu’elles ont pu être mises en place après la crise de 1929. Certaines tensions existent, mais elles ne sont pas à l’origine de la contraction du commerce mondial, bien plus liée à l’effondrement de la demande et à l’effet multiplicateur lié à la segmentation du processus productif mondial   .



La déglobalisation désigne ici le fait que les pays émergents ont de moins en moins besoin des pays développés pour croître. Selon les auteurs, la chute du commerce international le prouve en partie. La déglobalisation s’explique par la montée en gamme des émergents, en partie liée aux transferts technologiques induits par les investissements directs à l’étranger (200 milliards d’euros dont 90 milliards en 2009 pour la Chine seulement), et à l’effort colossal de formation des travailleurs : la Chine et l’Inde diplômeraient 800.000 ingénieurs par an.

2009 est pour les auteurs l’année où le décrochage, perceptible avant crise, devient évident. Le différentiel de croissance entre pays développés et émergents, déjà patent dans la décennie 2000, s’accroît en effet après la crise. La faiblesse de la demande intérieure au sein des pays de l’OCDE va persister, du fait du processus de désendettement relancé par la crise, et d’un effet richesse négatif. Les émergents vont donc devoir réduire leurs exportations vers les pays de l’OCDE (ce qui est en cours) et augmenter leur demande intérieure. Ceci est renforcé par l’horizon rapproché d’une rupture démographique prévue autour de 2020 en Chine et en Inde. Citant l’économiste Angus Maddison, les auteurs indiquent qu’à cette date, les émergents représenteront 65% du PIB mondial. L’on retrouvera à cette date l’organisation économique des puissances de 1820, dans une dynamique très différente : les émergents dotés d’une croissance potentielle de 5,5%, contre 1,75% pour les développés.

Selon les auteurs, la déglobalisation financière vient peu à peu s’ajouter à la déglobalisation de l’économie réelle. La crise, ayant accéléré le processus de délocalisation des développés vers les émergents, a aussi pour conséquence que l’épargne des pays riches migre vers les émergents. Les liquidités mondiales étant (sur)abondantes, la perspective de rendements supérieurs dans les pays émergents où la croissance, la démographie, les salaires sont dynamiques poussent les investisseurs européens et américains à y investir en masse. Pénalisée sur ce plan par un système de changes fixe et des marchés financiers encore verts, la Chine est contrainte d’accumuler les réserves de change et de contrôler l’entrée des capitaux étrangers pour protéger sa monnaie. La modernisation des marchés financiers, notamment asiatiques, permettra à l’épargne des émergents de rester sur place, de financer leur propre développement, de libéraliser la circulation du capital, et de faire effectivement fluctuer les monnaies. Le risque pour les pays développés réside dans une détérioration des termes de l’échange avec les émergents, et dans une remontée brutale des taux d’intérêt de long terme. Les déséquilibres des pays développés ne seraient, dès lors, plus tenables.

L’Europe est la première victime de ce mouvement de déglobalisation. La stimulation artificielle de la demande (par le crédit avant crise, par le déficit après crise) ne peut durer. La désindustrialisation, la hausse du prix des matières premières, son incapacité à créer des emplois dans les nouveaux secteurs, son absence de gouvernance économique en font la victime collatérale d’une guerre des changes et d’une guerre commerciale.



Un spectre (japonais) hante l’Europe.

Les auteurs reviennent longuement sur la "stagdéflation" japonaise à l’œuvre depuis deux décennies. Ils la présentent comme l’onde de choc de l’explosion de la bulle immobilière et financière au début des années 1990. Malgré des taux d’intérêt rarement au-dessus de 0, des plans de relance massifs ayant porté la dette nationale à 200% de sa richesse, le Japon n’a pas trouvé la voie de sortie d’une crise mêlant déflation et stagnation économique.

Les auteurs dressent un parallèle inquiétant entre la situation du Japon depuis 20 ans et celle des économies développées depuis la crise. L’on a ainsi pu constater la chute des prix d’actifs (bourse et immobilier), la volonté de désendettement et de restauration des marges des banques, ainsi qu’un effondrement de l’investissement et du crédit bancaire fin 2008. L’inflation a ainsi reculé autour de 1%. Dans le même temps, les salaires ont subi un puissant effet déflationniste du fait de la réduction des salaires à l’embauche, de la multiplication des temps partiels et de la variabilisation des salaires.


Une réponse insatisfaisante : l’impuissance de la puissance.

Les leçons de l’exemple japonais sont que les politiques budgétaires n’ont pas permis de sortir de la crise, et que les politiques monétaires accommodantes se retrouvent assez rapidement "coincées" : les investisseurs profitent en effet des taux centraux extrêmement faibles pour financer à bas coût leurs portefeuilles de dette publique (peu chère) et faire levier sur l’investissement en bons et obligations aux  rendements plus élevés. La "monétisation" des déficits publics est un "engrenage diabolique" car, augmentant la liquidité mondiale, elle permet la formation de nouvelles bulles sur les actifs spéculatifs : matières premières, métaux précieux, bourses des émergents, matières alimentaires. Le constat est d’autant plus lucide qu’il a été fait avant l’annonce de la nouvelle vague d’assouplissement quantitatif mené par la Réserve fédérale américaine depuis la fin de l’été 2010.


L’Europe, avec une croissance de long terme (après crise) au mieux de 1,25% à cause du désendettement du secteur privé, des médiocres gains de productivité, de l’accélération de la désindustrialisation et de la délocalisation, de la guerre des changes et du vieillissement, est la région développée où les outils de politique économique semblent les plus émoussés. Les auteurs citent le Prix Nobel d’économie Robert Fogel, qui a annoncé la "mort de l’Europe économique" (aux rencontres d’Aix en Provence en 2009). Si l’Union européenne pèse encore 21% du PIB mondial en 2009, elle ne pèserait plus que 5% en 2040, quand les Etats-Unis seraient à 14%, et la Chine à 40%.


Une solution : esquisse d’une réforme historique du partage des revenus.

Que faire ?

La crise a montré avec éclat, s’il le fallait, "la grande illusion de la théorie classique du commerce international"   . L’ouverture des marchés aurait dû permettre une spécialisation sur le bas de gamme des émergents, tandis que les pays riches se positionnaient sur le haut de gamme, le tout en améliorant le bien-être général. En réalité, seule une partie des emplois de milieu de gamme des pays développés s’est transformée en haut de gamme, mais la majorité s’est orientée vers le bas de gamme dans des secteurs de biens ou services non délocalisables. L’on a cru aussi que l’équilibre trouvé avec la magie de l’endettement et du crédit pouvait durer. La crise a mis fin à cette espérance, et la précarité est devenue chômage.

Pour se différencier des émergents (les auteurs remarquent malicieusement que "les Chinois sont les seuls à avoir adopté la stratégie de Lisbonne" !) il semble dès lors crucial de combler le déficit préoccupant de l’innovation dans les pays développés, et particulièrement en Europe. La croissance verte est une partie de la solution, mais elle demande un effort conséquent de formation, et ne peut être la stratégie unique pour atteindre le plein-emploi   .

Le financement à long terme de l’économie est, contrairement aux illusions récentes, "le nerf de la guerre", et ne peut être mis en place avec "un modèle de capitalisme exténué"   où les salaires restent la variable d’ajustement privilégiée. En effet, la gestion des entreprises se fait au profit des seuls actionnaires, la faiblesse des salaires est mal compensée par le crédit, le développement de l’emploi dans secteurs liés au crédit (construction, distribution) a payé un lourd tribut à la crise, et la forte croissance de la consommation (et donc du prix) de matières premières couplée au boom du prix des transports et de l’immobilier ont fait augmenter de manière sensible la part des dépenses contraintes dans le budget des ménages.

L’argumentaire des auteurs revient in fine à dire que ce n’est pas d’épargne, mais de dépenses, dont nous avons besoin pour sortir de la crise. Puisque l’évolution spontanée du partage des revenus est orientée vers la baisse des salaires et la hausse des revenus du capital,, "c’est bien aux pouvoirs publics que revient la tâche de favoriser un partage plus favorable au soutien de l’activité et de l’emploi"   . Ce partage permettrait, à court terme, de stimuler la demande et de limiter la hausse du taux de chômage. Les auteurs proposent une baisse des cotisations sociales sur les salaires compensée par une hausse de la pression fiscale sur les revenus du capital, "qui est sans danger car l’épargne est excessive". La mise en place est difficile d’une telle politique est difficile. Les auteurs proposent pêle-mêle une série de mesures allant de la taxation des plus-values spéculatives aux taxations des émissions de CO2, de la disparition des rentes oligopolistiques à la baisse de l’exigence de rentabilité de la part des investisseurs, de la nécessité d’entreprises exemplaires devant participer aux coûts sociaux associés au changement de modèle économique à des stratégies de discrimination positive envers les jeunes et les chômeurs. Un bref rappel à l’impératif de la solidarité européenne vient clôturer le livre.

Après un diagnostic aussi foisonnant et vif, la maigreur des propositions laisse un goût d’inachevé assez prononcé. Le champ d’investigation est si vaste que l’on ne sait exactement à qui s’adressent ces solutions intéressantes mais vagues : la France ? L’Europe ? Le monde occidental ? Si la démonstration, intéressante et vive, emporte l’adhésion elle offre tout juste les outils intellectuels nécessaires pour défendre une politique intelligente de partage des revenus. Les propositions pour mettre en place les conditions d’une nouvelle croissance et d’une nouvelle prospérité sont encore à inventer