Il y a une rigueur conceptuelle de la notion de perversion, qu'il faut apprendre à nommer pour mieux comprendre l'action de la 'part maudite' en nous.

*Cette année la rentrée des Essais nous présente le dernier ouvrage d'Elisabeth Roudinesco Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre aux éditions du Seuil. En 2007, Nonfiction.fr s'était penché sur son ouvrage La Part osbcure de nous-même: une histoire des pervers, nous vous proposons de redécouvrir cette critique.

Comment peut-on écrire une histoire de la perversion? Comment peut-on raconter les avatars d’une notion qui recouvre à la fois sévices et délices, et décrit autant les excès sadiques que des transgressions délicates, sans pour autant sombrer dans le moralisme ou le voyeurisme? Je peux ainsi évoquer un souvenir ancien, une lecture de khâgneux se délectant des passages croustillants (en latin, bien sûr) de la Psychopathia Sexualis de Krafft-Ebbing   . Notre rire sporadique cachait mal la gêne d’adolescents émoustillés par les listes apparemment ubuesques de perversions sexuelles. Ne serait-on pas tenté, en nos temps de plus grand relativisme culturel, d’imaginer une histoire des conceptions diverses de la perversion : la perversion y serait envisagée sous l’angle évolutif, en séries de projections idéologiques, chacune désignant la réprobation de pratiques jugées déviantes. Ainsi, pour saint Thomas d’Aquin, dans la hiérarchie des perversions, la masturbation était plus condamnée que la sodomie – c’était le péché d’Onan qui renonçait à la fertilité dite "naturelle", tandis que la sodomie impliquait seulement une erreur de visée quant à la personne ou à l’orifice. Ainsi chaque société, chaque culture établit sa nomenclature de ce qui n’est pas "naturel" et la perversion invoquée par les juges qui brûlèrent Jeanne d’Arc n’a pas grand chose à voir avec celle qui servit à condamner au bagne Oscar Wilde, pour reprendre deux exemples clefs de La Part obscure de nous-mêmes. Pourtant, une des thèses du livre de Roudinesco est que si l’on réduit la notion de perversion à des réflexes moralisants recadrés de manière culturaliste, elle perd toute rigueur conceptuelle. C’est ce que veut éviter ce livre dense et passionné qui entend réconcilier structure et histoire.

Le discours psychanalytique sur la perversion

Le point de départ sera donc le discours psychanalytique, un discours scientifique qui minimise le catalogue baroque et presque infini des perversions sexuelles et unifie la litanie des déviances par un principe de structure : depuis Freud et Lacan, nous parlons de perversion comme d’une structure de la personnalité, elle trouve sa place dans une nosologie spécifique à côté de la névrose et de la psychose. Qu’est-ce donc que la perversion envisagée sous l’angle de la structure? Je renverrai à l’excellente définition systématique du Dictionnaire de la psychanalyse de Roudinesco et Plon que je ne peux résumer ici   . La psychanalyse se démarque de la sexologie et parle de structure perverse d’abord en un sens génétique, car la perversion est une disposition qui se rattache à l’évolution des jeunes hommes et femmes, elle est donc "naturelle" en quelque sorte – Freud n’avait-il pas décrit les enfants comme des "pervers polymorphes" ? Le fétichisme suit un schéma qui donne accès à la compréhension de la perversion ; selon Freud, il s'agit d'une dénégation de la "castration," l'absence de pénis dans le corps maternel entrevue en un éclair puis aussitôt refusée, et ensuite remplacée par des objets substitutifs (cuir brillant, fourrure soyeuse, chaussures à talons, bas à résille, gants, etc)

Chez les Lacaniens, l’accent se déplace vers l’idée d’une confrontation manquée ou d’un évitement face à la Loi : le pervers (plus souvent au masculin qu’au féminin) illustre à sa manière propre, de manière créative ou stéréotypée, la nature transgressive de la pulsion sexuelle, et l’on ne peut nier que le libertinage, les tentations bisexuelles, narcissiques, fétichistes, voyeuristes et exhibitionnistes ne soient constituantes dans le déploiement de l’érotisme courant. La presse des magazines féminins en témoigne semaine après semaine. Lacan qui n’avait rien contre ces manifestations, au contraire, déplace l’angle de vue lorsqu’il s’attaque au cas princeps de Sade. Dans "Kant avec Sade", il met l’accent sur la normativité refusée et postulée malgré tout chez le divin marquis : ce n’est pas pour rien, observait-il, que Madame de Mistival, la mère d’Eugénie, la novice récemment débauchée qu’elle essaie d’arracher aux groupes de libertins, se voit coudre le sexe par sa propre fille. Eugénie la torture et bouche ainsi le conduit qui lui donna naissance, confirmant paradoxalement la vieille maxime de Noli tangere matrem (Interdiction de toucher à la mère). Lacan conclut que ceci signifie que "la mère reste interdite", ce qui vérifie le bien-fondé de son verdict sur la soumission de Sade à la loi   . Pour Lacan, la structure perverse confirme la loi en la tournant en dérision; c’est ainsi que le libertin sadien vise ultimement à devenir un dieu absolument méchant, et de ce fait s’offre en objet de jouissance absolue pour un Autre dans l’espoir toujours déçu d’émuler la jouissance qu’il prête à Dieu.

Illustrer et énoncer la perversion

On pourrait dire que La Part Obscure de nous-mêmes, livre rempli d’informations, d’analyses, de jugements, de portraits, donne un corps imaginaire et sensible à la belle synthèse théorique du Dictionnaire. Ce qui frappe tout d’abord dans La Part obscure de nous-mêmes, c’est sa manifeste qualité pédagogique, la clarté de sa langue débarrassée de tout jargon technique, la transparence stylistique des séries de "mini-dossiers" que l’on trouve, par exemple, sur Flaubert et le procès de Madame Bovary ou sur Victor Hugo et les grands pervers des Misérables. Voilà donc un livre qu’on pourrait enseigner en terminale, si les professeurs admettent qu’on puisse parler de sodomie, de masturbation, de fétichisme, de flagellation, de bestialité et de tortures d’enfants. Il faut pourtant le faire, ne serait-ce que parce qu’on trouve ces choses-là tous les jours dans les journaux – et surtout, il faut le dire, et de la bonne manière. Elisabeth Roudinesco est exemplaire dans la netteté de sa diction, suivant en cela l’exemple de Freud qui savait (comme il le rappelle à son ami le pasteur Pfister, toujours effrayé de mentionner des choses sexuelles) qu’il faut d’abord nommer les choses clairement. Il le soulignait aussi à propos de Dora : il faut appeler un chat un chat. Elle n’hésite pas, fait défiler sur un ton qui reste impassible les tableaux vivants de l’érotisme pervers, la folie homicide des bourreaux d’Auschwitz, les piquantes aberrations de la zoophilie ou les vertiges solitaires de l’érotisme masturbateur. Tout ceci, il faut le nommer et le décrire en un constat désabusé qui vise à décaper la glu imaginaire, à défaire la connivence complice qu’attend le pervers. Ici, il s’agira de fournir une critique au sens kantien et de demander quelles sont les conditions de possibilité de telles pratiques.

Les élèves de terminale dont je parlais commenceront sans doute au début ; commençant par rendre visite à deux types de perversions attestées historiquement : les mystiques chrétiennes et les homicides sadiques. On passe en revue certains excès des mystiques du Moyen-Âge, comme ceux de Catherine de Sienne, qui suçait le pus des seins d’une cancéreuse, ou Marguerite-Marie Alacoque, qui mangeait les matières fécales d’une dysentrique. Tout ceci était perçu, bien entendu, comme une fusion extatique avec le corps souffrant du Christ. Le second volet de ce diptyque concerne des excès d’un autre genre, ceux qui conduisirent Gilles de Rais au bûcher quand on découvrit que le grand connétable de France, qui intéressa tant Huysmans et Bataille, avoua avoir sodomisé et tué dans des supplices atroces plus de trois cents enfants. Elisabeth Roudinesco fait donc à la fois la chronique des perversions les plus marquantes de l’histoire française et une historiographie réflexive du discours légal et psychiatrique. Est-ce donc une véritable histoire ? Oui, mais agrémentée de petites histoires singulières. Comme dans la Phénoménologie de l’Esprit, nous traversons à des rythmes divers des galeries de portraits ; certains sont détaillés, comme ceux de Lydwine de Schiedam, de Gilles de Rais, de Sade, et de Rudolf Höss ; la plupart des autres sont de simples esquisses, ainsi certains cas de pervers bien choisis chez Krafft-Ebbing.

Il est probable que le professeur de terminale qui voudra enseigner ce livre dans sa classe commencera sa lecture au milieu, et partira, pour sa propre gouverne, de l’évocation de la carrière de Freud. Un paragraphe surtout le met en scène de manière juste et stratégique : "Freud ne fut jamais un grand lecteur de Sade, mais il partageait avec lui, sans le savoir, l’idée que l’existence humaine se caractérise moins par une aspiration au bien et à la vertu que par la quête d’une permanente jouissance du mal : pulsion de mort, désir de cruauté, amour de la haine, aspiration au malheur et à la souffrance. Penseur des Lumières sombres, et non pas des anti-Lumières ; il réhabilita l’idée selon laquelle la perversion est nécessaire à la civilisation en tant que part maudite des sociétés et part obscure de nous-mêmes. Mais au lieu d’ancrer le mal dans l’ordre naturel du monde et plutôt que faire de l’animalité de l’homme le signe d’une infériorité indépassable, il préféra soutenir que seul l’accès à la culture permet d’arracher l’humanité à sa propre pulsion d’anéantissement."   Freud a permis de constituer un savoir sur ce qui touche au plus profond de nous-mêmes, un savoir inconscient à la jonction de nos corps désirants et de ce qui les fait parler : soit l’histoire, souvent horrible, parfois insoutenable, de l’humanité (en nous) et de l’inhumanité (en nous).

Un programme de travail

Un lecteur plus pressé que notre pédagogue imaginaire, plus journaliste, plus "people", sera tenté de commencer la lecture du livre par la fin, puisque c’est là que Roudinesco intervient de manière forte et tranchée dans le débat contemporain sur la déviance et les "paraphilies" qui ont remplacé officiellement le terme de perversion dans le DSM [Diagnostic and Statistical Manual (of mental Disorders) ; "Manuel diagnostique et statistique (des troubles mentaux)", ndlr] américain. Ce débat est marqué par une récente tolérance, voire une certaine permissivité face à la perversion telle qu’elle peut s’exprimer dans les pratique masturbatoires véhiculées par l’Internet, dans la défense et la promotion du transsexualisme, et même face à la zoophilie. Dans ce débat houleux, Roudinesco choisit : elle ne s’allie pas avec Peter Singer, actuellement professeur à Princeton et nouveau penseur de l’éthique qui défend les animaux et prône à la fois le végétarianisme, la bestialité et la zoophilie, mais elle fait un portrait flatteur de Robert Stoller qui fut un pionnier en matière de gender theory et de queer theory. Rappelant que pour la psychanalyse, l’homosexualité n’est pas définie comme une perversion, Roudinesco entend garder toute sa vigueur au concept de perversion. Il en va, pour elle, de la viabilité du discours psychanalytique lui-même. L’enjeu est de taille, comme elle le rappelle de manière insistante : "Car si le mouvement psychanalytique a su, depuis cent ans, élaborer une clinique cohérente de la psychose et mettre en oeuvre de nouvelles approches de la névrose (…) il a négligé la question historique, politique, culturelle et anthropologique de la perversion, en s’interrogeant essentiellement sur sa structure. "   Roudinesco remarque astucieusement que lorsque l’on s’interdit de parler de "perversion", c’est tout à coup à une prolifération "d’effets pervers" en série que l’on assiste – comme si notre capitalisme avancé ne reconnaissait plus que la sanction des résultats (pervers) et négligeait le jeu des causes (la perversion) qu’il a pourtant mises en oeuvre lui-même.

Voilà donc un immense programme que ce livre fort et dérangeant commence à accomplir ; il justifie le fait qu’une psychanalyste devienne, comme Freud, une historienne des aberrations de notre culture : "malaise dans la civilisation" (Unbehagen in der Kultur) écrivait Freud, et désormais il faudrait dire : "crise dans la civilisation pour cause de déni de la perversion." La science et son cortège de fantasmes infantiles de toute puissance et d’exclusion des autres dangereux en porte aujourd’hui une grand part de responsabilité. Pour dresser le constat ce nouveau malaise qui s’ignore, il est nécessaire de produire plus qu’un discours technique ou clinique car il faut en arriver à une confrontation avec l’histoire de la "civilisation" surprise à rédiger ses pages les plus noires.

Il a toujours été difficile à la psychanalyse de reconstruire des histoires de longue durée, et pourtant Freud ne rêvait que de cela, terminant son oeuvre sur un "roman historique" avec son Moïse. Il s’était d’ailleurs essayé avec un certain succès à la psychobiographie critique, avec l’aide de Bullitt, à propos du président Américain Wilson. Selon la vision somme toute proactive de Roudinesco, la psychanalyse ne fonde pas seulement le dernier espoir du rationalisme, ce rationalisme des "Lumières sombres", elle s’ouvre aussi à une "histoire universelle de l’infamie" (pour citer Borges) qui correspondrait assez exactement au projet de Georges Bataille et de ses amis lorsqu’ils lancèrent la revue Documents. Ce que l’historiographie de la perversion nous donne à voir, c’est bien la "part maudite" de l’humanité en action à travers nos corps et notre histoire. Ce n’est pas pour rien que La Part Obscure de nous-mêmes s’ouvre sur un exergue de Bataille, après lequel il n’y a plus rien à ajouter: "Plus grande est la beauté, plus profonde est la souillure."