Un drame humain remis au jour par l’archéologie, entre Robinson Crusoé et le naufrage de la Méduse.

La traite négrière a engendré de très nombreuses tragédies collectives et individuelles. Celle dont il est question dans Esclaves oubliés de l'île Tromelin reste à ce jour absolument unique. Si les deux auteurs, Max Guérout, archéologue sous-marin au GRAN, et Thomas Romon, archéologue terrestre à l’INRAP, font référence à la célèbre histoire de Robinson Crusoé parue en 1719 et au non moins fameux naufrage de la Méduse en 1816, c’est parce qu’entre temps s’est déroulé le drame de l’Utile, qui condense les caractéristiques des deux autres.

Le 31 juillet 1761, sur le chemin entre Madagascar et l’île de France - l'actuelle île Maurice - la flûte Utile s’échoue en plein océan Indien sur le minuscule îlot corallien baptisé à l’époque île des Sables et connu aujourd’hui sous  le nom de Tromelin. L’équipage et les 160 esclaves malgaches découvrent vite avec effroi qu’ils sont prisonniers, encerclés par un océan féroce dont les lames noient régulièrement une île sans eau douce ni arbre, battue par les vents et balayée par les cyclones. Et pas un navire à l’horizon tant les parages de l’îlot sont redoutés, à juste titre !

Avec les débris du bateau jetés à la plage, les marins français entreprennent de construire une embarcation de fortune qui n’est pas assez vaste pour contenir tous les naufragés. L’équipage s’embarque pour Madagascar en promettant aux Malgaches de donner l’alerte pour que l’on vienne les secourir. Pour diverses raisons, cette promesse n’est pas tenue ce qui pousse certains naufragés à chercher à quitter cette prison de corail, en vain.

Finalement, ce n’est que 15 ans plus tard, le 29 novembre 1776, que sept femmes malgaches et un bébé de huit mois sont récupérés à Tromelin et conduits à l’île de France. À l’époque de l’abandon des esclaves comme à l’époque de leur secours, cette affaire a suscité de nombreuses publications. Rédigées avec beaucoup de précision par des marins rescapés, deux relations du naufrage ont même paru. Mais le mystère demeurait jusqu’à présent sur la vie des naufragés abandonnés pendant quinze ans sur un îlot désertique particulièrement inhospitalier.



C’est pour percer ce mystère qu’ont été organisées en 2006 puis en 2008 deux campagnes de fouilles archéologiques, à la fois sous-marines, dirigées par le GRAN, et terrestres, sous l’autorité de l’INRAP. Tromelin, l’île des esclaves oubliés relate donc les résultats de ces deux campagnes de fouilles sur un site très particulier à plus d’un titre, notamment parce qu’à la fois marin et terrestre, tout à fait circonscrit et parfaitement daté, humainement très émouvant et surtout assurément unique au monde.

Les auteurs mettent en avant la complémentarité absolument nécessaire entre l’histoire et l’archéologie pour la compréhension du site de Tromelin puisque, si le naufrage et le séjour des marins sur l’île sont relativement bien documentés par les textes, seule l’archéologie peut nous renseigner sur la vie des Malgaches après le départ des Français. Une grande place est accordée dans l’ouvrage aux citations des documents d’époque, intelligemment mises en rapport avec les découvertes archéologiques, ce qui rend la lecture d’autant plus intéressante et vivante. Le livre est abondamment illustré, même si l’iconographie, en partie à cause du format de l’ouvrage, semble parfois de petite taille. Les puristes pourront regretter l’absence de références précises pour certaines illustrations historiques et citations. Il n’en reste pas moins que c’est un livre à la fois sérieux et accessible aux non spécialistes, agréable à lire.

On découvre au fil des pages et des encadrés que le site de Tromelin nécessite la conjugaison de très nombreuses spécialités de l’archéologie : paléopathologie, archéozoologie, paléotempestologie… Le livre nous présente tous les vestiges et les traitements qu’ils ont subi pour livrer leurs secrets, des restes humains à la petite cuillère en passant par des bracelets ou les os des animaux consommés. Le quotidien des naufragés s’éclaire alors : on découvre leur habitat sommaire et très robuste, leur régime alimentaire invariablement composé d’oiseaux grillés et de tortues, mais aussi la catastrophe lorsqu’un cyclone survient et anéantit tout. On suit parfaitement le cheminement scientifique de l’archéologue qui le conduit à formuler ses hypothèses, autant sur la reconstitution des étapes du naufrage que sur l’organisation de la survie quotidienne pendant quinze ans.

Max Guérout et Thomas Romon vont plus loin que la simple présentation de leurs résultats. Ils reviennent sur le contexte historique maritime et économique de 1760, à la fois à Bayonne – port de lancement de l’Utile – et dans l’océan Indien. Ils résument toutes les étapes pour armer un navire, expliquent le système de traite dans les ports malgaches. Enfin, une place non négligeable est accordée à la présentation physique et environnementale de l’île Tromelin, qui abrite désormais une station météorologique française mais qui est toujours revendiquée par l’île Maurice. D’ailleurs, la troisième campagne de fouilles archéologiques, qui débute le 8 novembre 2010, fait l’objet d’accords de coopération franco-mauriciens. C’est dire si Tromelin est d’une actualité brûlante et n’a pas fini de nous dévoiler le drame des esclaves abandonnés