Un ouvrage synthétique et accessible à tous, qui apporte une réponse à la fois claire et nuancée à l'épineuse question des origines du christianisme.

La question des origines reste déterminante quand on veut cerner au plus près l’essence même d’un mouvement, fût-il artistique, littéraire, philosophique ou religieux. Dans le cas du christianisme, s’interroger sur ses origines revient à poser l’épineuse question du fondateur de cette religion. Marguerat (spécialiste de renommée internationale de Jésus et du christianisme primitif) et Junod (historien du christianisme ancien, spécialiste de la littérature apocryphe et du christianisme alexandrin), dans un livre intitulé Qui a fondé le christianisme ?, entendent ainsi revisiter cette thématique en privilégiant la parole des Anciens, c’est-à-dire celle d’auteurs antiques ayant vécu aux trois premiers siècles de notre ère. Si les thèmes de la recherche moderne mettent tantôt en avant la figure fondatrice de Jésus, tantôt celle de Paul, Marguerat et Junod, eux, se tournent résolument vers les temps antiques pour tenter de répondre aux questions suivantes : " Qu’ont dit les chrétiens des premiers siècles de la fondation de leur mouvement ? Quel regard ont-ils  porté, eux et leurs contemporains, sur la naissance de l’Eglise ? " Les auteurs relèvent le défi  en quatre chapitres brefs, précis et rédigés dans un langage accessible à tous.
Les deux premiers chapitres, relatifs aux possibles fondateurs du christianisme (Jésus de Nazareth ou Paul de Tarse) et à la première histoire du christianisme incarnée par l’Evangile de Luc, ont été rédigés par Daniel Marguerat, bibliste et historien. Les deux suivants, signés par l’historien des religions Eric Junod, sont consacrés à l’opinion des premiers païens et à l’oeuvre d’Eusèbe de Césarée.


Les rôles de Jésus et Paul dans la fondation du christianisme


 Le premier chapitre s’intéresse aux plus anciens documents chrétiens qui nous soient parvenus : les lettres de Paul et les évangiles.  A la lumière de ces textes, il s’agit de se demander si  " l’avorton de Dieu " s’inscrit dans une continuité ou dans une rupture face à ce qu’a  entrepris Jésus. Si ce dernier " ne fut pas un prototype de chrétiens, mais un juif, immergé à cent pour cent dans la tradition de son peuple ", l’auteur montre comment Jésus fut avant tout un juif d’exception en radicalisant l’exigence d’amour, notamment à l’égard de ses ennemis.  
L’homme de Nazareth apparaît ainsi comme celui qui donne une impulsion nouvelle et singulière au judaïsme, celui qui ouvre un nouveau chemin que Paul, quelques années plus tard, explorera avec passion. En effet, qui mieux que l’apôtre, incarnant personnellement ces deux cultures que sont le judaïsme et l’hellénisme, pouvait vivifier la pensée de Jésus ? Que l’on considère avec Marguerat que " le christianisme est né au confluent du judaïsme et de l’hellénisme [et que c’est là] qu’il a quitté l’orbite juive […] pour devenir un mouvement religieux autonome " et Paul tend alors à apparaître comme le véritable fondateur de ce mouvement religieux dans la mesure où c’est lui qui aurait fondé l’universalisme chrétien. Une analyse plus fine du contexte permet toutefois de relativiser cette interprétation car l’universalisme missionnaire de Paul, si souvent mis en avant, résulte directement d’une réinterprétation de la notion de pureté (chère au judaïsme) chez Jésus.  Celui-ci considère en effet que la pureté n’est pas tant liée à l’observance des règles qu’à l’attitude par rapport à autrui (" Il n’y a rien d’extérieur à l’homme qui puisse le rendre impur  en pénétrant en lui, mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur " (Mc 7, 15). Cette abolition de la frontière entre purs et impurs ouvre à tous l’accès à Dieu. Et c’est précisément cette idée fondatrice que Paul reprendra pour l’étendre au monde entier.  En définitive, " ce que Jésus a réalisé à l’interne d’Israël, Paul  lui donnera une envergure universelle. " Et l’auteur de conclure ce chapitre par cette phrase éclairante : " En Jésus et Paul, le christianisme trouve son fondement et son interprète privilégié. "


La naissance d’une conscience historique : Les Actes des Apôtres


Le second chapitre s’intéresse aux Actes des Apôtres, première histoire du christianisme. La datation de l’oeuvre  (80-90) se révèle très intéressante puisqu’elle correspond au moment où le christianisme se sépare du judaïsme. Autrement dit, les Actes témoignent de la nécessité pour un groupe, à un moment donné, de fixer sa mémoire du passé pour répondre à un besoin identitaire. Or, Luc reprend l’argumentation des apôtres et de Paul en soulignant à la fois l’enracinement de l’identité chrétienne en Israël et l’événement fondateur de la résurrection, source de parole et d’espérance. A leur manière donc, les Actes fondent le christianisme dans la mesure où ils affirment nettement l’identité d’un groupe distinct du judaïsme et pour la première fois explicitement nommé : " C’est pour la première fois à Antioche que les disciples ont été nommés chrétiens " (Ac  11, 26). Luc dresse ainsi, de Jésus à Paul, " une généalogie du christianisme " qui constituera l’un des piliers de la nouvelle religion.


La naissance du christianisme  vu par les auteurs païens


Si  le témoignage écrit de Luc demeure essentiel pour appréhender les origines du christianisme, il reste néanmoins sélectif et partiel. Confronter ce témoignage et d’autres à ceux des premiers païens se révèle dès lors déterminant. Junod évoque ainsi dans le troisième chapitre les témoignages de six personnalités, toutes du 2e siècle, qui signalent l’existence du Christ ou des chrétiens. A Suétone, Tacite et Pline le Jeune qui voient dans le christianisme une superstition, c’est-à-dire un mouvement qui pratique un culte particulier (sans rapport avec le judaïsme) et qui représente une menace pour l’ordre public, répondent les attitudes plus nuancées de Marc Aurèle et de Lucien de Samosate intrigués par le comportement des chrétiens devant la mort. Quant à Celse, dans un pamphlet des années 170-180 intitulé Discours vrai, il dénonce le caractère usurpateur de Jésus, ni Christ, ni Dieu, mais véritable dissident ayant rompu avec l’antique sagesse égyptienne.


L’Histoire ecclésiastique de Césarée ou l’ancrage du christianisme dans l’histoire


Enfin, le dernier chapitre s’intéresse à un théologien des 3-4e siècles et à son Histoire ecclésiastique qui prend le contre-pied des idées exprimées par Celse. Cette oeuvre, comportant dix livres et couvrant la période qui va de Jésus-Christ à la victoire de Constantin sur Lucinius en 324, entend raconter l’histoire de la jeune Eglise chrétienne. Moment décisif  qui voit les chrétiens s’approprier l’histoire et la relire ou la réinterpréter (comme Eusèbe) précisément à la lumière de l’action de Dieu. Se met ainsi en place une théologie du Christ, présent avant Jésus (c’est l’interprétation des théophanies de l’Ancien Testament que donne Eusèbe) qui confère au christianisme une véritable épaisseur historique, le Christ devenant aux yeux de l’auteur l’unique fondateur du christianisme.


Qui a fondé le christianisme : la nécessité d’une réponse nuancée et plurielle


Le livre de Marguerat et Junod : Qui a fondé le christianisme ? se propose d’aborder une question très complexe qui hante la recherche exégétique depuis des décennies, voire des siècles. Loin des partis pris et des thèses plus ou moins arbitraires qui voient dans le fondateur du christianisme tantôt Jésus parce qu’il est à l’origine du groupe des Douze, tantôt Paul parce qu’il aurait permis au christianisme de rompre avec le judaïsme en l’hellénisant, cet ouvrage, très clair et synthétique   , parvient à rendre compte de manière très nuancée de la complexité de la question posée dans le titre et des réponses à apporter. En effet, désirer à tout prix apporter une réponse tranchée à cette question serait nier à la fois la complexité du contexte religieux palestinien du 1er siècle et l’extrême richesse théologique d’un mouvement polyphonique qui sut tirer de la pluralité de ses voix l’essence même de son identité. C’est  précisément cette pluralité des voix de l’Antiquité que le présent ouvrage explore avec bonheur. Un tel retour aux sources n’est pas toutefois sans risque pour les auteurs : ils doivent se confronter à des témoignages tantôt sélectifs et partiels (ceux de Luc et d’Eusèbe de Césarée), tantôt lacunaires (le traité de Celse reconstitué à partir de celui d’Origène). Quoi qu’il en soit, c’est bien au cœur de ce foisonnement d’interprétations du message christique que s’élabore le christianisme lui-même, dans un constant souci de définir son identité par rapport aux attaques du paganisme. Ce n’est donc que progressivement, au cours des trois premiers siècles, que le christianisme va se forger une véritable identité pour se démarquer définitivement de la matrice du judaïsme.


Du fondateur aux fondateurs


Les auteurs, dans leur épilogue, proposent d’élargir la question du fondateur du christianisme à celle des fondateurs : il s’agirait de " tous ces hommes et ces femmes qui, au cours d’au moins trois générations, ont forgé le christianisme ".  Peut-être conviendrait-il même, selon eux, de parler plutôt de " bâtisseurs " pour emprunter les termes de Paul dans la Première épître aux Corinthiens (1Co 3, 10-13). Cette réponse plurielle a le mérite de clarifier la situation : ni Jésus, qui appartenait pleinement au judaïsme palestinien, ni Paul, dont la doctrine de Dieu vient tout droit de l’Ancien Testament et du judaïsme   , ne peuvent être considérés comme les fondateurs du christianisme. Jésus prêche le Royaume de Dieu aux Juifs et à eux seuls et quand il parle de " son Eglise " (Mt 16, 18), c’est au futur. Il apparaît ainsi davantage comme un réformateur du judaïsme que comme le fondateur d’une religion  indépendante. Quant à Paul, il se fait l’interprète, le réceptacle de la pensée de Jésus mais sans jamais se départir de la culture du judaïsme palestinien. De ce point de vue, on peut considérer que la religion de Jésus fut sans conteste le judaïsme et que celle de Paul évolua pour épouser l’itinéraire qui vit la branche chrétienne du judaïsme se constituer progressivement en une religion nouvelle bientôt appelée christianisme.
 

En définitive, l’un des atouts majeurs de cet excellent livre n’est-il pas d’inviter le lecteur à dépasser l’apparente étroitesse de la question posée dans le titre pour se confronter au mystère (au sens intellectuel du terme et non théologique) d’une religion qui sut, contre toute attente, s’extraire du judaïsme pour s’affirmer pleinement ?