La théorie des mondes possibles remise au goût du jour, réorientée vers l'histoire et vers la réception.

Dans les mutations et les hybridations actuelles que connaissent les études littéraires (rapprochement avec les cultural studies ou les media studies, tournant postcolonial), la théorie littéraire pure et dure peine parfois à se faire entendre. Pourtant, nombre des chantiers ouverts dans les décennies précédentes ne sont pas clos pour autant : c’est ce que montre l’ouvrage collectif dirigé par Françoise Lavocat, La Théorie littéraire des mondes possibles, qui constitue à la fois un état de la question et l’exploration de nouvelles pistes.


Que ce soit cette question de la définition et des spécificités de la fiction qui ressurgisse n’a au fond rien pour surprendre : d’une part, le questionnement ne s’est jamais vraiment interrompu (les travaux, entre autres, de Jean-Marie Schaeffer, en témoignent, Pourquoi la fiction ?, notamment) et d’autre part, l’importance de la notion dans la culture contemporaine (explosion de la fantasy, de l’histoire alternative, des jeux vidéo, de la réalité virtuelle ou augmentée, la multiplication des “œuvres métaleptiques” dans lesquelles des personnages littéraires sont repris dans d’autres œuvres) invite à constamment remettre à jour cette réflexion. En ce sens, la littérature, de par sa longue pratique de la fiction, constitue un point de départ pertinent de ces évolutions historiques, tandis qu’inversement, la prolifération contemporaine des univers fictifs lui tend un miroir dans lequel elle peut recommencer à s’observer et à se théoriser.


La théorie littéraire des mondes possibles a connu son heure de gloire sous des formes diverses à la fin des années 1980 et dans les années 1990, sous l’impulsion, entre autres, d’Umberto Eco (Lector in fabula, 1985), de Thomas Pavel (Univers de la fiction, 1986), de Lubomir Dolezel (Heterocosmica, 1998). C’est d’ailleurs un des premiers soins du livre de nous rappeler cette histoire, en convoquant certains acteurs cruciaux – Marie-Laure Ryan, Ruth Ronen dans un article ardu sur la nomination, Thomas Pavel lui-même) pour faire le point sur les enjeux, les dérives et les perspectives de cette théorie.


La source de cette théorie n’est pas littéraire mais philosophique, puisqu’elle puise son inspiration – que d’aucuns trouveront aride – dans la logique modale héritée de Leibniz et de sa pensée des compossibilités illustrée par le fameux palais des destinées. Dans la théorie modale de Kripke, il s’agit avant tout de penser les relations de compossibilité (d’“accessibilité”) entre divers mondes possibles et d’estimer selon ces relations les valeurs de vérité propres à chacun. Ce sont les logiciens qui ont eux-mêmes commencé à poser la question du statut de la fictionnalité et des êtres de fiction selon ce modèle : Sherlock Holmes n’existe pas, mais le monde dans lequel il existe est possible, et logiquement compatible avec le nôtre, une chimère n’existe pas non plus, elle n’est pas logiquement compossible avec notre monde, mais elle est possible dans son propre univers de référence, qui a ses propres règles logiques, et qui, de ce fait, est à son tour accessible à d’autres qui les partagent en tout ou partie.


Volontiers interdisciplinaire (Dolezel, dans son article, explique l’intérêt de l’histoire alternative “contrefactuelle” comme méthode d’investigation pour les historiens eux-mêmes, et Marie-Laure Ryan dans cet ouvrage confronte la théorie aux conceptions cosmologiques classiques et contemporaines et à leurs paradoxes), une telle proposition ne pouvait laisser les littéraires indifférents, même si c’était, compte tenu de la nature spécifique de leur objet, plus selon un “transfert conceptuel”   volontiers métaphorique que selon stricte application de la théorie.


Pour la théorie littéraire, cette approche pouvait se montrer intéressante à plusieurs niveaux : narrativement, d’abord, comme une nouvelle approche du récit centrée sur la logique des possibles narratifs propres à chaque texte, qu’il s’agisse de variantes hypothétiques internes au récit (souhaits des personnages), de l’horizon d’attente du lecteur ou des diverses variantes génétiques du texte. Dans son article, Marc Escola met l’accent sur la fécondité d’une démarche interprétative prenant en compte non seulement ce que le texte est mais aussi ce qu’il aurait pu être, ces possibles non réalisés donnant un autre éclairage au texte final. De fait, un texte se définit aussi par la manière dont ses possibilités non actualisées sont susceptibles d’être exploitées, ne serait-ce que par des suites, des parodies, ou des variantes, tout ce qui constitue la “transfiction”.
D’autre part, théoriquement, la théorie permettait de sortir du dilemme entre réalité et fiction (et penser, par exemple, la cohabitation de personnages historiques et de personnages fictifs, ou plus simplement encore, que dans un univers de fiction aussi il y a des propositions vraies et des propositions fausses), et d’espérer dépasser l’opposition entre une conception mimétique du texte et la pensée d’une littérature qui ne se référerait qu’à elle-même et à son propre intertexte. Chaque univers de fiction devient son propre univers de référence (c’est ce que Marie-Laure Ryan appelle le “recentrement”), mais, en même temps, selon le principe de l’“écart minimal”, le lecteur appuie cette référence sur ce qu’il connaît du monde réel, de ses lois, de ses normes ; cet écart varie selon les textes, permettant de penser, au-delà d’une simple théorie des genres, des degrés de fictionnalité, mesurables par leur écart avec le monde actuel. Cet écart minimal permet aussi au lecteur de compenser en partie tout ce que la fiction dans son incomplétude ne dit pas du monde qu’elle décrit. En partie seulement, car les mondes de fiction sont aussi, comme le rappelle Dolezel, des mondes en partie indécidables (la question de savoir si Mme Bovary a ou non un grain de beauté sur l’épaule fait partie de ces problèmes qui, quoique impossibles à trancher fascinent visiblement les commentateurs).


Enfin, la théorie permet aussi d’aborder des questions plus vertigineuses sur la réalité ou non des êtres de fiction, sur leur teneur de vérité, et sur leur impact dans la réalité. On sait bien, par exemple, la capacité qu’on certains êtres de fiction à modifier en retour la réalité, dans des proportions variables (de la Lolita au bloomsday, en passant par les suicides à la Werther). Mais plus généralement, la question peut se formuler, d’une manière moins ontologique et plus pragmatique, comme celles des effets que la fiction a sur son lecteur et la façon dont celui-ci l’applique en retour au réel ; sur ce que la fiction lui apprend de ce qui dans la “vraie vie” est vrai ou faux.


L’ouvrage est partagé en trois parties : une plus théorique qui constitue un état de la question approfondi de quelques propositions, une seconde plus historique sur diverses formes de conception des mondes possibles, puis une troisième, prise en charge principalement par les membres du précieux site Internet www.fabula.org sur les évolutions possibles de cette théorie. Ces parties, comme il se doit, ne sont pas étanches, et il est possible de voir courir en filigrane deux fils rouges, parfois entrecroisés : l’une est l’attention constante à présenter la fictionnalité “comme une propriété historique variable”, et l’autre un penchant à faire évoluer la théorie vers une approche plutôt pragmatique.


Sur la première tendance, on peut discerner deux mouvements : dans l’un, il s’agit d’enrichir et d’affiner le modèle théorique des mondes possibles en le confrontant aux spécificités complexes d’œuvres du passé : c’est ce que fait Françoise Lavocat en étudiant, à partir de L’Astrée, la “polyréférence” d’un texte qui se doit d’être lu à la fois selon des référents historiques réels et des référents littéraires (qui deviennent, à leur tour, rétrospectivement, des “mondes possibles” du texte qu’ils engendrent). Elle en déduit une typologie des récits de fiction, selon la multiplicité et le partage des référentialités : du texte autonome, dont la cohérence ne passe pas des références extérieures aux “fictions alternatives” qui sont par nature des versions d’un autre monde, fictif ou réel. À son tour, cette typologie est réinvestie, dans ses variations, comme un mode d’exploration des formes historiques de la narration. L’article de Christine Noaille-Clauzade sur “les mondes de la fiction au XVIIIe siècle”, participe de cette démarche, en reformulant selon les principes formels de la théorie, la spécificité logique et la nouveauté de la fiction galante, précisément fondée non pas simplement sur l’hybridation de la référence historique et de personnages fictifs, mais sur les rapports de vérification qui les unissent.
L’autre versant de cette démarche historiciste consiste à reformuler la théorie des mondes possibles (ou du moins d’autres possibles de cette théorie) dans les termes propres à des contextes historiques particuliers. Marie-Luce Demonet se penche particulièrement sur la manière dont la renaissance, notamment par l’intermédiaire, des penseurs jésuites, négocie l’héritage scholastique sur la question des êtres de raison et des créatures fantastiques. Elle retrace la manière dont les représentations imaginaires, telles les chimères, couramment employées dans les théories de l’imagination, et la pluralité des mondes de l’épicurisme finissent par former, comme dans le cas de Rabelais, des univers alternatifs utilisés à titre de comparaison avec le réel. Anne Duprat se livre à une opération semblable en rapprochant les espaces imaginaires employés par Descartes pour décrire le réel dans son traité Du Monde ou De la lumière du réinvestissement par Cervantès de sa propre histoire dans la fiction qu’il invente : ici, c’est plutôt le paradoxe de la fictionnalité qui est mise en avant, comme véhicule d’un discours sur le monde actuel.


Un troisième article, celui Sophie Rabau, part d’une base historique, celle des récits mythologiques, mais avec une intention toute différente : elle vise à montrer comment la philologie, dans le mélange qu’elle opère entre différentes variantes du mythe, et la cohérence qu’elle leur confère, crée elle-même un monde fictif fait de compossibilité entre ses variantes, voire avec d’autres textes postérieurs. Cette constatation introduit à une partie théorique dans laquelle est réaffirmée une phénoménologie de la lecture dans laquelle “lire, c’est aussi faire l’expérience d’une abolition de la différence entre les mondes à distance”   , mais aussi dans laquelle l’ici et le maintenant du lecteur dans lequel s’opère cette fusion jouent un rôle essentiel.
Nous voilà arrivés à l’autre versant du livre, celui de l’usage de la fiction par le lecteur. Marielle Macé dans le “total fabuleux” se penche sur le plaisir d’une lecture comme “transgression ontologique” faite justement franchissement du passage des frontières (dont on observe aussi une description dans l’article de Richard Saint-Gelais sur la métalepse qui et les effets de “sidération” que crée ce court-circuitage constant entre les niveaux de référence). Sautant hors du domaine strictement logique, l’article met l’accent sur les contenus psychologiques et affectifs de cette expérience conçue “comme véritable aventure intérieure”. Cette aventure se décline aussi suivant des modes cognitifs ou éthiques. Les articles finaux y insistent, chacun à leur manière : avec une approche résolument formelle, qui met l’accent sur la notion d’“univers de croyance”, Philippe Monneret finit par conclure lui aussi à l’importance de la “saillance émotionnelle” et à sa généralisation éthique dans l’expérience de lecture, allant même jusqu’à parler de la “fonction sociale de l’œuvre d’art”. Alexandre Gefen poursuit cette “réhabilitation de l’utilité de la littérature proposée par la philosophie morale réaliste anglo-saxonne” en considérant les textes littéraires comme des “programmes de vérité”, participant “à nous mouvements émotionnels ou à nos processus décisionnels”. C’est plus encore sur l’aspect moral que T. Pavel insiste, comme le faisait J. Bouveresse récemment, en notant que les œuvres littéraires nous font participer à un “réseau de bien et de normes”.


Il est louable, me semble-t-il, que de temps à autre la théorie littéraire se légitime et se revienne à se situer sur la question fondamentale de savoir pourquoi les lecteurs lisent. En cela une théorie (à supposer que ce soit encore la même) qui propose à la fois des modèles conceptuels complexes du récit et des aperçus existentiels sur ces pratiques pour le moins curieuses est certainement très précieuse.


Sur le premier point, elle est évidemment, comme toute théorie littéraire, quelque peu paradoxale. D’une part, elle s’applique à penser logiquement, parfois formellement, des objets qui peuvent certes suivre des principes logiques, mais qui peuvent tout aussi bien les ignorer sans remettre leur statut fondamentalement en cause. En ce sens, un “monde impossible” fait encore partie des mondes possibles de la fiction. D’autre part, elle décrit des phénomènes qui sont pour le lecteur de fiction des principes rigoureusement non problématiques, tels que l’inclusion d’êtres de fiction, humains ou surnaturels, dans le monde réel et historique, ou l’invention de mondes imaginaires. C’est ce qui explique peut-être la tendance de la théorie à s’intéresser de préférence à des textes littéraires réflexifs ou métaleptiques qui problématisent leur propre rapport à la fictionnalité comme complexe et paradoxal : Le Don Quichotte de Cervantès en étant l’emblème absolu.
Sur le second point, celui de l’interaction avec le lecteur et les implications affectives, cognitives et éthiques du “recentrement”, il n’y a guère de doute qu’il s’agit là d’une réalité dont peut témoigner tout lecteur un peu assidu de fiction. Il n’en reste pas moins, peut-être, que la question de l’“utilité” de la littérature doit être maniée avec précaution, surtout dans sa dimension éthique. D’une part parce qu’une partie de la littérature elle-même s’élève explicitement contre cette idée, soit qu’elle proclame son indifférence, soit qu’elle souhaite délibérément mettre en doute et détruire jusqu’à la possibilité même de former de tels jugements (et l’on pense à tel livre qui se nomme justement L’Impossible). D’autre part, ce serait en partie courir le risque, pour certains lecteurs malavisés, de confondre à la hâte, comme cela s’est déjà vu, jugement esthétique et jugement moral, avec toutes les conséquences comiques ou malencontreuses que cela suppose.


Le livre est en tout cas incontournable pour qui s’intéresse à ces questions, notamment de par sa pertinence avec le contexte actuel de l’évolution de la fiction, littéraire ou autre. Si sa lecture est exigeante, son approche historique donne à la théorie, j’allais dire un visage humain. Il nous rappelle enfin qu’il y a au moins un monde humain impossible : un monde qui serait sans fiction, car c’est encore à la fiction qu’il devrait son existence