Un essai tout en nuances sur les enjeux de la commercialisation des organes, qui s’appuie sur une réflexion sociologique pour exposer la menace d’un "esclavage à temps partiel".  

Alors que le récent projet de loi relatif à la bioéthique ouvre la possibilité de dons croisés d’organes entre donneurs vivants, le livre de Philippe Steiner apporte une brillante mise en perspective sociologique des débats sur la transplantation d’organes.

Construit selon un ordre chronologique, l’ouvrage offre tout d’abord un retour détaillé sur les origines de cette thérapeutique dans les années 1960 et sur ses liens avec la redéfinition de la mort légale en référence à la mort cérébrale.

Dès l’examen de cette relation fondatrice, l’analyse très rigoureuse de Philippe Steiner fournit de multiples points de repère pour mieux appréhender le statut particulier de ce nouveau type d’échange, rendu possible par les avancées scientifiques.

Sur un tel sujet, en effet, le choix des termes ne peut être laissé au hasard. Plusieurs couples de concepts sont ainsi précisés à chaque étape du raisonnement : logique économique et logique marchande, tarif et prix, incitation et exhortation… Les contradictions entre principes font aussi l’objet de développements documentés, à l’instar du conflit entre la liberté individuelle et l’aphorisme médical primum non nocere. Il apparaît en effet que le transfert d’organes d’une personne à une autre bouleverse jusqu’à des systèmes théoriques entiers, comme, en matière juridique, la bipartition entre choses et personnes, héritée du droit romain et fondatrice pour le code civil, que le statut des organes, catégorie intermédiaire nouvelle, vient profondément bouleverser.

De nombreuses références sociologiques sont convoquées pour éclairer ces nouveaux phénomènes. Les théories de Durkheim et de Mauss permettent en particulier de mieux interpréter dans toutes ses dimensions un "don" d’organes qui n’en est pas réellement un - qu’il s’agisse de transplantation entre vifs ou post mortem -, tant liberté et contrainte y apparaissent mêlées.
La démonstration éclaire ainsi les déterminants anthropologiques profonds auxquels touche la transplantation d’organes, conçue comme un commerce social asymétrique qui fait la jonction entre deux communautés émotionnelles, entre un "consentement pour sauver une vie indéterminée" et la perspective d’une vie prolongée "grâce à la mort d’une personne inconnue"   . Plusieurs schémas et graphiques viennent illustrer les relations qui se nouent alors au sein du triangle reliant l’individu, la famille et la société.

Mais l’un des principaux intérêts de l’ouvrage est de décrire le changement de nature de ces échanges avec le passage des initiatives pionnières des "transplanteurs-entrepreneurs" à la diffusion des résultats de la recherche dans les années 1970, qui va de pair avec la nécessaire introduction d’une coordination économique, car c’est dans la continuité de cette évolution qu’interviennent les questionnements actuels sur l’introduction d’une logique proprement marchande destinée à assurer aux patients le bénéfice de la transplantation.


De multiples analogies sont développées pour caractériser le don d’organes, comparé à d’autres transferts de ressources pour cause de décès comme l’héritage ou l’assurance-décès. L’auteur en tire notamment une définition du rôle spécifique accordé à la famille dans le cas de la transplantation.
De même, le problème de la gestion de la liste d’attente des patients en attente de greffe et de l’allocation des greffons est traité à travers une comparaison avec les technologies d’appariement à la Bourse de Paris   , faisant appel à des concepts tirés de la science économique à l’instar de l’équilibre général de Léon Walras ou à des théories sur l’équité comme celle de la justice locale de Jon Elster, afin de mieux qualifier un espace d’échange qui n’est pas à proprement parler un marché.

Ces différentes précisions terminologiques ne s’apparentent jamais à une préciosité lexicale inutile : l’auteur ne les emploie que pour mieux mettre en avant les implications pratiques et éthiques considérables qu’emportent de telles distinctions théoriques. Elles permettent aussi de dépasser les amalgames et les rumeurs, en allant au-delà de la dénonciation vague d’un "trafic d’organes" ou d’un "tourisme de la transplantation". Elles contribuent à traduire la complexité de ce qu’une société considère, à un moment donné, comme une motivation légitime pour le don d’organes ou de ce qui la choque dans l’idée d’un commerce marchand. Elles permettent aussi de mettre en évidence le rôle ambigu des Etats, illustré par de nombreuses références internationales, même si on pourra regretter que certains pays (en particulier les Etats-Unis, l’Espagne, la France, l’Iran et l’Inde) concentrent l’essentiel des comparaisons.

Des limites à ne pas franchir

Dans son dernier tiers, l’étude adopte un ton plus engagé ; l’argumentation économique en faveur de la constitution de "biomarchés" y est méticuleusement démontée. Les conséquences culturelles ultimes d’une valorisation du capital biologique sont exposées sans fard   . La cession unique et irrémédiable d’une ressource, motivée par la détresse matérielle de son propriétaire, apparaît injustifiable, y compris au regard d’un concept comme celui de marchandise fictive défini dans l’œuvre de Karl Polanyi.

Le livre prend finalement la forme d’un contrepoint sociologique aux discours économiques sur la transplantation d’organes, en jouant sur un dernier couple de termes : la liberté libérale, conçue comme liberté contractuelle, et la liberté républicaine, caractérisée par l’absence d’interférence arbitraire.
Le recours à cette distinction classique permet de cerner avec justesse et précision l’enjeu d’un recours croissant à la logique marchande, en soulignant que c’est en amont du dispositif marchand que le problème se pose : "le marché n’est pas en lui-même le lieu de formation d’une relation de domination, mais il peut en être le puissant vecteur de diffusion en entérinant, au moyen d’échanges librement consentis, des situations d’inégalité dont la conséquence est la domination subie pour ceux qui ne sont pas en mesure d’accéder à d’autres options en raison de leurs conditions sociales et économiques."  

Pour éviter le développement d’une "traite d’organes", d’un "esclavage à temps partiel"   , l’auteur conclut son argumentation en esquissant les grandes lignes d’une forme de coordination qui permettrait les appariements entre donneurs et receveurs sans passer par un dispositif exclusivement marchand.
Ce faisant, il apporte une contribution profondément claire et humaine à un débat complexe dont les termes paraissent parfois obscurcir la définition même de l’humanité