Psychothérapeutes familiaux, Eric Trappeniers et Alain Boyer (philosophe) s'appuient sur l'analyse systémique pour rendre compte hic et nunc de leur pratique de formateurs auprès de participants venus relater, à fin d'élucidation, les problèmes rencontrés auprès des familles dont ils ont la charge, en institution : une expérience déroutante et instructive, malgré les interrogations qu'elle soulève.

Voici un ouvrage foisonnant, dense et passionnant. Ces épithètes énumérées, comment en extraire la substance ? Eric Trappeniers, psychothérapeute familial (en Europe et en Amérique du Nord), et Alain Boyer, philosophe, relatent ici l’expérience collective vécue par des travailleurs sociaux, des psychologues, des infirmiers psychiatriques, des directeurs d’institutions etc. dans le cadre d’une formation qu’ils "supervisent". Le Docteur Wendel (Préface de l’édition de poche) fait état de l’originalité de la démarche, articulée d’un point de vue théorique à l’analyse systémique et engagée dans l’analyse des "implications interpersonnelles" qui se révèlent dans le contact avec les familles – dans l’institution - et à l’intérieur de la famille elle-même.

Règles du jeu
Il s’agit donc d’encourager les futurs thérapeutes familiaux "à décrire des séquences d’interaction dans lesquelles se produisent des problèmes". Où l’on apprend, au cours de la session rapportée, que les familles aménagent (inconsciemment) des solutions "commodes" mais souvent douloureuses, destinées à masquer les dysfonctionnements qui les affectent vraiment. C’est dire que l’analyse des relations au sein de la famille impose de réfléchir sur le "symptôme" manifesté par l’un de ses membres (ce qui ne préjuge en rien de sa "responsabilité"), et, surtout, de la nature des règles en jeu et du jeu, invisibles aux yeux de la famille, bien entendu, mais difficilement perceptibles - il faut le noter - par les participants eux-mêmes. Le Docteur Mony Elkaïm, dans la Préface à la première édition (reproduite ici),  fait le constat que l’ouvrage qui nous occupe "est d’abord un livre d’histoires", qui entremêle celle des familles avec le "vécu" des professionnels qui ont affaire à elles, matériau privilégié pour l’élaboration d’un outil de formation "efficace".

Le contexte "expérientiel" des participants : injonctions paradoxales
Ce volumineux ouvrage se lit comme un roman-feuilleton à condition de préciser que les cas dont s’entretiennent participants et formateurs ne  laissent pas indemnes les premiers ni insensibles les seconds. Mais c’est dans la "reprise" de ces descriptions que se joue la possibilité, pour les participants, de forger leur jugement et d’élucider le lien souvent inaperçu et aliénant (faut-il le spécifier ?) qui les relie aux familles ou à certains de ses membres. Mieux, c’est dans le contexte "expérientiel" revendiqué par les formateurs que les sujets, au prix de réactions émotionnelles et intellectuelles diverses, sont "sommés" de renoncer à leurs "constructions du monde", aux présupposés impensés qui  les habitent, aux poncifs qu’une pratique hâtive pourrait véhiculer, à leur position de maîtrise, à leur prétention à la toute-puissance, à leur sentiment d’impuissance, à leur incompétence supposée etc.  Il s’agit bien, dans un cadre fixe et exigeant  de laisser libre cours à des "injonctions paradoxales" (cf. l’Ecole de Palo-Alto, 1950) dans un style qui pourrait en effaroucher plus d’un, tant le compromis semble proscrit et le choix nécessaire, selon la (ou les) situation (s) relatée(s). Du côté du formateur, rien n’indique a priori l’existence d’une théorie (systémique) qu’il s’agirait d’appliquer ; mais c’est bien de stratégie – fondée en théorie - qu’il est malgré tout question, inséparable, contre toute apparence, d’une implication subjective rigoureuse. C’est même parce que le cadre interdit que l’on puisse identifier la place exacte du formateur, toujours là où on ne l’attend pas, que les participants ont quelque chance d’identifier leur propre "position" et d’en être délogés, si tant est qu’elle "parasite" et obstrue leur action face aux familles, ce pour quoi ils sont venus "en formation". Mais il faut savoir que le "travail sur soi" accompli n’est pas, dans ces sessions, une finalité en soi : il ne constitue qu’un processus intimement lié à la nécessité et au désir de mieux prendre en charge les familles. Comprendre que son histoire personnelle fait irruption dans le "traitement" des problèmes rencontrés par la famille qui vient consulter, prendre la mesure de la demande, des pièges qu’elle recèle, des alibis qu’elle comporte, agir de façon à débrouiller l’écheveau, en évitant, au passage, de se laisser immobiliser par les "résistances" de l’institution et de ceux avec lesquels on collabore habituellement, tel est l’ensemble des réquisits, du moins du factuel indépassable, que le stagiaire est amené à aborder et à expérimenter, sous la houlette de formateurs peu complaisants mais aussi rassurants, quand il s’agit de renforcer le narcissisme de l’un d’entre eux.

Se situer soi-même pour pouvoir prendre en charge les familles
Selon leur personnalité, les participants font ainsi l’expérience (à formaliser) de leur résistance au changement, de leur difficulté  à affronter les conflits, de la peur d’être rejeté (s), de la nécessité de "lâcher prise" dans certaines circonstances, d’accepter ses limites : autant de prises de conscience qui les conduiront à appréhender la réalité de la dimension relationnelle sans être aliéné par des réactions affectives dont ils ignorent l’origine et la signification. Etre utile et ne pas s’épuiser dans un combat stérile, trouver sa place dans l’institution et auprès des familles,  agir mais aussi se donner du temps, assumer sa responsabilité sans fuir le problème, être autonome, s’engager quand la situation l’exige, voilà ce qui ne va pas de soi et demande – pour être compris – à être élucidé. Il s’agit donc tout ensemble d’oser dire et de savoir se taire, de faire un usage "plastique" de la distance qui relie à l’autre,  afin de ne pas le disqualifier, bref de se situer avec le maximum de rigueur sans convertir cette dernière en rigorisme. Difficile liberté, par conséquent, puisque le futur thérapeute est soumis à des injonctions paradoxales incessantes qui lui indiquent ou lui font entrevoir la nature de ses craintes, de ses fantasmes, dans l’abord des patients (et des familles) qui lui sont confiés.

Quel(s)  support(s) théorique (s) ?
Composé essentiellement de la relation des "cas" familiaux rapportés par les participants et des interventions des formateurs, l’ouvrage introduit cependant une "pause théorique" afin d’éclairer le lecteur sur les fondements de l’analyse systémique. On sait que K. von Bertallanfy (in Théorie générale des systèmes) en est l’initiateur, et que les théories de la communication, aux USA, l’ont reprise et prolongée (en insistant que le concept de double bind) : un symptôme ne prend sens que du contexte qui le soutient. On doit certainement à Alain Boyer  les développements  philosophiques qui  s’ensuivent (p. 270 et  sqq) sur la distinction entre individu et sujet (référence aristotélicienne), sur le glissement conceptuel repérable entre liberté politique et liberté individuelle (St-Thomas  d’Aquin est ici sollicité), sur la teneur d’un désir toujours sans objet (idée d’une jouissance impossible, cf. Lacan).  Dans le sillage de ces considérations théoriques, quel type de thérapie mettre en œuvre avec les familles ? "Une thérapie digne de ce nom est précisément cette opération par laquelle est ouvert l’écart entre l’individu et le sujet, entre l’interaction et la relation, pour que soit ouverte aux personnes présentes la possibilité de retrouver ce qu’elles ont perdu : le choix d’instituer entre elles le jeu de l’échange symbolique où chacune reçoit des autres sa place et la tient en donnant aux autres de recevoir la leur et de la tenir" ( p.281).
Il faut donc avoir constamment à l’esprit l’idée que le système (familial) est sous-tendu par des règles (implicites, on s’en doute) pour saisir adéquatement la fonction du symptôme, attribué à un seul individu mais révélatrice du fonctionnement de la famille tout entière. L’art de la thérapie (et de la formation) consiste ainsi à intérioriser "ce que parler veut dire" -  le message reçu ne coïncidant pas forcément avec l’intention du locuteur – et à intervenir au moment opportun, la visée étant – pour la famille -  de "vivre les choses autrement". Le thérapeute, on le voit, est confronté à une tâche littéralement impossible, du moins paradoxale : faire abandonner par la famille une souffrance, qui, précisément, la fait tenir debout. Freud ne nous indiquait-il pas déjà combien le névrosé ne voulait pas renoncer à son symptôme ?

Des limites à assigner ?
La pratique des formateurs ne laisse pas d’être surprenante : le lecteur ne peut demeurer insensible à la vivacité et à la pertinence de leurs interventions, qu’il perçoit dans le même temps savamment "orchestrées" et/ou livrées à la spontanéité affective la plus irruptive qui soit. La dimension provocatrice dont J. Miermont (in thérapies familiales et psychiatrie) relève l’existence dans les thérapies familiales elles-mêmes, n’est pas absente du processus de formation ni des "conseils" et consignes prodigués aux participants. Dans la mesure où le contexte - plus que l’intérêt porté à un appareil psychique groupal (comme dans les courants qui s’inspirent de la psychanalyse, cf. Anzieu, Racamier, etc.) – est surdéterminant, l’on comprend que les outils et les techniques de formation mis en œuvre comportent une dimension "opératoire" spécifique. En dramatisant et en ritualisant les rapports qu’ils entretiennent avec les participants, les formateurs donnent l’impression de travailler essentiellement dans le hic et nunc et de ne pas toujours se soumettre à l’exigence qu’ils avaient eux-mêmes posée : distinguer soigneusement interaction et relation, la seconde seule respectant l’humanité de l’autre homme. On ne peut s’empêcher de songer que l’immense habileté manifestée par les formateurs risque de les rabattre du côté d’une forme de "technicisation" (lutte pour le contrôle de la structure etc.), et que la dimension expérientielle revendiquée ne parvient pas à évacuer quelques interrogations sur la méthode employée.