Le constat d'une coïncidence entre pauvreté et situation intertropicale d'un pays est déjà ancien. Face à ce dernier, les géographes se sont toujours méfiés des explications déterministes, imputant le niveau de développement aux seuls facteurs naturels. Le botaniste Francis Hallé propose de renverser la perspective. En effet, la notion de développement ayant été élaborée dans un contexte climatique tempéré, elle perd toute pertinence en contexte intertropical. Il s'agit alors de penser un modèle de développement en utilisant des concepts et des outils adéquats pour les pays de la zone intertropicale.

Les pays situés entre les tropiques, ou traversés par un tropique ont pour caractéristique commune d’être presque tous parmi les plus pauvres de la planète. Il y a une coïncidence spatiale entre la zone intertropicale et le tiers monde. Des géographes, comme Hervé Théry qui parle de "coextension" ou Christian Grataloup qui évoque une superposition "dérangeante" ont été nombreux à signaler la concomitance entre un développement insuffisant et une localisation intertropicale. Aucun cependant n’a fait de la " tropicalité " un acteur ou un facteur important de ce développement imparfait. Tous les géographes se méfient de ce qui pourrait ressembler à un déterminisme. 

 Le livre de F. Hallé prend le débat à son compte. Il pense que ce que nous appelons développement est un modèle de type tempéré qui ne peut pas avoir de pertinence sous les tropiques. A partir de ce postulat, les tropiques ont une différence radicale avec les zones tempérées et il ne peut pas exister de normes communes pour les juger tous les deux selon les mêmes critères. Le débat sur le déterminisme est alors totalement renversé. La tropicalité n’est pas responsable de l’état (pauvre) des tropiques, la tropicalité est un fait qui nécessite qu’on élabore à son sujet des concepts qui ne doivent pas être les mêmes que ceux qu’on utilise en zone tempérée. Autrement dit, ce qui est déterministe c’est de considérer que les zones tempérées peuvent définir la norme du bon développement, et être ainsi le modèle que les tropiques n’arrivent pas à égaler.

Ce raisonnement est subtil. Il renvoie d’abord à la prétention coloniale qui permet aux sociétés du Nord d’établir à elles seules les normes de l’universalité. Il signale discrètement que notre vision (de pays développé du Nord) est peut être plus déterministe qu’elle n’ose se l’avouer et que ce déterminisme consiste d’abord à penser la nature avec quatre saisons, les jours avec des durées qui changent en été et en hiver, les crépuscules et les aubes comme des durées permettant des spectacles et des clichés… Sous les tropiques en effet il n’y a guère de saison thermique, peu de changement de durée du jour et le soleil se couche en quelques minutes. Ce raisonnement, enfin, ouvre la possibilité d’un vrai débat : que signifie développement si on le définit selon un modèle zonal tropical ?

Le livre commence par plusieurs chapitres de données factuelles qu’il est certainement utile de rappeler à tout lecteur. Les données astronomiques expliquent la verticalité du soleil et la régularité des jours, les données climatiques, avec la présence significative d’espaces froids tropicaux, permettent de ne pas tomber dans les clichés. Les données quant aux formes de relief spécifiques (atoll et inselbergs par exemple) laissent percevoir une spécificité des paysages. F. Hallé s’attache particulièrement à la biologie (c’est sa spécialité scientifique) et décrit longuement les types variés de forêts originelles et les types, encore plus variés de forets dégradées ou modifiées. Il insiste sur la très grande biodiversité et la vitesse d’évolution qui serait selon lui, deux fois plus rapide en zone tropicale qu’en zone tempérée. Les deux cents premières pages de l’ouvrage sont ainsi une description dense, savante de tout ce qu’un lecteur, même très éclairé ne sait pas toujours sur les tropiques. Lecture indispensable avant toute prise de position politique donc.

La suite du livre est délibérément politique. F Hallé n’hésite pas à parler d’anthropologie tropicale et développe trois points intéressants. Sous les tropiques, où l’espèce humaine est née, les maladies sont beaucoup plus nombreuses qu’en milieu tempéré et les hommes y résistent inégalement bien. Le second point porte sur le fait que le photo-périodisme a (ou aurait) des influences sur le comportement humain et les conceptions du temps. Le troisième point touche aux croyances et les tropiques seraient caractérisés par des humains plus soucieux du groupe que de l’individu et plus attentifs à l’irrationnel. Ce dernier trait est présenté comme un fait sans qu’il n’y ait de lien clair qui le fasse dériver de la tropicalité. On est dans l’ordre de la coïncidence, ou de la co spatialité entre des pratiques magiques répandues dans toutes les couches de la société (dirigeants compris) et un rythme jour nuit régulier et des maladies particulières. Le lecteur prend note de ces coïncidences mais n’est pas nécessairement convaincu qu’il y ait des liens de causalité entre la latitude et la pratique de la magie. Les sociétés amérindiennes, les sociétés des latitudes polaires, aussi bien que les Maoris des îles tempérées de Nouvelle Zélande mériteraient, sur ce point, plus d’égards. On peut aussi s’interroger sur les formes de pensées magiques qui existent aussi dans les sociétés tempérées. N’avons nous pas des relations totalement irrationnelles à l’égard de biens des idoles qui ne sont pas des sorciers du village mais des figures de la sphère people ? Est ce moins magique ? Cela n’existe-il pas jusqu’au sommet de l’Etat ?  

La fin du livre traite de l’histoire et de l’activité économique. F Hallé aborde alors une série étonnante de thèmes inhabituels qui peuvent tous être interprétés de façon ambiguë, ou hiérarchique. Il prend donc soin d’établir fortement ses postions anticoloniales, antiracistes et nul lecteur ne peut douter de la sincérité de ses propos. Il fait valoir aussi qu’il connaît les tropiques mieux que biens des Européens qui en parlent et il a très probablement raison. Il se sent alors capable d’énoncer des positions politiques fortes. L’une des plus originales est de mettre en doute le caractère universel de la science pour tenter de faire comprendre au lecteur qu’il existe plusieurs sciences. Celle des tropiques serait plus empiriste, celle des latitudes tempérées plus théorique et menacées en permanence d’une dérive vers des techno-sciences, qui dévalorisent les sciences humaines et, à terme, les condamnent. Au contraire la science tropicale, parce qu’elle est empirique, accorde plus de valeur à la dimension humaine, au groupe d’humain et n’est pas menacée de devenir une techno structure. Cette réflexion, qui est présentée comme une solide hypothèse de travail et pas comme une simple idée rapide est très intéressante, malgré son coté simpliste. Opposer deux sciences est en effet très caricatural quand l’épistémologie contemporaine insiste sur la pluralité des pratiques scientifiques dans le monde. Il y a tant de façon de faire accéder un travail au rang de produit scientifique, tant de systèmes divers de filtrage par l’évaluation, tant d’académismes distincts entre tant d’universités dissemblables… tant d’organismes nationaux ou internationaux qui, tous prétendent fabriquer de la science qu’il est parfaitement incongru de penser qu’il n’y a qu’une science dans l’ensemble des pays riches non tropicaux. Néanmoins l’hypothèse de F. Hallé touche à un point sensible. Il pense en effet que c’est à cause de son coté empiriste que la science tropicale reste attachée à la dimension humaine de toute démarche scientifique et il oppose cela à l’empirisme européen (et anglo-saxon surtout) qui a dérivé vers une technicité qui s’éloigne de l’humain. La bonne question épistémologique est donc celle de l’empirisme, qui paraît être extrêmement ambivalent, menant à une déshumanisation au Nord, à une réhumanisation au Sud. Il y aurait donc une forme spécifique de pensée scientifique, empiriste et non technicienne, qui laisserait la part dominante aux relations sociales dans la constitution et la validation du savoir et un empirisme technicisé, numérisé, théorisé qui fonderait le savoir scientifique sur son indépendance des pratiques sociales et le définirait ainsi comme un universel. F. Hallé soulève donc un enjeu important quant au système d’évaluation qui fait passer un savoir quelconque au niveau d’un savoir partagé et ensuite le place au plan d’une vérité indubitable.

Dans la suite de son ouvrage F. Hallé suit un plan chronologique et fait une chronique agréable à lire de l’histoire des sociétés tropicales, en les comparant avec les sociétés occidentales de la même époque. Il s’agit d’un survol qui ne se concentre que sur quelques situations ponctuelles et qui en néglige d’autres (en particulier en Polynésie). L’auteur prévient qu’il n’est pas historien, mais qu’il inscrit ses idées dans le cadre d’un développement historique, qu’il met en scène à grands traits pour l’occasion. Là encore bien des lecteurs, moins historiens encore que l’auteur apprendront beaucoup de choses. F.Hallé critique les arguments (classiques) de Jared Diamond (auteur du fameux diptyque De l'inégalité parmi les sociétés. Essai sur l'homme et l'environnement dans l'histoire et Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie). Selon Diamond, l’Europe a dominé le monde parce que les colonisateurs blancs ont apporté des maladies (la grippe par exemple) qui ont dévasté les continents africains et surtout américains et australien et fait le vide pour la colonisation. Hallé répond que ce ne sont pas ces maladies qui ont motivé la colonisation. Elles l’on rendue plus facile mais elles ne l’expliquent pas. La vraie question selon lui est de comprendre pourquoi les tropiques ne sont pas allés coloniser les zones tempérées. Il ne relève en effet que très peu d’exemples de sociétés tropicales allant coloniser des espaces tempérés : il y a les Bantous qui  investissent les parties méridionales de l’Afrique du Sud, les Nubiens qui deviennent Pharaons, des Incas qui conquièrent un empire et c’est tout. Face aux étendues coloniales occidentales, cela ne fait pas le poids. 

Un fois ce fait établi il faut offrir des explications, dans les pages 370 à 379 F.Hallé n’en donne aucune. Il écrit simplement deux choses qui, pour lui, valent explication mais qui laissent le lecteur perplexe. Pour F.Hallé "un caractère constant des nations de latitudes moyennes est leur propension à coloniser les régions tropicales. Un caractère constant de ces dernières est leur "colonisabilité". La seconde chose consiste en ce que "la révolution ne fait pas partie des solutions éventuelles que les habitants de ces latitudes opposent aux injustices intolérables et ressenties comme telles". 

Il est extrêmement délicat de suivre l’auteur sur ce terrain. Les nations des latitudes moyennes comprennent-elles les Basques, les Luxembourgeois et les Finlandais ? Les empires coloniaux des Espagnols et des Autrichiens sont-ils comparables ? F. Hallé utilise le mot nation de façon rapide et forcément, globalisante. Les empires coloniaux occidentaux sont essentiellement le fait de puissances maritimes, dont l’une d’entre elles au moins n’est absolument pas assimilable à une nation : la Grande Bretagne. Il n’y a pas d’ Empire Gallois ou Ecossais mais un Empire Britannique dont Gallois, Anglais, Ecossais et Irlandais ont été acteurs. 

Il est tout aussi délicat d’accepter l’idée que la révolution ne fasse pas partie des idées des habitants des tropiques. Castro, Ho Chi Min, Evo Morales, les Sandinistes n’existent-ils pas ?

La partie historique de l’ouvrage ne convainc donc pas vraiment. La dimension économique (pages 433 à 481) est traité dans un chapitre dont le titre montre qu’il s’assume probablement comme le plus important de l’ouvrage : "économie et latitude". Ce chapitre est construit sur une série d’exemples très bien décrits et dont la très grande variété introduit toute une gamme de nuances dans le propos de l’auteur. Cela contrebalance avec bonheur ce que des passages antérieurs avaient de schématique. F.Hallé parle d’abord longuement et précisément des différentes agricultures et fait un plaidoyer pour l’agroforêt, dont il fait remonter très justement l’origine à l’époque pré coloniale. Il s’agit de cultures sous forêt et sur forêt partiellement défrichées, souvent irriguées, avec des plantes différentes, une intégration de l’élevage sur les digues ou dans des parcelles localisées entre les cultures. C’est l’agriculture que la colonisation a remplacé par la plantation (culture étendues sur parcelles immenses, mono cultures, séparation élevage/plantes…) avec pour conséquence les famines et l’exportation de la rente agricole vers le pays colonisateur. Aujourd’hui F.Hallé insiste sur l’importance des expériences en cours. D’un coté des pays du Nord louent des terres pour produire en Afrique leur nourriture avec des techniques intensives (la Chine en Afrique en particulier),de l’autre des pays tropicaux reconstruisent des agroforêts (au Brésil en particulier) pour construire une alternative à la déforestation radicale. Pourquoi le sol tropical serait-il fertile pour des Chinois et pauvre pour des Africains ?

F. Hallé donne ensuite une série d’exemple de pays dont certains réussissent mieux que d’autres. Il distingue alors les pays entièrement tropicaux et ceux qui ne le sont que partiellement et observe que quand un pays s’étend en zone tropicale et en zone tempérée, il s’arrange presque toujours pour que sa capitale soit hors de la zone intertropicale. Le Brésil est une exception significative cependant, et si Le Caire est au nord du tropique, son climat est loin d’être tempéré ! Cependant si l’on accepte la remarque de Hallé, il est utile de prendre en compte une de ses idées fortes : si un pays s’étend, du nord au sud, sur plusieurs zones climatiques il a de fait un avantage agricole sur des pays dont le territoire est homogène. Hallé reprend intelligemment à son compte une idée ancienne, qui fonde en partie la puissance des Etats sur l’immensité de leur territoire et la possibilité que cela donne de disposer de plus de ressources naturelles. Hallé ajoute simplement aux habituelles ressources naturelles (minerais, hydrocarbures) la ressource climatique, qui explique par exemple que l’Inde, l’Australie, le Mexique disposent de plus de possibilités d’agricultures variées que le Gabon. Il conclut ensuite son ouvrage par un chapitre court et engagé qui appelle les occidentaux à changer radicalement leur vision des tropiques et leur relation avec eux.

 Ce livre est donc très intéressant à lire et encore plus à critiquer. Il part d’une hypothèse sympathique, qui renverse l’européo-centrisme et en démontre le déterminisme caché. Il fait ensuite un exposé brillant des spécificités naturalistes des tropiques. Il manque de convaincre quant à une spécificité anthropologique et n’est pas plus facile à suivre quant à une historicité particulière aux basses latitudes. Il n’est pas simple d’établir en lien entre climat (et latitude) et géopolitique coloniale. Au bout du compte il ne répond pas à la question qui avait ouvert le débat : quel serait le modèle de développement que les tropiques devraient établir, qui serait différent de celui des pays tempérés, mais qui arriverait à leur procurer les mêmes possibilités de développement humain (IDH par exemple, ou autres critères voisins). Dans sa conclusion F Hallé écrit "il ne faut pas plaquer, au nom des exigences que manifestent nos propres débats ici un souci d’émancipation féminine intempestive, là un impératif conditionnel de respect des droits de l’homme" . Tout le problème semble alors revenir à la question initiale : Y a-t-il universalité des droits des femmes (et des hommes) ou les femmes tropicales (et les hommes) ont-elles (ils) des droits et des devoirs spécifiques ? Sous cet angle une préoccupation d’anthropologie tropicale devient fortement politique et ce livre ouvre un débat qui doit être contradictoire.