Un vade-mecum efficace pour apprécier les textes anciens malgré les obstacles d’une langue vieillie.

Scène vécue : un inspecteur reproche à un jeune professeur de faire lire à ses élèves de seconde de “vieux textes”, en l’occurrence Racine. M. l’inspecteur aurait sans doute tiré grand profit de la lecture de Livres anciens, lectures vivantes, publié chez Odile Jacob, sous la direction de Michel Zink, médiéviste bien connu. L’ouvrage est un recueil d’une quinzaine de contributions à l’occasion d’un colloque sur ce thème à Paris en avril 2009 et dont l’un des premiers intérêts est l’horizon géographique très varié des auteurs. Tous sont des spécialistes de la littérature du Moyen Âge et l’enseignent en France, en Italie, en Allemagne, en Russie et aux États-Unis. À noter : la littérature islandaise est aussi présente grâce à sa spécialiste Hélène Trétel. Ces différents regards enrichissent la perspective de la recherche. Au premier chef, de quoi s’agit-il exactement ? Est-ce une réédition de la querelle des Anciens et des Modernes ?

 

M. Zink, dans l’introduction, pose, non sans humour la distinction entre textes vieillis, vieux textes, textes anciens. Le glissement sémantique d’un adjectif à l’autre souligne implicitement la valeur portée par chacun. Si le terme vieilli est valorisant pour un vin (on apprécie un vin vieilli en cave), il l’est beaucoup moins quand il s’agit d’un texte littéraire. Cela dit, quel que soit le terme utilisé, ce que chacun connote, c’est le passage d’un temps plus ou moins long, quelques décennies, en l’occurrence ici souvent quelques siècles – La Châtelaine de Vergy et Le Roman de la Rose datent du XIIIe siècle – temps passé qui rend difficile la lecture des œuvres du Moyen Âge en particulier. La question n’est pas nouvelle ; elle se posait déjà au XVIe siècle. À l’époque, Du Bellay, par exemple dans Défense et illustration de la langue française, y apporta une réponse simple et radicale : il suffisait de renoncer à lire ces vestiges d’un passé révolu, comme le précise Karlheinz Stierle dans l’article qu’il consacre à Charles d’Orléans. Soit. Et pourtant, depuis des siècles, nous continuons à les lire, que nous soyons de “suffisants lecteurs” ou des lecteurs professionnels, selon la distinction qu’établit Antoine Compagnon dans son article “Rajeunir Montaigne”.

 

Jacqueline Cerquiglini-Toulet, dans son propos intitulé “Le syndrome d’Alceste", analyse les raisons de la difficulté à lire les textes anciens. Contrairement à ce qui se passait il y a peu de temps encore, la mise à disposition matérielle des textes anciens n’est plus un problème (actuellement bien des textes sont accessibles, souvent sous une forme immatérielle. Grâce au travail de numérisation de la BNF, il est désormais possible de lire La Châtelaine de Vergy sur l’écran de son ordinateur). Il n’en reste pas moins que les difficultés de leur lecture sont, de nos jours aussi, liées à leur style et à leur langue dans la mesure où celle-ci est porteuse et révélatrice de tout un univers culturel et imaginaire, souvent très éloigné du lecteur qui n’est plus à même de savourer l’implicite des mots de la langue du passé, de lire les textes entre les lignes, d’en soulever le voile, l’integumentum, leur “intention secrète” comme nous y invite Mario Mancini, spécialiste du Roman de la rose. Comment dès lors rendre ces textes à la langue vieillie plus accessibles au plus grand nombre de lecteurs ? Autrement dit, comment faire passer dans la langue les changements culturels et leurs référents ? Comment réduire le décalage entre deux temps de la pensée ? Comment rendre compte de l’intertextualité propre au texte ? Questions débattues depuis des siècles aux réponses évolutives.

 

On peut interroger la taxinomie des textes anciens, comme le fait Daniel Heller-Roazen étudiant “Le gai savoir des vers vieillis”. On peut moderniser leur syntaxe et leur vocabulaire. Marot, lecteur de Villon, s’y est, quant à lui, refusé. À l’inverse, Jean Molinet chargé par Philippe de Clèves de faire du Roman de la rose un roman en prose, a inventé des procédés nouveaux pour mettre le texte au goût du jour. On peut en expliquer les mots vieillis comme l’a fait Fauchet au XVIe siècle, cité par Mario Mancini ou les traduire. Pratique courante au demeurant aujourd’hui pour les professeurs de lettres en lycée (mais aucun des articles ne le signale) qui savent tous que la majeure partie de leurs élèves ont besoin de cette “traduction” au risque sinon, pour ces derniers, de faire des contresens importants sur les textes (comme cet élève de première, plus amateur de foot que de littérature, qui a fait remarquer un jour à son professeur qu’il se trompait en prétendant que le célèbre “Elle expire, Seigneur” prononcé par Panope à la fin de Phèdre était une litote pour dire la mort de l’héroïne alors que – il en était certain – Phèdre, bien vivante, expirait au lieu d'inspirer). On pourrait aussi doter le texte d’un appareil critique.

 

Bref, il s’agit, quel que soit le moyen utilisé, de rendre le texte plus lisible sans pour autant le contrefaire. La question peut prendre un tour résolument politique comme cela s’est passé en Islande après la Seconde Guerre mondiale quand il a été question pour le pays de reconquérir son identité nationale. Le dilemme était le suivant, ainsi qu’Hélène Trétel l’analyse : pour garder vivants les écrits du Moyen Âge, fallait-il comme le préconisait un tenant d’une certaine modernité proche de l’Union soviétique au temps de Staline, proposer une version modernisée des textes, c’est-à-dire en quelque sorte les traduire ? Ne fallait-il pas plutôt les conserver dans leur authenticité en sachant que la langue islandaise a fort peu évolué au fil des siècles ? Laquelle des deux options permettait-elle de préserver le fonds culturel de la nation islandaise tout en le maintenant vivant et accessible ? Le débat s’est réglé au Parlement. A. Compagnon expose à propos de la nécessaire modernisation des textes une position très claire et très dynamique en considération des problèmes posés actuellement par les différentes éditions des Essais. Nous les avons, pour la plupart d’entre nous, étudiés dans l’édition Villey avec les trois couches du texte, les paragraphes (absents dans le manuscrit) et une ponctuation et une orthographe modernisées. En 2007, l’édition de La Pléiade reprend le manuscrit de 1595 et, parce que beaucoup plus fidèle que la précédente, elle est beaucoup plus difficile à lire. Entre ces deux positions, A. Compagnon prend le parti des liseurs, des critiques, des lycéens et des jeunes étudiants qui n’ont pas les connaissances des puristes pour aborder le texte dans son authenticité mais qui vont lire un Montaigne peut-être infidèle au texte source mais qui saura leur parler et les conduire sur leur propre chemin. Cela évitera peut-être à certains élèves de Terminale de penser que Montaigne a donné le titre d’Essais à son grand œuvre parce qu’il n’est pas parvenu à produire davantage que des brouillons. Enfin, il serait difficile de soutenir que Montaigne ait trouvé à redire à une version plus contemporaine de ses écrits… Cela dit, la modernisation ne va pas sans poser bien des problèmes linguistiques et culturels.

 

Jean-Charles Végliante, traducteur de la Vita nova de Dante pense, dans son article “Traduire, restituer…”, la question de la traduction comme “principe” de modernité d’un texte et expose les problèmes du passage d’une langue à l’autre qu’il a dû résoudre et qui sont, mutatis mutandis, ceux du passage d’un état de la langue à un autre. Il prend, entre autres, comme exemple, le mot “gentil” dont le sens chez Dante ne peut plus s’entendre aujourd’hui comme il s’entendait dans l’expression de “Très Gentille” appliquée seulement à Béatrice, parce qu’il s’agit de rendre compte dans la langue d’une culture, d’une mentalité et d’un imaginaire collectif différents par le biais de mots qui soit, ne correspondent plus à aucune réalité de nos jours (comme le mot sdonneare qui signifie quelque chose comme cesser de fréquenter les dames dans la tradition provençale d’alors) soit, sont des mots dont le sens a profondément changé. S’y ajoutent le problème de la syntaxe et celui de la musique propre à chaque langue et la difficulté de comprendre l’intention d’un auteur et d’en rendre compte. Mario Mancini le rappelle à propos des débats sur le sens du célèbre “Prologue” de Gargantua. Elena Mochonkina, dans son propos sur les traductions en russe de la Divine Comédie, note les mêmes difficultés de traduction, plus grandes encore pour les traducteurs russes qui, au XIXe siècle, traduisaient Dante à partir de ses traductions françaises. Une solution partielle à tous ces problèmes réside peut-être dans l’enseignement de l’histoire littéraire. Harald Weinrich pose la question dans son article : l’histoire littéraire faut-il la commencer par le commencement ? Des temps anciens à nos jours ou l’inverse ? Une heureuse tentative de remonter le temps avait été réalisée en 1966 dans l’Histoire de la littérature française à rebours par Denis Huisman et Pierre Brunel.

 

Reste à comprendre l’engouement séculaire des lecteurs pour les textes d’un passé qui leur semble parfois très lointain et dont la langue et les référents culturels ne sont plus du tout les leurs. Jacqueline Cerquiglini-Toulet avance plusieurs raisons à cela, dont il faut sans doute retenir la meilleure : nous y prenons plaisir. Plaisir de la distance et du décalage entre eux et nous ; plaisir de la lecture d’un certain type d’histoires où le merveilleux a parfois sa place et de mythes dont la fantaisie et la liberté nous touchent. Plaisir parfois nostalgique, il est vrai. Chacun se rappelle le célèbre vers de La Fontaine à la fin du “Pouvoir des fables” : “Si Peau d’âne m’était conté…”. Le plaisir est aussi celui de l’expression. Yves Bonnefoy, dans “Vieillir non vieillir : deux sonnets de Pétrarque”, interroge les processus de lecture à même de saisir des “atomes de poésie”, à saisir ce “je-ne-sais-quoi” qui fait sens pour le lecteur et l’attire. Il montre comment, dans le sonnet XC du Canzoniere de Pétrarque la métaphore suivante contenue dans le premier vers : “Flottaient ses cheveux d’or dans cette brise” ouvre pour le lecteur un monde imaginaire porté par les connotations multiples de l’or “hiératique et vivant” et pose la question de la fugacité de la vie. Plus encore, nous lisons les textes anciens – Étienne Pasquier le disait déjà au XVIe siècle – parce qu’ils sont porteurs d’images du passé et d’un sens caché qu’il nous revient de découvrir à la lumière de ce que nous sommes et de nos interrogations philosophiques et politiques.

 

A. Compagnon souligne que nous lisons les Essais aujourd’hui pour tenter de nous comprendre et de comprendre le monde qui nous entoure, pour en déduire quelques règles de vie nous permettant d’en mieux affronter les risques, pour lui poser des questions et, comme Montaigne l’avait prévu, bien au-delà de ce que dit en fait le texte. Nous les lisons enfin certainement aussi parce que, ainsi que le rappelle Mancini qui s’appuie sur les positions de Leo Strauss dans Persecution et Art of Writing, la vérité d’un texte, quelle que soit son époque, n’est jamais une. Ainsi, le Roman de la rose vivement critiqué tout au long du Moyen Âge comme le montre Mancini, en fonction des mœurs et des enjeux politiques de l’époque, est aujourd’hui objet de nombreuses lectures qui mettent en lumière toute sa richesse. Les Essais, ayant été tour à tour l’emblème de l’humanisme, de l’anthropologie, de l’écriture de soi, du structuralisme, etc. – A. Compagnon le souligne avec humour et efficacité – sont également objet d’innombrables lectures. Autrement dit, c’est là l’enjeu même de la réception et de la vie des textes anciens ; ce qu’analysent Patrick Labarthe dans son étude des Lundis de Sainte-Beuve et Anna Maria Babbi dans son exposé sur le Bueve de Hantone, le dramma giocoso de Goldoni.

 

Enfin, nous lisons les textes anciens parce qu’ils sont vivants. Il faut souligner, comme le fait M. Mancini, que leur vitalité est liée à l’activité des critiques. Le premier d’entre eux, Étienne Pasquier, a inventé au XVIe siècle à proprement parler cette position de lecture qui sera celle des philosophes au XVIIIe siècle. Plus encore sans doute, la vitalité des textes anciens se nourrit du travail des écrivains. Un exemple : Karlheinz Stierle met en évidence les affinités poétiques entre Pétrarque et Charles d’Orléans et la filiation de ce dernier avec des poètes plus proches de nous, Nerval, Baudelaire, Verlaine et Apollinaire autour du thème sans âge de la mélancolie qui a été pour chacun d’eux une modalité de l’être au monde portée dans leur écriture par son expression allégorique. Charles d’Orléans, dans ses rondeaux et ses ballades, a inventé une forme poétique en adéquation avec une connaissance de soi toujours plus grande dont les poètes des XIXe et XXe siècles sont les continuateurs. Pour le prouver, Stierle rapproche, de façon précise et éclairante, des rondeaux du prince poète et certains sonnets des Chimères ou des Fleurs du mal ou des poèmes de Verlaine ou du célèbre “Pont Mirabeau” dans lesquels, quelle que soit la distance temporelle qui les sépare, la forme n’est pas artifice mais la force vive du moi, et plus précisément en ce cas, d’un moi mélancolique, d’un moi unheimlich comme l’a pensé Freud. L’étude de Stierle prend toute sa profondeur par ses références aux travaux de Benjamin sur le Trauerspiel allemand qu’illustre la gravure Melancholia I de Dürer.

 

Trois exemples supplémentaires de la vie des textes anciens : qui, parmi nous, n’a pas lu dans son enfance La Belle au bois dormant ? Patricia Oster, dans son article “Les six réveils de la Belle au bois dormant”, nous en explique les réécritures et leurs enjeux, à partir du texte source La Belle endormie dans Perceforest, le roman en prose du XIVe siècle jusqu’au film d’Almodovar Parle avec elle en 2002, en passant par les versions bien connues de Perrault et de Grimm, réécritures réceptacles des contraintes stylistiques et culturelles propres à chaque époque. De même, La Châtelaine de Vergy a connu des réécritures variées au fil des siècles. Giovanna Angeli, dans l’article qu’elle consacre aux Relectures italiennes et françaises de ce récit, montre comment celui-ci a évolué depuis Boccace jusqu’au roman très alambiqué que publie le comte de Vignacourt en 1722 (sans oublier les versions de Marguerite de Navarre et de Bandello) et comment les nombreuses versions qui en ont été proposées participent à sa popularité. Ajoutons que, très proche de nous, Pascal Quignard fait de l’histoire de la Châtelaine de Vergy dans Vie secrète un emblème du nécessaire secret dans toute relation amoureuse, lui redonnant vie une fois de plus en l’inscrivant dans la modernité. Dernier exemple développé par Claudio Galderisi dans l’article qu’il consacre aux Chroniques italiennes de Stendhal : Vittoria Accoramboni. Le romancier, s’appropriant la nouvelle de Bandello, l’a en quelque sorte effacée pour mieux la revivifier par son interprétation du texte dont il s’est servi comme un prétexte. Là encore, soulignons que le texte de Stendhal a trouvé une nouvelle jeunesse en 1988 quand Robert Merle a fait de Vittoria Accoramboni l’héroïne de son roman L’Idole.

 

Finalement, la lecture des différentes contributions donne à penser que le fonds de notre littérature, bien que très éloigné de nous, est bien vivant grâce au travail constant de multiples lecteurs, professionnels ou non, qui, tous, à leur façon, s’en font les critiques et les passeurs. Il apparaît clairement, dans bien des articles, qu’il nous faut avoir le souci de transmettre, de vivifier sans la trahir notre langue française, véhicule plus ou moins conscient de notre culture, bien qu’elle ait considérablement évolué au fil des siècles et continue à le faire. Mais c’est ainsi qu’elle est bien vivante. Il importe, en effet, de permettre aux générations futures de pouvoir elles aussi se nourrir d’un passé toujours vivant, même si pour bien des jeunes actuellement la langue de leurs professeurs est aussi éloignée de leur pratique quotidienne que la langue de Molière (“Madame, vous parlez comme Don Juan”, a dit un jour une élève de seconde à son professeur). C’est, sans doute, le message implicite et la dimension politique à retenir de cet ouvrage collectif à entendre comme un hommage sensible à la lecture.