En 1995 parait L’histoire et le métier d’historien en France (1945-1995) sous la houlette de François Bédarida ; quinze ans après, cet ouvrage, plus qu’un bilan historiographique, complète l’enquête.

L’introduction questionne d’emblée : "existe-t-il une école historique française ?"   . L’interrogation résonne, pour la période de référence, du constat de  "crise" de l’histoire régulièrement posé, des polémiques et controverses qui émaillèrent l’histoire contemporaine notamment, des effets de l’inscription des cultural, postcolonial et gender studies dans la chair de l’historiographie française. Postuler l’unicité semble imprudent, poser la pluralité rassure. Ce au prix d’une précision : le milieu des historiens, pluriel, est "soudé par un sentiment d’appartenance profondément intériorisé". Les règles du métier font la maison commune des historiens français, dont l’ouvrage sonde les structures.

Une partition académique fragilisée ?

Conduite par Stéphane Benoist (L’Antiquité), Claude Gauvard et Régine Le Jan (Le Moyen Âge), Roger Chartier (L’histoire moderne), Philippe Poirrier (L’histoire contemporaine), l’enquête s’attache d’abord à la partition académique des études d’histoire. Scrupuleusement arpentées par le jeu des notes de bas de pages et des bibliographies fournies, ces contributions forment autant de perspectives cavalières sur les lectures nouvelles de ces périodes. Le propos est érudit, synthétique. Si chaque contributeur a son style propre, tous soulignent finalement les arrêtes les plus aiguës de la maison commune. Stéphane Benoist évoque le renouvellement des études antiques par des aggiornamenti épistémologiques bousculant les questionnements hérités ; en écho, l’histoire médiévale doute de sa chronologie et des certitudes de naguère, sur la révolution de l’An mil, la crise de 1300. A la pointe de ce processus, la crainte qu’une déconstruction trop poussée ne fragilise la communauté des médiévistes   . Ce risque constitue l’avers de l’heureuse face des aggiornamenti épistémologiques ; il trouve chez Roger Chartier une première explication. S’appuyant sur Michel de Certeau, il indique l’importance d’analyser la manière dont l’histoire "fonctionne" dans notre société. Celle-ci se renouvelle par de nouveaux paradigmes souvent importés ; et Roger Chartier de noter que le phénomène n’est pas propre à l’histoire contemporaine où l’influence anglo-saxonne -symbolisée par l’effet des travaux de Robert Paxton sur Vichy- est patente. L’approche peut être méthodologique, et l’on devine à l’arrière plan de la démonstration, la microstoria, l’histoire connectée… Philippe Poirrier réitère ces constats, note la réflexivité des historiens du contemporain sur leur place dans la Cité. Â l’aune de la période contemporaine, la marque de l’histoire du temps présent explique sans doute ces réflexions ; étendue à l’ensemble des périodes, cette réflexivité nouvelle explique en grande partie le sentiment d’appartenance à une maison commune. Pourtant, par trois fois les auteurs évoquent les limites des découpages académiques, montrant qu’en l’espèce la chronologie institutionnelle ne saurait dire le réel des grands chantiers menés depuis quinze ans. La partition académique paraît là fragilisée, sinon obsolète. Si Roger Chartier pose la "question même de la délimitation de l’histoire moderne   ", le constat sied aux médiévistes en aval -ils empiètent alors sur l’histoire moderne- comme en amont, interpellant là les historiens de l’antiquité tardive. L’extériorité de l’histoire contemporaine à ce questionnement in fine identitaire paraît n’être que de façade : la "nouvelle frontière" de l’histoire du temps présent remet sans cesse aux lendemains l’interrogation des bornes de la période. Aussi faut-il conclure, provisoirement : la maison commune reposent peu sur les découpages académiques, d’autres étais la portent.

Une chambre à soi des historiens.

Les deux parties du livre –celle, inaugurale, du bilan, puis une saisie thématique- apportent chacune des éléments d’explication. Au plus près des recherches, l’affirmation de l’histoire culturelle contribue à fondre les périodes. Tournant historiographique mondial   , l’histoire culturelle, nonobstant des déclinaisons propres à chaque période, construit l’interrogation de catégories communes : les symboles, les cultures, le genre, la violence… Retraçant un bilan de l’histoire culturelle, Olivier Lévy-Dumoulin  montre que les approches ne sont pas monolithiques : s’il n’est pas de fractures, les objets et les approches divergent, offrant autant de manière d’être à l’histoire culturelle dont Christine Bard (L’impact du genre), Stéphane Audoin-Rouzeau (La violence), Dominique Iogna-Prat (Le religieux et le sacré) retracent la genèse, le développement. Lire la seconde partie du volume invite à répondre négativement à l’interrogation initiale du volume : amarrée toujours plus solidement aux historiographies étrangères, la pratique de l’histoire en France ne permet plus de postuler l’existence d’une école historique française. Faut-il pour autant conclure à une provincialisation de l’histoire en France ? La problématique de la traduction surgit alors. Quand Roger Chartier déplore le retard de traduction étrangère en France, Christine Bard note, à propos du genre : "dans sa majorité, le monde académique français est perplexe face à un "retard" systématiquement mentionné dans les bilans historiographiques. Il faudrait réfléchir aux conditions de l’exportabilité des historiens français vers le monde anglophone…   ". Point de provincialisation véritable donc, mais plutôt des discordances à l’image de celle qui courre dans nombre de contributions dans le rapport des historiens français à Norbert Elias. Adoptées par l’ensemble de la communauté historienne au cours des deux dernières décennies du XXe siècle, ses thèses sont aujourd’hui davantage discutées note Stéphane Audoin-Rouzeau, aboutissant ainsi aux aggiornamenti épistémologiques évoqués ci-dessus.
Le détour par le "moment Elias" et son actuelle remise en cause porte la marque d’un présentisme qui contribue sans doute à structurer un sentiment d’appartenance commune. Loin d’être inédit, ce poids de l’époque sur le questionnement historique prend aujourd’hui une forme nouvelle, liée aux multiples usages publics de l’histoire. L’irruption des mémoires dans l’espace public symbolise cette configuration. Ces questions fondent, après 2005, de nouvelles formes de regroupement des historiens –Liberté pour l’histoire, le Comité de Vigilance face aux Usages de l’Histoire-, comme elles induisent le doute sur des rôles héritées des périodes précédentes : l’historien comme magister du roman national, l’expert… Somme toute, l’appartenance à la maison commune se construit aussi dans le regard du profane quand une identité professionnelle doit se spécifier dans l’espace public. Lorsque les contributions insistent sur l’hétérogénéité actuelle de statut des historiens (du professeur à la précarisation des jeunes doctorants), elles notent également la cohésion de l’ensemble… Matériellement, cette cohésion se construit également par le jeu des laboratoires et de l’Agence Nationale de la Recherche ; la maison commune trouve là les conditions de sa réfection, y circuler n’implique plus nécessairement l’itinéraire "vovellien" de la cave au grenier. La visite se complique.

Les conditions d’une revisite.

Les "quelques thématiques" explorées dans la seconde partie du volume proposent d’autres itinéraires. Elles procèdent majoritairement de l’histoire culturelle dans l’acception la plus large, sans que celle-ci ne paraisse hégémonique. L’archéologie trouve ainsi sa place dans les contributions. Evoquée par collectif d’auteurs autour de Joëlle Burnouf, l’hypothèse d’un "tournant archéologique" sur la période prend corps ; ici aussi –plus que dans d’autres champs de l’histoire- le poids des institutions dans les mutations épistémologiques demande à être pensé : la montée en "puissance de l’archéologie préventive ", les créations de l’EPA et de l’INRAP paraissent à suivre les auteurs déterminantes dans l’assomption d’une archéologie qui ne se cantonne plus aujourd’hui aux périodes anciennes, mais manifeste également toute sa capacité heuristique sur les chantiers de la Grande Guerre, du patrimoine industriel, thématiques pourtant malheureusement absente du propos de la contribution. Plus largement à l’impact d’une histoire culturelle -dont à lire les contributions les tensions ne sont pas absentes- s’ajoutent de précieux point de vue sur les mondialisations (Olivier Pétré-Grenouilleau) et les différentes déclinaisons de cette histoire en construction, comme sur les relations internationales (Lucien Bély, Georges-Henri Soutou). Production, consommation, échange (Mathieu Arnoux), comme L’histoire des savoirs, des sciences et des techniques (Jacques Verger) complètent ce panorama, attestant de l’extension continue de la curiosité des historiens. Si l’ensemble de ces contributions esquissent les cheminements, les croisements, les chevauchements d’une période l’autre dans l’appréhension des thématiques et la construction des objets, l’impression qui en ressort échappe à l’irénisme. Les frottements qui se font entendre tiennent ainsi à l’héritage des constructions disciplinaires antérieures ; à cet égard, le face à face de deux communications consacrées au politique   suppose  que si celui-ci constitue une "grammaire des sociétés" selon l’expression de Jacques Le Goff, les règles de son usage méritent précision. Pour autant, jamais la lecture de ces thématiques diverses ne verse dans un inventaire à la Prévert ; toutes brossent des manières d’être communes à l’espace de l’histoire, mais singulières dans le choix de leur objet.

Un territoire éclaté de l’histoire mue par la tension constante d’une déconstruction des partitions académiques, mais pourtant commun à l’ensemble des historiens français à l’œuvre ; serait-ce là le paradoxe structurant du volume ? La réitération au cours des contributions de l’argument d’une génération qui accoucha de ce paysage, terreau en devenir pour les historiens futurs, indique que la période 1995-2010 constitue sans doute davantage une séquence charnière de l’historiographie française qu’un moment en soi. Nul doute que la réflexivité croissante des historiens sur leur pratique contribuera –rapidement ?- à l’analyse de cette topographie de la maison commune entreprise sous la direction de Jean-François Sirinelli, Pascal Cauchy, Claude Gauvard. Dans l’attente, la lecture se referme sur un souhait : que cette maison commune s’inscrive dans un contexte pour qu’au tableau des historiens français à l’œuvre s’ajoute le croquis d’une Histoire à l’œuvre dans la Cité. Tant il n’est de maison commune sans Cité.