Ultime témoignage de la modernité en architecture, œuvre de José Luis Sert longtemps oubliée, le Carmel de Mazille fait enfin l’objet d’une publication.
 

Le pèlerin de l’Architecture Moderne n’a qu’une seule chapelle, Ronchamp, qu’un seul couvent, la Tourette. Dans son cœur, il n’y a souvent qu’un pape, Le Corbusier. Et, dans sa bibliothèque, des milliers de missels s’accumulent année après année : autant de thèses, d’essais et d’articles en tout genre consacrés à la vie et à l’œuvre du célèbre pontife suisse. Si celui-ci a aujourd’hui disparu, des lieux de culte sont encore construits d’après ses plans – on pense notamment à l’église Saint-Pierre de Firminy, achevée en 2006. Charles-Édouard Jeanneret, c’est indéniablement le Monsieur Mystique du Mouvement Moderne. Il a beaucoup écrit et surtout beaucoup construit pour la chrétienté. Les invités du colloque "Le symbolique, le sacré, la spiritualité dans l’œuvre de Le Corbusier" réunis à Paris en 2003 ne diront pas le contraire.
Parce qu’ils sont sans cesse étudiés et commentés mais, surtout, parce qu’ils sont entourés de l’aura du grand Maître, les édifices religieux signés par Le Corbusier font de l’ombre à une construction que l’Église a osé commander à une autre personnalité du Mouvement Moderne : le Carmel de la Paix érigé par José Luis Sert en 1971.
Heureusement, grâce à une récente publication intitulée Le Carmel de Mazille – José Luis Sert architecte, le CAUE   de Saône-et-Loire et l’architecte Thomas Héritier font enfin la lumière sur cet édifice singulier et tendent à faire de lui l’autre couvent de la Modernité, alors qu’il en fut longtemps le grand oublié.

Natural Mystic


Si, à l’instar de Michel Corajoud, on considère que "le paysage, c'est l'endroit où le ciel et la terre se touchent", alors la genèse de ce Carmel est bel et bien une histoire de paysage. Tout commence en effet à la fin des années 1960, lorsque les Carmélites de Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire) manifestent leur volonté de quitter la ville – non pas Chalon en particulier mais bien l’urbain en général. Dans l’étude qu’il nous livre, Thomas Héritier rappelle qu’il s’agit pour cette communauté d’un véritable "retour aux sources originelles de leur ordre et de leur vocation" puisque cet "ordre monastique se réfère […] jusque dans sa dénomination, non pas à un saint fondateur comme la grande majorité des congrégations, mais à un lieu, le mont Carmel […] qui domine la baie d’Acre et l’actuel port de Haïfa en Israël".
Grâce à un heureux concours de circonstances que détaille l’auteur, un vaste terrain se libère au même moment sur les hauteurs de Mazille – un petit bourg du Sud de la Bourgogne, non loin des ruines de la célèbre Abbaye de Cluny – et offre aux religieuses un cadre de vie inespéré, un promontoire idéal où satisfaire leur engagement contemplatif. Une fois ce site acquis, tout leur reste encore à faire pour que soit finalement mis en œuvre "l’attachement simple et profond [d’une] architecture à la terre et au ciel bourguignons".

En parcourant cette publication, on se demande évidemment comment ces modestes carmélites bourguignonnes en sont venues à demander à un architecte de renommée internationale tel que José Luis Sert de réaliser, en plein milieu de la campagne française, ce délicat travail de couture entre monde céleste et monde terrestre, ce complexe exercice de ligature que Le Corbusier, par ailleurs, avait déjà brillamment entrepris à Notre-Dame-du-Haut de Ronchamp ainsi qu’à Notre-Dame de la Tourette.
Rappelons qu’à l’époque, Sert a déjà présidé les CIAM   , dessiné différents campus universitaires aux États-Unis ou encore enseigné à Harvard. Alors qu’il vient de livrer la fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence (1964) et qu’il s’apprête à concevoir la Fondation Miro à Barcelone (1975), le projet mazillon aurait pu ne paraître que très peu attractif pour un praticien de cette carrure…
Les informations qu’apportent Thomas Héritier sont particulièrement intéressantes. Tout d’abord, cet auteur explique qu’une filiation complexe s’instaure immédiatement entre l’architecte catalan et Marie-Thérèse d’Aragon, la Mère Supérieure des carmélites, personnalité très engagée dans le futur chantier, elle aussi d’origine catalane. Ensuite, il est probable que le caractère spirituel du programme n’ait pas laissé indifférent cet homme vieillissant (Sert est alors âgé de 70 ans). Enfin, et c’est très certainement ce qui l’a définitivement poussé à s’engager dans le projet, la beauté du site qu’on lui présente le touche très profondément.
Ainsi, tout au long de la construction de ce couvent, Sert insistera pour que soient impérativement "supprimés les effets de l’exécution du chantier – cette blessure provisoire portée au paysage". Si la verdure mettra du temps à reprendre le dessus, provenant d’un architecte de la modernité, une telle attention au contexte d’implantation reste assez remarquable.
Dans son Message de l’Architecte à la Communauté, Sert va encore plus loin et précise que "si les moyens le permettaient, il serait souhaitable de donner une légère teinture ocre au béton extérieur en vue de rendre l’ensemble, plus doré et proche du ton de la pierre de Cluny". Ce vœu ne sera jamais exhaussé et le bâtiment garde aujourd’hui encore son aspect "brutaliste" d’origine. On comprend cependant que "la vérité du matériau", principe fondateur du Mouvement Moderne, n’est plus vraiment un impératif en vigueur à cette époque. Ainsi, ici, la modernité fait des concessions, elle s’adapte – pour ne pas dire qu’elle s’essouffle. Lorsque l’édifice est inauguré et que Sert écrit cette lettre, nous sommes déjà en 1971, ne l’oublions pas. Au fond, plus que l’autre couvent, le Carmel de Mazille est peut-être bien le dernier couvent de la modernité.

Discordes

Comme tout bon chantier moderne qui se respecte, la construction du Carmel de la Paix donne lieu à de multiples conflits.
D’une part, cette publication nous rapporte un fait étonnant : malgré sa notoriété bien établie, la licence d’exercice de José Luis Sert n’est pas reconnue par l’ordre des architectes français ! Cette aberration d’ordre administratif oblige le Catalan à s’associer avec un architecte français, Jacques Michel.
S’amorce alors un "surprenant ménage à trois" qui dégénérera assez vite – les carmélites jouant tant bien que mal le rôle d’arbitre entre ces deux personnalités qui n’arrivent pas à s’accorder. Là encore, ce sont des questions de paysage qui posent problème : la querelle porte précisément sur la mise en place d’un nécessaire "équilibre écologique" au cœur du projet, équilibre qui, chez Sert, passe par les proportions et le rapport harmonique avec la nature et, chez Michel, par "sa conception climatique de l’architecture" – ce dernier cherchant à tout prix à intégrer dans le projet des "murs accumulateurs solaires", une de ses spécialités. Mais Sert a le pouvoir et Michel comprendra bien vite que, dans cette affaire, il n’est qu’un "prête-nom pour les formalités et les responsabilités".
À chaque étape du chantier, et au sein de chaque corps de métier convoqué, des litiges semblables naissent progressivement. Thomas Héritier n’oublie pas de mentionner que, pendant ces moments particuliers, les carmélites ne cessent d’intervenir pour tempérer les humeurs et contribuer au bon avancement du chantier : "l’ambiance quelque peu surréaliste naviguait entre un tableau de Vermeer et un film de Fellini", rappelle à ce propos un des ingénieurs-conseils présent sur le terrain.
D’autre part, une fois achevée cette difficile étape de gestation, comme cela arrive dans la plupart des édifices modernes fraichement livrés, ça fuit un peu, de l’eau s’infiltre ici et là, en bref, il y a de gros problèmes d’étanchéité et il pleut à l’intérieur du couvent ! À cause de ces défauts de fabrication, une condamnation sera même prononcée à l’encontre de Sert…

C’est toutes ces étapes, tous ces rebondissements que Thomas Héritier analyse en profondeur dans cette publication du CAUE de Saône-et-Loire. De la signature du permis de construire en 1969 à la classification au Patrimoine du XXe siècle en 2005, des différents plans-masses aux recherches chromatiques, des projets de mobilier liturgique aux multiples lettres échangées entre les différents acteurs, ce livret ne semble rien oublier. Bien illustré, tant par des clichés d’époque que par des photographies d’aujourd’hui, celui-ci nous rappelle que dans ce projet survit encore la pensée globalisante qui a toujours défini la modernité, soit, en d’autres termes, le "souci constant de créer un espace harmonieux depuis le large paysage appelé à ouvrir l’esprit, jusqu’au modeste siège destiné à recevoir le repos du corps"