Une étude des usages littéraires de la langue par le questionnement des pratiques contemporaines.

L’ouvrage collectif dirigé par Cécile Narjoux, La Langue littéraire à l’aube du XXIe siècle, constituera pour son lecteur un recueil d’analyses ciblées de l’extrême contemporain livresque, discographique (rap et slam) ou encore scénographique, mais également une proposition de réponse adressée aux récents “chantres du déclin de la littérature, de la langue et de la culture française” que seraient Jean-Marie Domenach (Le Crépuscule de la culture française, Plon, 1995), Donald Morrisson (Que reste-t-il de la culture française ?, Denoël, 2008) ou Tzvetan Todorov (La Littérature en péril, Flammarion, 2007). Pour mieux étayer ce panorama critique, l’ouvrage veut prendre en charge les griefs formulés à l’encontre d’une langue littéraire contemporaine dite “sous verre”, “malade”, “neutralisée”, “en morceaux”, en faveur d’une langue “sous influence”, “métissée”, neutre et “en mouvement”, en cela qu’elle est l’objet de diverses manipulations graphiques, technologiques, scéniques. Défaire ces lieux communs est l’ambition centrale du collectif, qui veut frotter l’une contre l’autre langue et littérarité, en dressant “un certain état des pratiques littéraires actuelles”   , et non pas seulement une actualité de la littérature française contemporaine.

Interroger le littéraire, chercher la langue

Par le biais d’une réflexion “nouée autour de la langue”   , ce recueil d’articles issu d’une journée d’étude qui s’étageait en deux parties (“Une écriture début de siècle ?” et “Une nouvelle langue ?”), fait suite à d’autres parutions récentes. En septembre 2009, est parue chez Fayard une Histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, intitulée La langue littéraire, ou comment raconter l’histoire de la littérature française “en ne prenant appui que sur des faits de langue et de style”, où viennent se nourrir et se définir mutuellement langue littéraire et “langue parlée”, dénomination à laquelle les contributeurs de notre ouvrage préféreront la “langue commune” ou “langue de tous”. L’ouvrage dirigé par Gilles Philippe et Julien Piat donnait la parole aux “classiques” (Zola, Péguy, Proust, Sartre, Flaubert, Simon…) ; à l’aube du XXIe siècle, on sera tenu de manier ensemble, sur de plus vastes territoires, deux problématiques de choix, à savoir la circonscription d’une histoire littéraire (transgénérique, voire paralittéraire), et la postulation d’une singularité discursive, d’une valeur “littéraire” de la langue. La notion de style, pourtant ouverte aux effets de mode, semblerait, dans ce cadre, moins actuelle ou performante que celles de discours, de sujet, de représentation du monde.

Si l’ouvrage de Gilles Philippe et Julien Piat posait que “la langue des écrivains ne saurait se calquer sur la langue commune”   , les réflexions menées par Cécile Narjoux et ses collaborateurs poussent ce constat sur autant de champs de manœuvre traditionnels ou expérimentaux qui rééditent cette règle tout en la détournant. Au-delà des délimitations chronologiques, et de l’ancrage dans une actualité éditoriale qui impose elle aussi ses repères (on verra ainsi l’intitulé générique “roman” fleurir en cette rentrée littéraire, plus qu’en d’autres rentrées peut-être, sur la couverture de livres qui prennent à vrai dire un autre chemin), le parti pris de l’ouvrage dirigé par Cécile Narjoux apparaît par ailleurs plus exploratoire, en quelque sorte plus vagabond, que celui affiché par la précédente Langue littéraire de Gilles Philippe et Julien Piat.


Les écrivains, les poètes, les artistes… entre langue et littérarité

Parler de “langue littéraire” au début du XXIe siècle soulève un certain nombre de difficultés, que l’ouvrage cherche à débusquer avec rigueur, avant de mettre ses propositions de lecture à l’épreuve d’un grand nombre de textes qui constitue un “florilège éclectique” du nouveau siècle, et qui, de ce fait, oublie sciemment les frontières du littéraire pour sauter dans ses marges, d’Abd al Malik à Philippe Delerm, de Jean Echenoz à Patrice Courtois, en passant par Sylvie Germain, Éric Laurrent, Jean-Baptiste de Seyne ou Alain Souchon. Les articles de Gilles Siouffi   et de Dan Savatovsky   interrogent en premier lieu l’action des conditionnements scolaires et universitaires qui conduisent à la périodisation d’une histoire de la littérature. Celle-ci constituant d’ailleurs un objet d’intrigue chez certains des auteurs marquants de la période (Pascal Quignard, Pierre Michon).

Tradition et modernité seront alors deux maîtres mots des études rassemblées dans ce collectif, à l’image des considérations stylistiques proposées par les articles de Julien Barret   et de Florence Mercier-Leca   , qui traitent des éléments principaux des arts poétiques de Souleymane Diamanka, d’Oxmo Puccino ou de Grand Corps Malade. L’ambition des études proposées par Cécile Narjoux atteignent sans doute, dans ce cadre, à la fois leur limite et leur aboutissement, dans la mesure où l’analyse des “pièces maîtresses de la poétique” de ces artistes (rimes équivoquées, paronomases, allégories, aphorismes, etc.) révèle un imaginaire linguistique qui dirait du littéraire plus que n’en recèlerait une histoire de l’extrême contemporain en littérature. Reste à savoir si la recherche d’une singularité langagière dans ce type de textes, c’est-à-dire d’une langue propre en prise à la fois avec la mémoire des lettres et l’inconnu des identités métissées, des inspirations désaxées, des zones troubles, résume le littéraire et le signifie le mieux.

En outre, la “dimension systématique et collective”   d’une “langue de tous”, d’un cadre d’usage commun de la langue, à laquelle la langue littéraire opposerait la singularité de son discours, se trouve, elle aussi, bousculée par des pratiques qui n’offrent, même dans une communauté de genre (le roman chez Lydie Salvayre ou Nathalie Quintane, parmi d’autres), aucun exemple spécifique de régularité. De retour à la construction d’une œuvre au long souffle, reconnue par son public et la critique médiatique et universitaire, c’est à ce défi que se confronte l’article instructif de Catherine Rannoux, qui lit dans Les Années d’Annie Ernaux   , un défi à la “langue littéraire”, dans ce qui va être progressivement défini comme l’usage singulier de la “langue de tous”   . L’expression “langue littéraire” est notamment confrontée dans cette réflexion à la question du style, qui prend une dimension toute particulière dans l’imaginaire linguistique d’Annie Ernaux, dont le concept d’“écriture plate” (avancé dans La Place, récit paru en 1982) a fait recette. À la notion de style, la pratique d’une “langue littéraire” au XXIe siècle pourrait ainsi laisser place aujourd’hui à l’épanouissement d’un “sentiment de la langue”   , à travers lequel se redéfinirait le sujet écrivant, parfois sujet autobiographique. L’article de Samuel Minne, consacré à trois jeunes auteures contemporaines, Nina Bouraoui, Fanny Chiarello et Faïza Guène, réinterroge précisément cette dimension, à travers l’usage de la première personne dans le récit, le maniement d’une oralité scripturale, et enfin la définition concomitante d’une identité sexuelle   .

La notion d’oralité est liée, dans cette analyse, à un “refus du littéraire”. Si le recours à une langue orale ou oralisée “révèle un refus clair de l’écriture littéraire”   , chez ces trois auteures, si ce recours “déjoue l’assignation de la langue à l’écrit”, de quelque nature qu’il soit, scolaire (le propos de la grammaire normative) ou littéraire, la porosité ou la perméabilité de ces écrits aux modèles culturels les plus divers, y compris ceux de la tradition, des belles-lettres, est soulignée autant par Samuel Minne que par d’autres contributeurs. L’auscultation littéraire de la “langue de tous” s’actualise en rénovant par des moyens divers l’effacement du sujet face à l’explosion du monde ou des mondes dans lesquels nous vivons : monde du travail et de l’entreprise, dans l’article de Thierry Beinstingel   , monde du sexe marchand ou du sexe scénographié, vu par Éric Bordas   , monde des banlieues dans l’étude de Chantal Wionet   , mondes virtuels des nouvelles technologies analysées par Isabelle Monin et Mustapha Krazem   .

La langue littéraire et ses nouveaux territoires

Car le littéraire goûte à toutes les langues, pour se définir souvent, pour ne pas dire toujours, par contraste, par réaction, par défi. La langue de l’entreprise est ainsi présentée, dans l’article de Thierry Beinstingel, comme un langage spécifique, actif et structuré, dont l’émergence contraint pour ainsi dire la production littéraire à prendre position, à en dégager le dynamisme et la variété pour son propre bénéfice. Le travail de détournement effectué par Jérôme Mauche dans La Loi des rendements décroissants   , apparaît ainsi comme un véritable travail de la langue : la compulsion, “un trimestre durant”, de magazines et de journaux économiques et professionnels, a abouti à un ensemble de poèmes en prose, en “deux cents morceaux”, où tout est renversé, “l’économie politique, les notes de service, les micros anecdotes du quotidien de l’entreprise”. La jubilation de l’écrivain viendrait de ce basculement dans une forme nouvelle de littérarité, moqueuse mais consciente des enjeux poétiques qu’elle véhicule.

La mise en avant d’une contradiction souvent ironique, comme le souligne Éric Bordas, se veut in fine un point commun à de nombreux articles, qui mettent en regard la lecture d’une “maladie de la langue” (lorsqu’elle est poétiquement exposée, chez un Bernard Noël ou un Jacques Roubaud), d’un “malaise dans l’adjectivation” (chez Éric Chevillard, Éric Laurrent et quelques autres), d’un “défi à la ‘langue littéraire’” (dans l’œuvre d’Annie Ernaux), en même temps que la “paradoxale survie” de la langue littéraire, le “retour à la tradition poétique française”, l’émergence d’un “héritage poétique inattendu”. Maladie, malaise ou défi contre survie, retour à la tradition ou héritage, les usages littéraires de la langue française ne s’épargneraient apparemment aucun des “effets de la névrose” qui agite le siècle, si celle-ci est encore le “produit direct de nos inquiétudes, de nos recherches âpres, de nos paniques, de ce malaise général qu’éprouvent nos sociétés aveugles en face d’un avenir inconnu”   . C’est alors dans un “appel du corps”, auquel timidement la littérature se réarticule, que résidera l’optimisme de ces études, qui auront eu le courage de se confronter aux illisibilités, aux blancs ou aux encodages contemporains, pour en faire émerger une nouvelle identité du littéraire.