A partir des critiques de Foucault contre la psychanalyse, un florilège de réflexions pour raviver la discipline : véritable jubilation de la pensée de l’inconscient !

Psychanalyse et philosophie vont en bateau !
Bien avant que n'éclate le raz-de-marée face à l'attaque de Michel Onfray contre le père de la psychanalyse, dans le numéro 4-5 de la revue Incidence, sur un littoral certes beaucoup plus calme et bien moins éclairé des sunlights médiatiques, mais non moins luxuriant pour autant, se nouait un dialogue fécond entre des embarcations de philosophes et de psychanalystes. Près de la plage (sans doute celle où s'effacent les visages de sable ?)   , mouillait une douzaine de petits navires théoriques. Tous sont allés à la pêche à la pensée de l'inconscient dans l'oeuvre de Michel Foucault avec une seule règle, héritée de Jacques Derrida, qui sert de sous-titre à la revue, "il faut être juste avec Freud"   . Nos théoriciens ne pratiquent pas une pêche au gros ou industrielle mais, plutôt, un art de patience où des lignes précises sont lancées pour hameçonner quelques poissons ou découvrir quelques perles au beau milieu des filets théoriques et des viviers d'idées que Foucault nous a légués dans ses livres, ses cours et ses articles. Loin du remous et des tonnerres éditoriaux, l'équipage vogue donc doucement, convaincu qu'à faire trop de bruit on ne (s')entend plus penser. A l'inverse de certains  pirates du savoir, nos "pêcheurs" semblent tout prêts à relâcher leurs proies car à trop s'attacher à ses convictions, on finit par croire qu'elles sont les seules à être vraies et par perdre de vue la boussole de la liberté...      
Les articles nous apprennent que dans les flots d'encre répandus par Michel Foucault, un rapport à la psychanalyse n'a cessé de s'écrire. Mais ce lien constant évolue au fil des ans dans une sorte d'eau trouble : aucun ouvrage de Foucault n'a fait le point de manière définitive sur sa position quant à la psychanalyse et chaque temps de son parcours semble plutôt questionner de façon nouvelle, et souvent tranchante, le "champ et la fonction-psy". De façon cohérente, les différentes contributions mettent en perspective les démontages que le philosophe a progressivement échafaudés face à Freud et ses disciples, leur donnant de plus en plus de fil à retordre. Mais l'ensemble du volume ne se limite pas seulement à rendre plus tangibles ou à classer les critiques de Foucault contre la psychanalyse. Chaque auteur, avec son style, ses références et sa pratique arrive à répondre, à contre-argumenter, à sortir le savoir de l'inconscient hors de l'impasse dans laquelle Foucault semblait l'avoir relégué. Plus même, au large des contributions  de ce volume d'Incidence, semble s'ouvrir un horizon pour une "psychanalyse mineure"   riche de l'enseignement de la clinique, des outils foucaldiens et de ses reprises contemporaines dans la pensée queer américaine   .

Les quatre temps fondamentaux de la pensée foucaldienne
A lire Incidence, quatre temps principaux scandent la relation de Foucault à la psychanalyse. Ils nous permettent de reprendre le déploiement de son oeuvre de manière assez précise. Foucault commence par s'intéresser, au début des années soixante, à l'histoire de la folie et dresse alors une image de la psychanalyse comme continuatrice éclairée du travail d'enferment psychiatrique. L'air de rien, mais avec force et décision, l'oeuvre de Foucault commence donc par mettre la tête sous l'eau à la psychanalyse en en faisant la suivante d'une discipline d'enfermement qui partage ce qui est raisonnable de ce qui ne l'est pas. Cependant, comme le remarque très justement Jacques Lagrange, la critique est ambiguë puisque Foucault voit bien que la psychanalyse renoue aussi un dialogue avec l'expérience de déraison. Ainsi, l'ennemie première et principale de Foucault n'est sans doute pas d'emblée la psychanalyse mais, plutôt, la psychologie en tant qu'elle croit à l'unité du sujet et du discours et en tant qu'elle masque le rapport avec le "Dehors"   tel que l'expérience de la déraison peut l'indiquer.
L'époque des Mots et des choses est un second moment où le rapprochement  avec la psychanalyse et, sans doute aussi, avec le structuralisme au sens large du terme se fait plus évident   . Comme le pointe John Forrester au sein de l'oeuvre de Foucault lui-même, la psychanalyse, tout comme la littérature, se présente alors comme le "principe d'inquiétude" des sciences de l'homme. Elle fait boire la tasse aux certitudes scientifiques dans la profondeur d'un non-dit. Elle éventre les vérités universelles pour les laisser tremblantes devant l'inscription de l'histoire de chaque sujet dans un enchaînement signifiant absolument singulier. Avec l'inconscient, une limite s'impose aux autres sciences humaines, un "Dehors" devant lequel elles s'arrêtent et avec lequel commence l'aventure analytique.
Une dizaine d'année plus tard, avec Surveiller et Punir et le premier volume de l'Histoire  de la sexualité, La volonté de savoir, Foucault, dans le sillon ouvert par la pensée anti-oedipienne,  semble s'éloigner définitivement de la psychanalyse et souhaite mettre à mal la domination qu'elle exerce - notamment grâce au triomphe de l'enseignement de Lacan - sur la vie des idées. Au sein du dispositif de la sexualité   , la psychanalyse se met au service d'un pouvoir diffus, qui s'exerce à même nos désirs et nos corps à la place de s'imposer d'en haut. Du coup, Foucault accuse la pratique freudienne de tous les maux : elle cadre le désir, nous assujettit au manque, règle nos corps et rate toute tentative de libération et de résistance à la domination en promouvant des normes de comportement et en nous faisant croire à la vérité du sujet ; autant d'accusations qui, encore aujourd'hui, peuvent continuer d'interroger les psychanalystes et le sens de leur pratique.
Les articles d'Incidence distinguent, enfin, un quatrième temps, dans lequel Foucault, après avoir déconstruit la "fonction-psy" tant d'un point de vue politique que théorique, finit par présenter des voies alternatives pour prendre en compte "l'inquiétude de soi" à laquelle est censée répondre la psychanalyse. Il s'agit du fameux retour de Foucault à l’Antiquité et à ses pratiques éthiques, aux exercices de soi qui permettent la mise au point d'une subjectivation en lieu et place de l'assujettissement analytique. Pourtant, comme le remarque Frédéric Gros dans une interview avec Roger Ferreri qui clôture le volume en beauté, dans les derniers textes, la référence à la psychanalyse semble avoir presque disparu, sa présence est en tous cas plus flottante. Mais les auteurs semblent tous s'accorder pour remarquer la proximité des thématiques du dernier Foucault avec les enjeux de la clinique psychanalytique, notamment en ce qui concerne l’abandon d’un discours vrai et universellement valide pour se tourner vers la construction de soi par un dire-vrai dont la finalité est "moins de comprendre que de prendre le temps de dire".

Contre Foucault ?
Si, grosso modo, l'ensemble des textes s'accordent sur cette périodisation, aucun d'entre eux ne se limite vraiment à un simple exercice de repérage et d'explicitation des critiques foucaldiennes à l'encontre de la psychanalyse. Il ne s'agit là que d'une première étape pour répondre aux différentes remises en questions politico-théoriques que Foucault a pu élaborer au cours de son trajet intellectuel. Chaque article s'efforce ainsi de mettre en relief les apories internes au discours de Foucault quant à la psychanalyse ou, plus exactement, de montrer comment, malgré les analyses foucaldiennes et les difficultés qu'elles entraînent pour une pensée de l'inconscient, il est encore possible d'oeuvrer à la psychanalyse. L’ensemble des travaux contribue ainsi, de façon originale, à "être juste avec Freud" tout en prenant en compte les mises en garde foucaldienne. On n'y ménage ni la chèvre ni le chou, mais la pensée se met au travail entre Foucault et la psychanalyse. Faute de place nous ne reprendrons pas le détail de chacune des argumentations. Qu'on nous permette toutefois de rappeler, avec Jacques Lagrange, que Foucault a souvent eu tendance à gommer le lien entre sexuel et inconscient pour faire valoir son propre discours : c'est ce qui en fait à la fois la force et la limite. En  dissociant l'axiome de base de la découverte freudienne, le philosophe a détourné la psychanalyse de sa spécificité et est parvenu, c'est ce que confirme également l'article de Patrick Lacoste, à la situer soit dans la continuité de la psychiatrie, soit à la poser, plus largement, comme un aboutissement des techniques normatives qui s’appliquent directement sur le corps des sujets. 
Qu'on nous laisse aussi brièvement faire état de l'éblouissant travail de Pierre-Henri Castel qui, pour renouveler les possibles de la psychiatrie et de la psychanalyse, en vient à démonter l'un des concepts les plus fascinants et les plus suggestifs de l'édifice foucaldien : celui du "Dehors". Dans une démonstration implacable, textes à l'appui, Castel finit par pointer comment Foucault a absolutisé ce concept tout au long de son oeuvre au point d'en faire une sorte d'a priori, une abstraction, un hors norme de principe qui empêche de voir le cas  par cas qui intéresse la clinique.  
Si Foucault a réussi à tendre des pièges redoutables à la psychanalyse, le raisonnement de Castel   vient minutieusement dynamiter les rouages complexes de l'édifice foucaldien en partant du réel de l'expérience clinique. Mais, par ailleurs, comme on peut le lire dans la conclusion du bel article de Mauro Basaure, il faut bien reconnaître que ce sont les choix méthodologiques de Foucault qui lui interdisaient "d'être juste avec Freud".   

L’avenir de la psychanalyse sera mineur !
On s'en doutera, la lecture de ce numéro sur Foucault et la psychanalyse s'avère aussi jubilatoire que complexe. On n'y glanera aucune réponse définitive mais des suggestions de travail, des pistes pour continuer à penser avec la philosophie contre la psychanalyse et à exercer la psychanalyse contre la philosophie. Mais peut-être ce "contre" renvoie-t-il plus à la proximité qu’à l’opposition (comme deux corps se blottissent l'un contre l'autre). En ce sens, les deux articles de Butler ainsi que l'admirable relecture qu'en donne Ferhat Taylan laissent entrevoir un champ de recherches à la fois vaste et inédit pour une "psychanalyse mineure" où ne se répéterait pas le sempiternel assujettissement à l'Autre mais où se développeraient plutôt une "puissance d'agir" (agency) éthique et des stratégies de soi en prise sur les mécanismes de conformation du désir qu'induit la globalisation triomphante. Pareille psychanalyse n'est pas une vaine chimère, elle constitue plutôt l'"honneur politique" (pour reprendre l'expression de Gros) de l'inconscient, sa matrice de résistance à l'époque du triomphe des thérapies cognitivistes et de la standardisation des réponses au mal-être humain.
Les lecteurs les plus difficiles regretteront peut-être l'absence de textes cliniques témoignant plus directement et plus concrètement des effets de cette analyse en devenir entre Foucault, Freud et Lacan   . Cependant on pourra difficilement contrer l'effet enthousiasmant que provoquent ces textes qui repensent les territoires de la philosophie et de la psychanalyse, inventent une résistance (micro-)politique à partir de la cure et de la prise en charge de l'inconscient et nous invitent, in fine, à augmenter notre puissance d'agir. Bref, alors qu'après lecture, les grandes vagues éditoriales finissent toujours un peu par noyer le poisson, les soi-disant eaux dormantes, elles, abritent des trésors d'autant plus rares qu'ils nous invitent à replonger dans l'océan du Travail de la pensée.