Un panel impressionnant, propice à la nostalgie, des plus belles plumes du journalisme rock en France.

Rock Critics : rien que ça ! À l’initiative d’Yves Bigot, cet ouvrage collectif présenté par un minutieux Denis Roulleau et préfacé par un enthousiaste Pierre Lescure, a pour principal objectif de remettre les pendules à l'heure. Si le rock français a de quoi pleurer face à ses adversaires internationaux, la plume rock hexagonale, elle, n'a rien à leur envier. Rock & Folk, Rolling Stone, Actuel, Best font (ou firent, paix à leur âme), partie de ces revues importantes - voire vitales - pour tout amoureux du rock, néophyte ou expert en la matière. Ce dernier reste cependant le plus concerné par Rock Critics. Car, pour qui aime lire la presse musicale, aucun des vingt-deux noms ici énoncés ne lui sera inconnu. Et il retrouvera avec une joie proche de celle procurée par le goût de la madeleine proustienne les récits de François Armanet, Paul Alessandrini ou Philippe Paringaux. De Philippe Manœuvre ou Yves Bigot. Ou encore de Serge Kaganski, Patrick Eudeline, Alain Dister… On parle ici de rock stars, mais pas seulement. On peut être rock’n’roll sans en jouer, et vice et versa : telle est la première leçon de l’ouvrage. Paul McCartney, Kurt Cobain, Joy Division, les Clash ou Elvis côtoient Gainsbourg, Bob Marley ou Michael Jackson. Chaque morceau choisi propose une analyse fine, pertinente mais sans détours, des artistes interviewés. Leur œuvre, leur personnalité ou leur réputation ne sont plus à faire mais à refaire, inlassablement, par des plumes trempées dans l’acide – ou les larmes, la critique rock étant sans aucun doute le plus émouvants des genres journalistiques. Le lecteur est donc touché par l’une des dernières interviews de Kurt Cobain, désarmant de sincérité et bien plus raisonné que le public voulait le croire. Mais il peut aussi être agacé par la gouaille un peu pédante de Mick Jagger, qui mène son petit monde à la baguette. Ou encore bouleversé par les états d’âme d’un Brian Wilson, en plein passage à vide dans sa maison californienne. Et ainsi de suite. Les ressentis, à l’image des sujets, sont pluriels et variables. Rien n’est figé.

 

Cet ouvrage retrace aussi une autre époque, où la critique rock ne consistait pas à recevoir mécaniquement des liens mp3 et à faire des interviews d'un quart d'heure coincées entre deux autres et entre quatre murs. Sans pour autant tomber dans la vindicte réactionnaire, on rappelle ici une époque où l’on prenait le train, le bus, l'avion pour rencontrer des personnages devenus inatteignables aujourd'hui (sauf lorsqu'il s'agit de passer à la télévision !). Une époque où l’on discutait le temps d'une après-midi avec Mick Jagger, d'une nuit avec Jimi Hendrix, et parfois plus encore. Certes, les choses n'étaient pas idylliques, comme cette interview de Michel Polnareff racontée par Laurence Romance et qui tient plutôt du calvaire - lorsque l'artiste est devenu une insupportable star volontiers paranoïaque. De fait, on pouvait davantage se permettre de titiller des rock stars sans craindre l'orage médiatique, comme le faisaient Thierry Ardisson avec Iggy Pop ou Bruno Blum avec Mick Jagger himself. Bref, à musicien rock'n'roll, journaliste rock'n'roll.

 

A contrario, l'ouvrage a également l'immense mérite de démontrer qu'un bon article ne dépend pas forcément d'une interview (même si elle y contribue forcément), et que l'écriture peut se créer de manière toute personnelle, résolument littéraire. En témoignent les proses de Michka Assayas, François Gorin ou encore Bayon. Le rock était (est parfois encore) une histoire de passion viscérale et quasi incontrôlable chez des journalistes s’imposant avant tout comme des acteurs d’une époque dans laquelle ils se sont complètement immergés. Le fameux adage "sexe, drogue et rock’n’roll" prend tout son sens, mais doublé d’émotion, de métaphysique, de coups de cœur, de crises de nerfs… Adeptes du récit gonzo ou d’une écriture quasi universitaire, les auteurs présents sont bien incapables de provoquer ne serait-ce qu’une seconde d’ennui. Outre les différents partis pris qu’il propose, et que l’on aime ou pas la plume des uns et des autres, Rock Critics varie ainsi les plaisirs stylistiques.

 

Last but not least, il est intéressant de constater les parcours postérieurs, ici explicités, de ces critiques rock. S’ils le restent toujours un peu, ils ont su se reconvertir en radio ou en télévision, et se sont pour certains essayé avec succès au roman (Bayon, Nick Kent, Michka Assayas, Patrick Eudeline...). Certains sont morts trop jeunes, comme les regrettés Alain Dister ou Lionel Rotcage. Même si quelques autres journalistes auraient tout autant mérité de figurer dans ce livre, on n’en tient pas rigueur à Yves Bigot. Qui le pourrait ? Son anthologie cultive la nostalgie sans trop s’y attarder, prompte à ressusciter un genre que beaucoup jugent mort et enterré. À tort ou à raison, qu’importe : ne se pose pas la question des récents parasites envahissant la critique musicale et le manque de charisme de la plupart de ses acteurs contemporains. Rock Critics fait donc rejaillir le feu d’un ancien volcan que l’on croyait trop vieux : celui du rock’n’roll qui ne peut se contenter de vivre dans le passé, toujours prêt à cracher des flammes incandescentes