Le conflit israélo-arabe semble parfois être une reprise mot à mot de la maxime qui a rendu Le Guépard célèbre : "tout changer pour que rien ne change". Une nouvelle fois, de nouveaux heurts, et un débouché tragique qui ne débloque rien sinon de provoquer un nouveau tollé, un nouveau débat de sourds où chacun s’accorde et s’abrite sur le principe aussi noble qu’il est devenu fatigué "d’une paix juste au Proche-Orient" et l’appel à un "débat d’idées" qui semble bien difficile à réaliser au-delà de son invocation.

 

Fin mai, une flottille de navires chargés de militants et de matériel a donc été arraisonnée par les forces israéliennes, au cours d’un abordage qui a tourné au drame avec la mort de neuf personnes, et de nombreux blessés de part et d’autre. Par la suite, le Rachel-Corrie, parti plus tard de Chypre, a lui aussi été détourné vers le port d’Ashdod, cette fois-ci sans violence. Depuis la prise de contrôle israélienne des bateaux, le débat s’est installé sur les modalités de l’intervention, le degré de violence employé, la personne des parties prenantes, et la légitimité des actes de chacun, chacun tentant logiquement de défendre sa position, tandis que le récit ou les arguments adverses sont délégitimés. Les commentaires qui font les marges des articles de la presse en ligne en sont un exemple frappant, et ce malgré le travail de modération qui s’exerce à leur égard, lequel ne peut rejeter que les messages explicitement insultants ou racistes, ce qui laisse une large part à la dispute, tout comme dans les débats qui ont été organisés en urgence sur les médias audiovisuels, avant de disparaître, sans plus de suite… Jusqu’au prochain drame.

 

Tout est question de mots : "kidnapping" contre "arrestation", "militants pacifistes" contre "islamistes", "provocation" ou "aide humanitaire", et ainsi de suite. En cela, ce qui est peut-être le plus intéressant dans cet événement se trouve dans son récit, pardon, dans ses récits. De l’événement lui-même, que peut-on dire ? Que les bateaux ont été stoppés, pris sous contrôle, et qu’une violence s’est exercée à ce moment, conduisant au décès de neuf personnes. Guère plus, sans que cela entraîne justement dans un de ces récits. Tout juste peut-on ajouter qu’il est très délicat opérationnellement de prendre le contrôle de six bateaux de nuit, donc dans un espace réduit et mouvant, et sans utiliser d’armes lourdes, ce dont il n’était pas question. Et que les militants sur les navires étaient de toutes origines, issus d’un grand nombre d’organisations, fortement politisés en faveur des Palestiniens, avec une conscience aiguë des difficultés que la population de Gaza connaît et, conséquemment, non neutres dans le conflit en cours.

 

Voire… Commandos israéliens et militants furent eux aussi partie à ce moment de récits qui les dépassent, intégrés, vécus, faits leurs. Les commandos sont ceux de Tsahal… petits-fils, fils et frères des combattants de soixante ans de guerre, en particulier de ceux aussi qui ont vécu la Seconde Intifada et la droitisation de la vie politique israélienne qui s’est opérée à cette époque. Ils sont les héritiers du temps où les espoirs de paix se sont écroulés entre l’attentat du Delphinarium et le bombardement de la maison de Salah Shéhadé, quand le sentiment d’ein brera (pas d’autre choix) qui avait guidé les campagnes israéliennes jusqu’à sa remise en cause par la guerre du Liban de 1982 - la première guerre qu’Israël n’a pas eu le sentiment de mener par nécessité mais par opportunité - a fait un retour fracassant dans la conscience politique et militaire du pays. Depuis 2000, ce sentiment est revenu, nourri par la peur, l’éloignement de l’adversaire, et la douleur. La guerre est un phénomène autotrophe, qui se nourrit d’elle-même et des haines qu’elle engendre : et Israël est en guerre, avec la mythologie, la mémoire et les représentations qu’une guerre produit. En cela, citoyens de leur Etat, les commandos ne sont pas entièrement libres. Non qu’il s’agisse de déterminisme. Simplement, il est illusoire de présupposer de ces hommes qu’ils vont se comporter comme des acteurs "purs et parfaits", selon la formule économique qui semble parfois guider certaines analyses des conflits. Raisonner strictement de façon légaliste ou selon un schéma coûts-bénéfices peut certes parfois être éclairant, mais il serait trop aisé de faire bon marché de l’héritage, de la mémoire et des sentiments d’acteurs qui sont pris, sinon englués dans une réalité, et dont le moindre geste est répercuté à travers la planète. Si l’on tient à analyser froidement la situation, il est un principe scientifique simple qu’il convient de ne jamais oublier : l’observation d’un phénomène tend irrémédiablement à avoir une action sur celui-ci. Ce principe se vérifie au cœur de la matière, il est sans doute encore plus pertinent sur les personnes et devient fondamental lorsqu’il s’agit d’une action volontairement médiatisée. Tel quel, cela n’excuse rien. Mais cela permet de comprendre, d’approfondir et de percevoir l’épaisseur de la situation.

Face à eux, les militants furent aussi pris dans un récit. Profondément scandalisés par les souffrances de la population gazaouie, écoeurés par les démonstrations de brutalité israélienne et persuadés qu’il était nécessaire d’attirer l’attention sur le blocus instauré autour de ce territoire. Une vision là aussi profondément émotionnelle de la situation, où la souffrance palestinienne, scandaleuse en soi, devient l’alpha et l’oméga de la réflexion, sans prendre en compte, justement, d’échelles de cette souffrance. Chacun s’accordera sur le fait qu'une vie perdue est un scandale. Mais faute de perspective, de recul, cette souffrance devient alors un obstacle à la réflexion, et celui qui est coupable de l’infliger perd tout visage humain. Si la prise de contrôle des bateaux est sujette à des récits contradictoires, il semble en tout cas que les soldats israéliens se soient par endroits trouvés face à des gens prêts à en découdre… Et qu’eux-mêmes s’y attendaient. Des gens prêts à se battre selon les modalités du récit héroïque palestinien, avec des armes improvisées, des armes peu létales, comme lors de la première Intifada, dont l’ombre des victimes recouvre encore les modalités de la seconde dans le récit des violences. Une situation qui ne peut produire que de nouvelles victimes, de nouveaux drames, en une sorte de répétition d’événements déjà arrivés. Pour reprendre le terme marxien, un bégaiement historique désespérant.

 

Neuf morts, des manifestations monstres, des litres d’encre et des flots de paroles menaçantes ou lénifiantes pour quel résultat ? Un éloignement d’Israël et de la Turquie qui était déjà effectif depuis des mois mais qui ne remet pas en cause les relations fondamentales entre les deux pays. Un allègement du blocus qui ne remet pas celui-ci en question et était prévisible, l’essentiel pour Israël étant de contrôler les accès à Gaza et de maintenir le Hamas dans une situation où son discours guerrier tend à perdre de sa force devant les difficultés quotidiennes de sa gestion du territoire. Des articles sanglants dans la presse israélienne et de houleux débats dans le pays et à la Knesset sous l’œil des caméras où chacun mesure ses forces en jouant sur l’audience intérieure et internationale de ses propos, et qui ne sont rien d’autre qu’une des modalités classiques de la vie politique du pays. Un Hamas qui crie au crime et à la victoire tout en cherchant désespérément cent sous pour faire un franc. Une Autorité palestinienne qui ne peut qu’apparaître spectatrice et tenter d’exister péniblement tout en veillant à conserver autant que possible la haute main en Cisjordanie. De nouvelles tentatives de briser le blocus par bateau, lourdes de sentiments et parfois d’arrière-pensées par exemple venant de Libye, face aux soldats, dressant la scène pour un nouveau drame. Des enquêtes dont les responsables sont soupçonnés de parti-pris, autrement dit d’être justement entraînés dans un récit par l'un ou l’autre des acteurs, et dont les résultats ne convainquent en conséquence que ceux qui veulent l’être, comme cela a si souvent été le cas par le passé. Et des Gazaouis objets de toutes les attentions et des débats et qui, pourtant, souffrent autant sans doute de la colossale charge imaginaire qu’on leur fait porter, entre héros et ennemis par excellence, que de leur détresse matérielle. Vivre est possible à Gaza. Vivre, mais mal, dans un territoire déshérité depuis l’époque mandataire, ravagé par des décennies de conflit. Cependant l’occupation et ses séquelles, la libération et ses rêves, sont au moins autant d’obstacles à une vie normale que les manques physiques. Plus que les murs, ce sont les esprits qui sont en miettes.

 

Il est à la fois tragique et ironique que le moment où les espoirs de paix ont été les plus grands dans la région, au début des années 90, corresponde au moment où une grande partie des attentions étaient focalisées par des conflits tout aussi catastrophiques, en ex-Yougoslavie. Qu’on ne se méprenne pas. Etre partisan de l’une ou l’autre des parties en conflit peut parfaitement se justifier, et être d’une grande noblesse. Mais ce ne sera jamais une analyse. Le silence n’est pas non plus une attitude saine. Il faut plutôt, une fois les larmes séchées, tenter de comprendre, et ce avec les acteurs, tels qu’ils sont et non tels que l’on voudrait qu’ils soient. Avant une prochaine fois

 

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