Dans son film I Am The Media (diffusé le 30 mai sur Arte et en diffusion gratuite), Benjamin Rassat pose un regard ironique sur la société actuelle, en s’attachant à trois de ses aspects fondamentaux : la puissance des médias, la "tentation narcissique" renouvelée par l’ère informatique et la mise en scène des identités multiples cherchant à affirmer leur existence dans la toile immatérielle du net, en une époque de désenchantement et de solitude.

 

Omniprésents, les écrans sont au cœur de notre existence ; multiples, ils rythment notre quotidien. En s’ouvrant sur des images de murs d’écrans, le film entend mettre en exergue la puissance actuelle des médias. C’est notamment l’écran d’ordinateur, qui joue un rôle prépondérant au cours des entretiens, en imposant son tempo au flux des images. Le statut de l’écran est cependant complexe : média, il fait lien en déclinant un entre-deux-mondes qui contamine le réel et se substitue aux relations concrètes. Loin de se limiter à sa fonction originaire de messager, le média devient une entité à part entière, comme l’a soutenu notamment McLuhan   .

Deux milliards de connexion, quatre milliards de téléphones portables et plus de cent millions de blogs recensés, selon les informations de Benjamin Rassat… L’ampleur de ces chiffres peut paraître effrayante. Nous serions-nous perdus dans une "interminable forêt numérique de médiocrité", selon l’expression brutale de l’auteur Andrew Keen interrogé par Rassat, ou bien l’homme serait-il à l’aube d’une redéfinition existentielle ? Malgré la virulence de ses propos, Keen met en avant la neutralité du média : celui-ci ni bon ni néfaste, en soi ; il n’est au fond qu’un miroir de l’homme, que le témoignage d’une époque.

Interviewé par Rassat, le journaliste Pedro Doria rappelle les sources originelles du blog, qui reprennent selon lui le concept des carnets de voyage tenus par les premiers explorateurs au XVIe siècle. En ce sens, les blogs permettraient à des vidéo bloggers comme Loïc Le Meur, Robert Scoble ou Justin Kan dont nous suivons les bribes de quotidien au cours du film, d’explorer un nouveau territoire sociologique. Ils inscriraient donc leur démarche dans une volonté de déchiffrer une société en mutation structurée par la part prédominante de l’informatique et basée sur la mise en image systématique de soi.

Cette société qui se dessine à travers les blogs et les rapports sociaux sur Internet est marquée par un double mouvement : à la fois individualisme exacerbé et anonymat. Pour le sociologue japonais Azuma, la pulsion narcissique se cristallise paradoxalement sur l’anonymat de la blogosphère, engendrant une communication singulière, un nouveau type de relation entre les individus. Internet témoigne par ailleurs d’un désenchantement, d’une faille dans l’identité collective compensée par la technologie audiovisuelle.

L’analyse que propose Azuma à propos du Japon peut, semble-t-il, être étendue au reste du monde. Dans une certaine mesure, Internet constitue l’antidote aux désillusions suscitées par une réalité matérielle en crise, et les blogs permettent de réaffirmer une identité vacillante, menacée par l’anonymat croissant de notre société. "Masturbation intellectuelle", d’après Andrew Keen, l’habitude de se "googliser" soi-même, confessée par la plupart des interviewés, trahit un besoin presque désespéré d’exister aux yeux des autres, de trouver un écho dans le reste du monde, aussi virtuel soit-il.

Comme le pharmakon aristotélicien, le remède peut aussi être poison. Keen souligne ainsi avec véhémence les effets pervers engendrés par le "narcissisme numérique", qui engendre désocialisation et repli sur soi. Son analyse n’est pas fausse, certes, mais elle doit néanmoins être nuancée, comme le propose implicitement Benjamin Rassat en inscrivant cette pulsion narcissique dans une historicité. Certes exacerbé par Internet, le narcissisme n’est pas une maladie inventée par l’ère informatique mais une tentation séculaire. En ce sens, les vidéos mises en ligne par Loïc Le Meur, Justin Kan ou Scoble, ces images du quotidien qu’ils nous livrent, ne sont pas fondamentalement différentes du but avoué par Rousseau dans la préface des Confessions et rappelé en exergue du Blog à Jean-Jacques : "Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura pas d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de sa nature et cet homme se sera moi. Moi seul".

Moi. Voici le sésame des Confessions de Jean-Jacques Rousseau et le symptôme flagrant d’un narcissisme qui n’a donc pas attendu la société des écrans pour se développer. Dans la continuité d’une longue tradition, le XXIe siècle réinvente la tentation narcissique et ses nouvelles modalités. Google devient le nouvel opium des narcissiques ou simplement de toutes les âmes incertaines qui veulent vérifier leur existence. Jean-Jacques Rousseau et Meenakshi Madhavan, créatrice du blog The Compulsive Confessor : deux époques, deux personnalités radicalement distinctes, mais un même objectif partagé comme le montrent les propos de la jeune indienne : "C’est ma vie et c’est sur ça que j’écris".

On peut néanmoins s’interroger sur l’authenticité de ce moi : libertine dans le monde virtuel, Meenakshi Madhavan se montre timide dans le face-à-face. Derrière les volutes translucides de sa cigarette, la jeune femme dévoile une pudeur inattendue, esquivant les questions sur l’auteur. "Tout est sur le site"… La personne réelle s’efface derrière son personnage immatériel et ses mises en scène.

La fictionnalisation de l’identité est sans doute l’un des traits les plus frappants de notre époque, et c’est surtout cela qu’entend refléter le parti-pris formel de I am the media. Sur le bateau qui sert de cadre à l’interview, Benjamin Rassat est à la fois le questionneur et le questionné, la voix aveugle confinée dans le hors-champ et le corps nonchalant au centre de l’image, procédé qui indique un troublant dédoublement. La caméra joue le rôle d’un véritable miroir dans ce monologue étrange joué par Soi-même et son autre. Le réalisateur est ainsi entraîné dans la vague d’une démultiplication identitaire avec les dangers qu’elle porte en germe : la dérive névrotique (voire psychotique) des individus les plus fragiles.

Evitant les écueils de la diabolisation stérile et de l’enthousiasme béat, Benjamin Rassat nous propose une analyse subtile des bouleversements affectant le XXIe siècle. Il brosse en effet un tableau à la fois lucide et tendre de la société actuelle. Au contraire d’Andrew Keen et de ses propos virulents, Benjamin Rassat ne fait montre d’aucune condescendance à l’égard de ceux qui nourrissent sa réflexion : personne n’échappe véritablement au rayonnement des nouvelles technologies, pas même lui.

 

L’intérêt majeur de ce projet hybride est sans doute d’élaborer un dispositif filmique en adéquation avec sa problématique. I am the Media constitue en ce sens une mise en abyme de la société actuelle. Dévoilant l’omniprésence de l’image dans notre société, le film se constitue lui aussi à travers le maillage étroit d’une multiplicité d’images (extraits de films, de blogs vidéos, l’écran semble se démultiplier au fil des projections), faisant écho à notre quotidien. D’autre part, Benjamin Rassat lui-même se met en scène comme un reflet métonymique de la société actuelle - le dédoublement du réalisateur, à la fois corps visible et voix en hors-champs mettant en valeur la disparité identitaire des individus à l’ère informatique. Enfin, lorsque Rassat parodie, dans la dernière séquence du film, les fragments de blogs montrés auparavant, il témoigne d’une appropriation des images et favorise la mise à distance critique, se faisant alors miroir d’une société hantée par le narcissisme numérique. Jonglant entre réalité et fiction, Benjamin Rassat contribue à souligner, en écho aux réflexions de Baudrillard sur le règne des équivalences généralisées   , la relativité de ces concepts dans un monde placé sous le signe du simulacre et de la mise en scène des identités