Une plongée à la découverte du mobilier et des décors des années 80 : une véritable symphonie de tendances placée sous le signe de l’audace et de l’exception. 

Entre Anne Bony et les Éditions du Regard, c’est l’histoire d’une indéfectible entente à l’origine de deux célèbres collections, "Les Années…" et "Meubles et Décors", auxquelles préside la même ambition de livrer par décennie une vision globale de l’actualité artistique au XXème siècle. Cette aventure a commencé au début des années 80 et, depuis trente ans, les nombreux volumes de ces deux collections se déploient sur les rayonnages des libraires, s’imposant un à un comme ouvrages de référence. Le projet était titanesque et Anne Bony a aujourd’hui réussi la gageure de donner à découvrir tout un siècle de création artistique. 

Son dernier livre est consacré aux meubles et aux décors des années 80. À la lumière du contexte d’une époque qui voit triompher une société de la communication, évoqué sans doute trop brièvement mais avec justesse dans l’introduction, l’auteur propose de dresser un panorama de la scène internationale des arts décoratifs. Elle s’appuie pour cela sur les portraits des créateurs majeurs de la période, réunis au sein de chapitres thématiques. 

 

La décoration, un art de vivre

 

L’ouvrage aborde dans un premier temps l’art de la décoration d’une décennie que caractérise, selon Anne Bony, un retour à la tradition du luxe et du bel artisanat. C’est ce que le lecteur découvre au travers de l’œuvre de Jacques Grange, Alberto Pinto ou encore de Jacques Garcia, célèbres ambassadeurs d’un certain faste grand siècle. Outre-Atlantique, on observe un retour à la tradition des années 40 avec les décorateurs Bruce Gregga et Mario Buotto qui se plaisent à réinterpréter les grands styles historiques. Anne Bony met également en lumière un style à l’élégance contemporaine, qui s’impose alors en France comme le nouveau décor des lieux de la mode, des affaires, de la publicité ou de la culture. Comme elle le souligne très justement, dans les années 80, les espaces publics deviennent "les nouveaux paquebots de la création". L’action culturelle menée par François Mitterrand et son ministre de la Culture Jack Lang s’impose comme "une arme politique", "le symbole de la puissance économique et culturelle d’un pays". C’est alors le temps des grandes commandes parmi lesquelles le réaménagement de la gare d’Orsay par Gae Aulenti et la modernisation des appartements privés de l’Elysée qui réunit quelques-uns des principaux designers de la scène française contemporaine : Marc Held, Ronald-Cecil Sportes, Philippe Starck, Annie Tribel et Jean-Michel Wilmotte. Dans le secteur privé, on use de la même façon de la décoration comme mode de communication. Christian de Porzamparc se voit confier la décoration du Café Beaubourg, Philippe Starck celle du Café Costes, deux véritables lieux iconiques des années 80. 

Par une succession de courtes biographies, l’auteur présente un à un les décorateurs marquants de la période. Peu à peu, la scène française se dessine : Patrick Naggar, Yves Taralon, Didier Gomez, Frédéric Méchiche, etc. L’auteur met également en avant la place grandissante occupée par les femmes dans le domaine de la décoration avec l’arrivée de fortes personnalités telles qu’Andrée Putman, Agnès Comar, Rena Dumas ou Marie-Christine Dorner. 

Ce premier chapitre s’achève par un aperçu de la création en Angleterre et en Espagne. L’une où la rupture provoquée par le mouvement punk de 77 a donné naissance à un art de la décoration au ton décapant ; l’autre, qui après l’ère du franquisme se reconstruit et développe une grande créativité pleine de fantaisie, la Movida, notamment à Barcelone, alors stimulée par la perspective des Jeux Olympiques de 92. 

À vouloir présenter les décors des années 80 aussi bien en France qu’à l’étranger, on regrette que cette première partie, d’une quarantaine de pages, soit si succincte sur le fond bien que généreusement illustrée. Cela offre un intéressant panorama de la création de l’époque en matière de décoration, mais le lecteur a cependant parfois l’impression de parcourir un dictionnaire des décorateurs auquel il manquerait, malgré les lignes introductives, une analyse approfondie du climat esthétique de la période. 

 

Le mobilier des années 80 : une éruption libératrice

 

La seconde partie du livre est consacrée au mobilier. Ici, le principe d’une classification thématique dans laquelle viennent s’intégrer les portraits des créateurs permet à l’auteur de mettre en évidence et de rendre intelligible l’incroyable richesse créative d’une époque placée sous le signe de la liberté et de l’ouverture, d’une époque qui retrouve le goût de l’exception et tourne définitivement le dos au fonctionnalisme. On regrette seulement de ne pas trouver un dialogue plus étroit entre l’iconographie et le propos de l’auteur. Reproche que l’on pourrait d’ailleurs faire à l’ensemble de l’ouvrage.

Durant les années 80, les regards convergent vers l’Italie où le groupe milanais Memphis, dominé par la figure d’Ettore Sottsass, s’immisce dans le domaine des plasticiens et imagine un nouveau cadre de vie hautement coloré. Dans le même temps, Gaetano Pesce dispense une vision humaniste du design et tente avec sa table Sansone ou ses chaises Dalida de combattre l’uniformité du mobilier de série. En Espagne, une nouvelle génération d’artistes, bien décidée à se libérer du poids de l’histoire, développe une conception ludique et ironique du meuble, qu’illustrent les pièces de Javier Mariscal ou de Studio Per. Le nouveau design allemand, représenté par les groupes Kunstflug ou Pentagon, s’affranchit quant à lui du dictat du Bauhaus. En Angleterre, Ron Arad développe l’esthétique "bunker", Tom Dixon crée un "mobilier sauvage artisanal", Marc Newson imagine des meubles en fer martelé et riveté. 

La scène française est elle aussi particulièrement active et offre des approches multiples du design, tout autant opposées que complémentaires. Dans la mouvance de Memphis, le groupe Totem secoue la tradition et diffuse un mobilier plein d’humour et de poésie. Les Français aiment encore réinterpréter les références de l’histoire des arts décoratifs et renouer avec l’artisanat d’art. Ainsi, pour Garouste et Bonnetti, André Dubreuil ou Olivier Gagnère le passé appartient au présent, qu’il soit baroque, classique ou même primitif. 

En marge de cette mouvance post-moderniste, l’ouvrage présente une jeune génération de designers, parmi lesquels François Bauchet et Martin Szekely, à la recherche d’une nouvelle approche de la fonctionnalité du meuble. Dans une époque marquée par une grande perméabilité entre les différents domaines artistiques, l’auteur met également en avant la place grandissante prise par les plasticiens et plus encore par les architectes qui développent un mobilier aux lignes épurées à l’instar de Jean-Michel Wilmotte dont la chaise Palais Royal (1986) a été choisie pour la couverture de l’ouvrage. Si le design prend alors manifestement le chemin de l’aristocratisation, ce livre met aussi en lumière les initiatives d’enseignes comme Ligne et Roset en faveur d’un mobilier signé et démocratique. 

Bouillonnante du point de vue de la création, la décennie 80 est aussi rythmée par de multiples actions de promotion, d’échanges et de diffusion menées en faveur du meuble contemporain que l’auteur s’est attaché à présenter (salons, expositions, publications, production, mécénat etc.). L’objet se voit récupéré comme mode de communication et le designer propulsé au rang de star par les médias. Anne Bony nous le rappelle : les années 80 c’était aussi la naissance du "Starck system". 

Depuis peu, le design des années 80 semble sortir du purgatoire et revient avec force sur le devant de la scène. On a assisté à la vente du mobilier de Garouste et Bonnetti pour les salons de la maison Christian Lacroix, célébré les 25 ans d’"En Attendant les Barbares" à travers une exposition à la galerie éponyme et il est encore temps de découvrir l’exposition en hommage à l’œuvre de Michele De Lucchi, co-fondateur de Memphis, au Musée des Arts décoratifs de Bordeaux. 

 

L’ouvrage d’Anne Bony arrive ainsi à point nommé. Concis et abondamment illustré, il aurait sans doute mérité une bibliographie plus étoffée à l’attention des lecteurs qui souhaiteraient approfondir un sujet qui se révèle passionnant. Il participe cependant efficacement à ce mouvement de redécouverte du mobilier des années 80 et devrait amplement contribuer à sa réhabilitation. Une fois encore, Anne Bony signe un ouvrage incontournable