Une présentation intéressante de trois figures d'Europe de l'Est, représentatives d'une génération d'intellectuels dissidents qui témoignent des bouleversements historiques du XXème siècle.

Depuis la réflexion engagée par Edmund Husserl dans la Crise des sciences européennes et la phénoménologie, on sait combien toute méditation sur la nature et la portée de l'esprit européen possède des racines philosophiques profondes, et que la constitution d'une Europe de l’esprit présuppose en premier de définir l'esprit de l'Europe.

 

Ainsi Husserl interrogeait le rapport de l’Europe au vécu, donc au sens qui lui semblait submergé par la question scientifique et par l'explication à défaut d'un rapport à la compréhension. Depuis le moment grec, qui en constitue la fondation, jusqu'à Auschwitz, qui en constitue la remise en question la plus profonde et la plus tragique, la question de l’Europe est devenue le passage obligé d'une définition identitaire problématique visant en premier lieu à confronter l’âme européenne à ses contradictions, des Lumières de la Raison aux abîmes de la violence qui lui semblent consubstantielles. Dans cette perspective, c'est un éclairage sur un pan méconnu de l’histoire de l'esprit européen qu'apporte l’ouvrage d'Alexandra Laignel-Lavastine, Esprits d'Europe : Autour de Czeslaw Milosz, Jan Patocka, Istvan Bibo ; Essai sur les intellectuels d'Europe centrale au XXe siècle paru en 2005, dont Gallimard nous propose la réédition en Folio Essais.

 

En choisissant de présenter trois figures de la vie intellectuelle de l'Europe de l'est, de nationalités différentes, l'auteure tente de délivrer le portrait d'une génération intellectuelle marquée par la nécessité de témoigner des bouleversements historiques subis en Europe centrale et orientale. C'est en effet une caractéristique de ces intellectuels : avoir été littéralement convoqués par l'histoire et n’avoir pu échapper, par leur destin collectif et par l’exigence éthique qui était la leur à éprouver, jusque dans leur chair le caractère tragique de l'histoire qu'aimait à rappeler Raymond Aron.

 

Comment penser cette contingence ? Celle qui amena cet espace particulier de l’Europe à devenir à la fois celui de la mise en œuvre de l’Holocauste et le laboratoire d'une expérience communiste qui dégénéra en un totalitarisme ; régimes où la surveillance de la pensée était la règle, où le remède était devenu à son tour contaminé par la nocivité du mal qu'ils prétendaient guérir. Ce destin, d'une radicalité absolue et unique dans l’expérience du mal politique, se traduit par un questionnement qui prend comme source des thèmes communs explorés sous les formes divergentes de la poésie, de la philosophie et de la science politique.

 

Un des grands intérêts du livre est de croiser ainsi les regards, en termes de nationalités, mais aussi en termes de modes d'expression ; et de dégager derrière les différences formelles une certaine unité thématique.

 

Milosz et les plaies de l'histoire

 

Le premier des protagonistes est le polonais Czeslaw Milosz né en 1911 en Lituanie dont le prix Nobel en 1980 constitua un coup de tonnerre dans la grisaille du ciel de plomb qui tombait sur la Pologne. Milosz est certes avant tout un poète ; mais un poète qui témoigne du vécu historique, à travers la perception d'un sujet éthique. Son inspiration s'attache à célébrer aussi les plaies de l'histoire de la Pologne, un de ses poèmes les plus émouvants traite du ghetto de Varsovie ; il porte en lui l'indifférence de certains varsoviens qui continuent d'emprunter un manège, alors qu‘en arrière plan, le ghetto est en train de brûler.

 

Lit-on ce poème, un des plus beaux poèmes mémoriels sur la persécution des juifs, est à ranger à côté de l'ode sur Babi Yar de Evgueni Evtouchenko. De même, un autre poème : "Toi qui as lésé l'homme simple", écrit en hommage aux victimes du nazisme, figurant désormais sur le monument dédié aux victimes de la répression contre Solidarnosc.

 

Mais le parcours de Milosz est aussi celui d'un penseur engagé qui devient, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, diplomate ; il soutient à son commencement le nouveau régime, avant d'adopter très rapidement une attitude critique, qui le conduit à la rupture radicale et à l'exil en France.

 

Milosz était le neveu du célèbre poète d'origine lituanienne Oscar Venceslas De Lubicz Milosz   et choisit naturellement la France dont son oncle avait admirablement servi la langue.

 

Son parcours sera inauguré par dix ans d'errance et de précarité, dont il évoquera la difficulté avant de partir pour les Etats-Unis. Rappelons que son travail est censuré en Pologne, mais ses poésies circulent néanmoins sous le manteau ; il est très vite reconnu comme un des plus grands poètes de l'école polonaise, dont sortira par ailleurs un autre prix Nobel Wislawa Szymborcza et le plus oublié et pourtant remarquable Zbiniew Herbert. Milosz va rédiger son grand essai sur la situation de l'Europe de l'Est, La pensée captive, essai sur les logocraties populaires ; il va prendre la tête de comités de soutien à Solidarnosc lors de la déclaration de l'état d'exception par le général Jaruzelski. En 2004, il décède à Cracovie, enfin revenu de l’exil qui avait alimenté sa poésie et sa douleur.

Que retiendra-t-on de ces thématiques de Milosz ? Sans doute qu’elles rejoignent celles de la plupart des intellectuels dissidents d’Europe de l'Est de cette époque. Cette réflexion sur le sort des juifs et le rôle de l'indifférence des Polonais, sur la contestation du système communiste et la revendication de l’autonomie du sujet ; et surtout, sur son corollaire éthique : la responsabilité à l'égard du destin collectif, l'esprit européen irréductible aux contingences momentanées de l'histoire, autant de thèmes qui ressortent tant de Milosz poète que de Milosz essayiste.

 

Dépeint comme critique envers l'Eglise et "le corset romain" qui enserre la Pologne, Milosz n'est pas un penseur conservateur ; c'est d'ailleurs un des points forts du livre que de montrer ces dissidents, ceux qui ne furent en aucun cas des chantres du retour en arrière ou du capitalisme occidental ; mais des hommes revendiquant une liberté de pensée et d'expression absolue, liée à une conception très rigoureuse de la personne humaine.

 

L’engagement comme figure de la pensée

 

La deuxième figure est celle de Jan Patocka, à la fois célèbre et méconnue. Célèbre parce qu'elle est devenue une image du martyrologe de la dissidence ; méconnue parce que l'œuvre de Patocka n'a été guère lue dans le monde occidental. Une œuvre derrière le prisme de son engagement, alors que son engagement est avant tout la résultante de conceptions philosophiques fondamentales autour du sujet et de son rapport au monde.

 

Chez Patocka, le politique s'enracine dans le philosophique et l’engagement est le contraire de la trahison des clercs que stigmatisait Julien Benda. Une poursuite en acte d'une réflexion théorique autour de la phénoménologie du sujet historique. Patocka était ainsi un disciple d'Edmund Husserl, il étudia la phénoménologie auprès de son maître ; il lui consacra deux gros ouvrages où il croise également la pensée de Thomas Masaryk, philosophe et premier président de la République tchécoslovaque et d'Auguste Comte. Peu connu, Masaryk est une référence importante pour Patocka, en dehors de son œuvre philosophique ; ce dernier consacrant également des textes à Masaryk comme figure morale, en particulier soulignant son engagement politique dans la lutte contre l’antisémitisme en un temps où cette position n'était guère politiquement payante.

 

Patocka devient très vite un des plus grands phénoménologues de l’Europe de l'Est et son nom n'est aujourd'hui plus guère accompagné que du polonais Roman Ingarden dans la mémoire collective des philosophes de cette dimension. La pensée de Patocka est très liée aux écrits les plus tardifs de Husserl lorsque celui-ci met en avant le processus de déperdition du sens qui touche l'Europe. D'abord intéressé par le rapport entre le sujet et le monde naturel, Patocka s'intéresse à une approche combinant l'intersubjectivité comme concept husserlien avec ce que le sujet éprouve dans la "circummondialité" (umweltlichkeit), concept dérivé de l'ontologie heideggérienne. Ce rapport du sujet au monde l'oblige naturellement à s'intéresser à la vie morale et à l'histoire et le contexte de l'époque l'amène à rédiger les très beaux Essais hérétiques sur la philosophie de l'histoire.

 

Aux antipodes de toute orthodoxie marxiste, Patocka ne parvient pas à exister dans le paysage philosophique tchèque officiel, si ce n'est en raison de ses importants travaux sur le philosophe Comenius. Son engagement et son éloignement de la pensée officielle vont rapidement en faire une figure de proue de la résistance intellectuelle au totalitarisme. Pourtant, un tournant politique va changer le cours de son histoire et de la pensée.

 

Vaclav Havel assistera aux cours de Patocka qui fourniront à toute une génération intellectuelle un point d'ancrage moral dans la lutte politique future. De Masaryk à Patocka en passant par Havel et Klima, Alexandra Laignel Lavastine nous montre la filiation spirituelle de cette résistance morale qui culminera lors de la mort du phénoménologue au lendemain d'un interrogatoire de police particulièrement violent.

 

Ce jour là, malgré la présence de la police politique, des milliers de Tchèques suivront le cortège du père spirituel de la fameuse charte 77 et Paul Ricoeur rédigera en France un vibrant hommage à celui qui fut selon ses mots "littéralement mis à mort par le pouvoir".

 

Bibo, l'analyste marginalisé du destin est-européen

 

Enfin, le troisième homme est le moins connu et le moins prolixe. Istvan Bibo, issu d'une famille protestante hongroise. Un spécialiste de science politique ; un auteur d'un livre remarquable sur l'identité de l'Europe orientale au titre volontiers provocateur : Misère des petits Etats d'Europe de l'Est.

 

On retrouve chez Bibo des thématiques développées par les deux autres auteurs : une analyse de l'Holocauste et du comportement hongrois sous forme de bilan très critique de l'indifférence de la société hongroise ; on y décèle un ancrage à gauche et une critique du capitalisme qui rejoignent néanmoins une revendication très forte de maintien des libertés individuelles dites bourgeoises : une analyse de l'esprit européen et de la place spécifique des Etats d' Europe de l'Est en son sein.

En outre, lui aussi paiera d'une vie mutilée son engagement. Devenu ministre en 1956, Bibo sera un des rares à rester jusqu'au bout dans sa fonction alors que l’intervention russe renverse Imre Nagy.

 

Arrêté, Bibo sera désormais marginalisé ; devenu employé de bibliothèque, il sera coupé de tout un monde universitaire qui se développe sans lui mais son souvenir et son influence demeurent importants en Hongrie où il paraît le pendant de Lukacs dont la compromission ultérieure avec le régime ternira le parcours.

 

Un patrimoine extraordinaire peu, voire mal, révélé

 

En plus de ces trois figures centrales, on croisera en ordre dispersé dans cet ouvrage Zygmunt Bauman, le sociologue polonais, Bronislaw Geremek, Sandor Marai ou Ivan Klima pour les plus célèbres. C'est donc une œuvre utile qu’a réalisée l'historienne et philosophe en présentant une sorte de radiographie intellectuelle de la dissidence en Europe Orientale et Centrale. On regrettera cependant que l'ouvrage comporte quelques défauts qui en minimisent l'intérêt et la portée.

 

Alexandra Laignel-Lavastine, en effet, développe une tendance récurrente à tenter de relier les évènements historiques qu'elle évoque à des faits plus contemporains et à établir des correspondances et des rapprochements parfois peu fondés.

 

Ainsi, on s'interrogera sur la pertinence d’aborder le problème des banlieues au cœur d'un chapitre sur Bibo ou de relier guerre en Bosnie et guerre en Tchétchénie en nous livrant de tous ces conflits une vision indignée sur le mode de la critique de "l'inaction occidentale". On relierait ainsi le passé communiste et l’abandon occidental des Etats satellites de l'URSS à la passivité contemporaine à l'égard des Russes et des Serbes. On eût préféré ici une certaine réserve tant le fait de plaquer l’analyse historique d'une époque sur une autre devient propice aux raccourcis et aux simplifications abusives.

 

Les autres intellectuels évoqués par l’auteure le sont de manière assez désordonnée, sans grande cohérence systématique ou chronologique au gré de la réflexion et de ses hasards.

 

Enfin, on regrettera malgré l'intérêt de l'ouvrage qu'il ne soit conclu d'une synthèse qui aurait permis d'appréhender le phénomène de la dissidence dans ses traits communs, une sorte de théorisation de la dissidence alors qu'il ressort quelques idées forces importantes et novatrices de ce travail.

 

Le travail de la dissidence à redécouvrir

 

En premier lieu, la dissidence fut pour beaucoup l'œuvre de démocrates de gauche critiques et non de conservateurs à la Soljenitsyne dont le rôle demeure néanmoins important dans le contexte spirituel russe. Elle fut aussi une revendication d'un nouveau modèle social et non la soumission sans condition au consumérisme occidental et à un capitalisme débridé. En outre, elle fut une revendication claire de l'insertion des pays d’Europe de l'Est dans l'espace européen et non l'expression d'un nationalisme rétrograde. Pour autant, elle fut très peu l'œuvre de marxistes critiques à la notable exception de Bauman.

 

De plus, la pensée de la dissidence présente certainement des origines intellectuelles communes. On constate en arrière plan une conception philosophique très profondément enracinée dans la pensée du XXème siècle et en particulier une influence majeure de la pensée phénoménologique. C'est tout d'abord, indéniablement, une philosophie du sujet irréductible, un sujet cartésien, rationnel, moral, un sujet monadique qui fonde son autonomie morale dans son autonomie ontologique. Cette autonomie culmine dès lors dans une éthique qui repousse tous les déterminismes sociaux et historiques par une libre détermination volontaire. Cette éthique préserve néanmoins l'idée d'une responsabilité à l'égard d'autrui et de l'histoire.

 

Cette pensée a ainsi pour figures tutélaires Augustin, Platon et Husserl et peut se définir comme un personnalisme sécularisé, laïque, reprenant un certain nombre de concepts chrétiens ce qui ne surprendra pas chez des auteurs imprégnés de christianisme mais très fortement sceptiques à l'égard des institutions ecclésiales et souvent agnostiques. On constate néanmoins que la dualité du concept de personne, qui entraîne l'irréductibilité de la liberté absolue de conscience, leur est transversale.

 

Ainsi le phénomène de la dissidence fut loin d'être une simple accumulation d’individualités "aux estomacs faibles" pour reprendre la définition de Milosz mais une communauté d'esprit invisible, une image de ce que Péguy appelait le mystique et qu'il comparait lors de l'affaire Dreyfus à la dégénérescence politique qui menace sans cesse de telles irruptions dans l’histoire d'une exigence éthique inconciliable résolument avec toute raison d'Etat et toute idéologie qui justifierait les injustices de l'histoire et les victimes au profit d'un destin collectif.

 

Que cette collectivité soit la nation, la patrie, l'édification du socialisme, la dissidence rejoint cette capacité des intellectuels depuis l’affaire Dreyfus à dire non aux formes d’idolâtrie moderne. A ce titre, les trois auteurs évoqués méritaient cet hommage livresque dont on aurait aimé qu'il puisse leur rendre encore davantage justice en soulignant cette cohérence de pensée et cette communauté d'intentions