Un double collectif revient sur l'apparition et la réhabilitation des deux genres dont est inséparable l'identité de l'opéra français. 

Si son titre est un peu long, c'est que le nouveau volume que Symétrie consacre à l'opéra français est le fruit non pas d'un mais de deux colloques internationaux qui se sont tenus à l'Opéra Comique en 2008 pour marquer deux redécouvertes de la première importance : celle de Cadmus et Hermione (1673), première tragédie en musique de Lully et Quinault et véritable point de départ de l'opéra français après le foudroyant coup d'essai de Perrin et Cambert avec Pomone deux ans auparavant, et celle du Zampa (1831) de Ferdinand Hérold, l'un des grands chefs-d'œuvre de l'opéra-comique romantique. Saluons au passage la politique artistique d'un théâtre subventionné qui redonne vie à un patrimoine dont les Français ont pu parfois donner l'impression d'être les fossoyeurs plutôt que les gardiens. Qu'il souhaite y associer les chercheurs en organisant de telles rencontres, que l'intelligent mécénat de la fondation Bru-Zane, par le biais de son Centre de musique romantique française installé à Venise, rende possible la publication des actes dans des délais aussi courts, comment ne pas s'en réjouir ?

 

Il est donc question, dans ce volume, de tragédie en musique (expression qui est peut-être préférable à celle de tragédie lyrique, à réserver plutôt aux ouvrages de la fin du dix-huitième siècle, ceux de Gluck, de Piccinni et de leurs continuateurs) et d'opéra comique. Le récitatif lullyste, qui a donné au "grand genre" son style et sa couleur pendant plus d'un siècle, fait l'objet des deux premiers chapitres, qui reviennent notamment sur la question (inépuisable !) de l'apport italien à cette forme qui sera ensuite célébrée (ou dénigrée) comme quintessentiellement française. Grand spécialiste de Quinault, Buford Norman consacre un chapitre aux styles – héroïque, tendre, menaçant, énergique – qu'on retrouve quel que soit le registre, sérieux ou léger, du livret de Cadmus

Autre éminent spécialiste, Laurent Guillo présente une brillante synthèse de l'édition musicale française à l'époque baroque, monopolisée par la dynastie des Ballard qu'il a étudiée dans un ouvrage remarquable  

De portée plus restreinte, mais d'un grand intérêt également, est la contribution de Rudolf Rasch sur la diffusion des partitions de Lully en Hollande entre 1655 – année où le fameux Christiaan Huygens envoie à son frère, de Paris, l'air "À la rigueur de sort", sur une mélodie de Lully – à 1710-1711, années où Pieter Mortier publie à Leyde des éditions de Phaéton, de Roland et de Persée

L'après-Lully – car l'ombre du Florentin s'étend sur tout le dix-huitième siècle – est étudié par Claire Picaut du point de vue des "parodies spirituelles" – c'est-à-dire des cantiques mis sur de la musique de Lully – et par Jean-Claire Vançon de celui du regard rétrospectif que porte la musicographie française du dix-huitième siècle (les frères Parfaict, Durey de Noinville, Bricaire de La Dixmérie entre autres) sur l'évolution de l'opéra de Lully à Rameau. À cet excellent chapitre on ne reprochera que d'avoir indûment promu Mme de Graffigny comtesse.

 

Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, comme le montre Benoît Dratwicki, Lully accède au statut de mythe : huit de ses treize tragédies en musique, ainsi que la pastorale héroïque Acis et Galatée, sont reprises entre 1754 et 1774 (l'année de la mort de Louis XV étant aussi celle de l'Iphigénie en Aulide de Gluck). Mais dans quel état, ces reprises ! Réécrites, retouchées, chantées dans un style "maniéré et languissant" qui est un signe de plus de la décadence que connaît alors le grand genre. Au dix-neuvième siècle, le mythe de Lully acquiert une dimension supplémentaire : il devient lui-même personnage d'opéra (ou de comédie), du Lulli et Quinault ou Le Déjeuner impossible de Nicolò (1812) au Lully marmiton (1900), opérette enfantine de l'obscur abbé Brossard : ces ouvrages oubliés ou totalement inconnus font l'objet d'un survol spirituel et instructif de Cédric Segond-Genovesi. Quant à la musique de Lully, le public mélomane n'en connaît plus grand-chose, même si les "pièces diverses choisies" publiées dans les années 1850 et 1860 par E.M.E. Delvedez, et étudiées ici par J.-C. Vançon, lui assurent une forme de survie. 

De même, comme le montre Alexandre Dratwicki, les lauréats du prix de Rome sont-ils censés y étudier la musique ancienne (non seulement l'étudier mais même la recopier, à l'instar des peintres exécutant des copies de maîtres anciens) : ainsi Massenet, en 1864, emprunte-t-il à la bibliothèque de la Villa Médicis les partitions d'Alceste et d'Atys. Certes, comme l'explique Christophe Corbier, la tragédie lyrique connaît alors un renouveau, des Troyens – lesquels ne font toutefois l'objet que d'une création mutilée en 1863 – au Salamine (1929) de Maurice Emmanuel adapté des Perses d'Eschyle. Le modèle de Berlioz n'est toutefois pas Lully, mais Gluck, et ce n'est pas un hasard que Saint-Saëns, Mariotte, Magnard ou Tournemire préfèrent tous la formule, plus tardive, de "tragédie lyrique" à celle de "tragédie en musique".

Cependant – et nous retrouvons la recension de C. Segond-Genovesi – le septième art prend le relai de l'opéra-comique, du Lully ou Le Violon brisé de Georges Méliès (1908) à Le Roi danse de Gérard Corbiau (2000), en passant par Mon ami Pierrot de Sacha Guitry (1935). Hétérosexuel chez ce dernier, Lully doit attendre l'orée du vingt-et-unième siècle pour retrouver, à l'écran, son homosexualité pourtant non moins notoire que celles de Frédéric II ou de Cambacérès. Mais la vraie réapparition de Lully dans la perception du public musical date de 1987, ou plus exactement de décembre 1986, date de la création (à Prato, berceau de la famille du compositeur florentin) d'Atys dans la mise en scène de Jean-Marie Villégier et la non moins stupéfiante réalisation musicale de William Christie. Évoqué en fin de volume par Laura Naudeix, ce spectacle, qui a marqué et marquera à jamais tous ceux qui l'ont vu – à Paris, à Montpellier, à Caen, à Madrid, à Brooklyn – méritait largement de figurer dans ce livre.

 

Le parcours consacré à l'opéra-comique n'est pas moins enrichissant ni divers. Nathalie Rizzoli, qui connaît le théâtre de la Foire mieux que quiconque, revient éloquemment sur la méconnaissance et les préjugés dont souffre encore aujourd'hui ce genre dont elle relève la paradoxale actualité. Les contributions de Françoise Rubellin et de Judith Leblanc, entre autres, montrent, pour reprendre les termes de cette dernière, à quel point la frontière entre l'opéra-comique et le grand genre était poreuse : on sait que Rameau a contribué au théâtre de la Foire, dont un des librettistes les plus réguliers, Fuzelier, a été celui des Indes galantes. L'autre compositeur qui se situait à mi-chemin des genres comiques et sérieux est Jean-Joseph Mouret : Catherine Cessac consacre un chapitre à sa comédie lyrique Ragonde, créée en 1714 à l'occasion d'une des fameuses Grandes Nuits de Sceaux de la duchesse du Maine, mais dont nous ne connaissons la musique que par la version entrée à l'Académie royale de musique en 1742 (trois ans donc avant la création du Platée de Rameau) sous le titre Les Amours de Ragonde

Andrea Fabiano, dont les travaux sur l'opéra italien en France au dix-huitième siècle font autorité, rappelle comment le succès des ouvrages représentés à l'Académie royale par la troupe de Bambini en 1752-1754 (les "bouffons" auquel la Querelle doit son nom) a conduit la Comédie-Italienne – privée, en dépit de son nom, de la possibilité de monter des opéras en italien – à renforcer la part la plus "française" de son répertoire, la comédie mêlée d'ariettes – en d'autres termes l'opéra-comique tel que nous le connaissons – aux dépens des parodies et vaudevilles. Cette évolution est évoquée également par David Charlton, qui analyse notamment l'apparition de nouveaux types de formes vocales, de l'"ariette en quatuor" des Troqueurs de Vadé et Dauvergne (1753) au "duo dialogué" dont Jean-Jacques Rousseau, grand admirateur de Pergolèse, il est superflu de le rappeler, se fait l'apologiste, tant dans son Dictionnaire de musique que dans son opéra Le Devin du village. Une évolution supplémentaire, dont Pierre Frantz nous propose la chronique, amène l'opéra-comique, du Déserteur de Monsigny et Sedaine (1769) à la période révolutionnaire, à embrasser l'esthétique du drame dit bourgeois, genre moyen où le comique voisine avec le sérieux – un sérieux qui frise parfois la tragédie. 

 

Contrairement à la tragédie en musique, l'opéra-comique du dix-huitième siècle a continué, au siècle suivant, d'irriguer le répertoire du théâtre portant son nom, tandis que le genre connaissait un second âge d'or, illustré notamment par Boieldieu, Adam et Auber. Auteur d'une thèse sur Ferdinand Poise – dont il faut espérer revoir un jour à la Salle Favart ces partitions délicieuses que sont Joli Gilles et La Surprise de l'amour –, Sabine Teulon Lardic évoque cette "mémoire" dix-neuviémiste des chefs-d'œuvre du siècle précédent, souvent, il est vrai, dans des versions "restaurées" (par Adam notamment) qui nous rappellent que le concept d'authenticité a connu bien des fluctuations.

 

Un accident, élégamment expliqué sous forme de marque-page joint au volume, a causé un décalage dans les pages indiquées dans l'index. On s'en veut presque d'ajouter que cet index aurait gagné à se conformer davantage (même si un désaccord occasionnel n'est pas interdit) aux formes d'autorité recommandées par la BnF : y a-t-il aucune raison, par exemple, d'écrire Bensérade plutôt que Benserade ? L'absence d'index des contributeurs, en principe partie intégrante de collectif universitaire de ce type, ne saurait être, elle aussi, que le fruit d'un accident