Le sociologue Fabrice Fernandez publie sa thèse après avoir travaillé et enquêté dix années dans le monde de la drogue. Il étudie les rapports étroits entre la drogue, l’errance urbaine et la prison.

Le sociologue Fabrice Fernandez publie sa thèse à laquelle il aura travaillé près de dix ans. Dans sa recherche ethnographique, il étudie l’imbrication de divers problèmes sociaux et sanitaires : santé publique et individuelle, précarité et errance, contrôles sociaux et enfermement. S’intéressant aux interactions en jeu dans le monde de la drogue, il a travaillé sur tous les terrains impliqués : celui des usagers, des associations de prévention des risques sanitaires, des institutions, hôpitaux et prisons. L’apport sans précédent de son travail, relativement aux études concernant le terrain toxicomaniaque, tient à sa méthode inductive (partir des faits pour en tirer les principes d’action), seule capable de "saisir le sens endogène des pratiques à risques"   .
 
Emprise de la drogue : entre errance et prison
 
"Comment les drogues exercent-elles leur emprise ?"   . Cette première question que pose le chercheur marque la perspective choisie : en effet, pour y répondre Fernandez s’est immergé dans les "mondes de la grande marginalité urbaine : trottoirs, squats, shootoirs, lieux de deals ou de défonce, associations de préventions, hôpitaux et maisons d’arrêt"   . C’est donc à partir des récits des parcours entre errance et prison des consommateurs de drogues qu’il a rencontrés et dont il a recueilli les témoignages qu’il tente de comprendre ce qu’est l’expérience totale entre expérience carcérale et expérience toxicomaniaque. L’entreprise de cette recherche devient alors presque celle de rendre intelligibles les lignes biographiques de ces vies marquées par les ruptures (des liens familiaux, sociaux, dans les rythmes de la consommation si incarcération, etc.), la dépendance à la drogue marquant une rupture biographique   cruciale puisqu’il ne s’agit plus à ce moment de rechercher le plaisir dans la défonce mais d’enrayer la souffrance qui survient avec le manque.
 
"Ce livre rend compte du circuit en vase clos de l’errance à la prison de celles et ceux, fugueurs, sans papiers, sortants de prison, travailleurs au noir, 'petits dealers', voleurs, mendiants ou prostitué(e)s qui basculant souvent du rôle de simples consommateurs à celui de vendeurs, rabatteurs, guetteurs, coursiers ou modous   , vivent et parfois survivent dans l’économie souterraine" et "ce livre interroge la capacité d’action de ces êtres sous influence soumis à des mécanismes de domination particulièrement prégnants".
 
La fonction narrative : récit de soi et réappropriation de soi
 
En donnant la parole à ces "individus par défaut"   , le chercheur les rend acteurs de l’étude et non objets de l’étude   . Sa démarche visant à faire émerger un récit de soi, d’autant plus difficile que ses interlocuteurs ont fait, ou font encore, l’expérience de la perte de soi, ont une image dégradée de soi. Reprenant la notion d’ "expérience totale" forgée par Robert Castel qui désigne un "mode de vie exclusivement organisé autour d’une seule finalité"   , Fernandez la développe sous le prisme de l’instant où "la came devient à la fois le problème et la solution"   , où le corps lui-même est pénétré, envahi par le rapport douleur/plaisir. L’ "expérience totale" peut être présentée autant comme "une expérience intime, un jardin secret qui fascine, engendre de la peur et suscite un sentiment de honte"   que comme la "dernière frontière morale faisant basculer dans un monde totalement vide de sens. Ceux qui l’ont approché ont eu l’impression de se mettre entièrement au service de la drogue et gardent un sentiment de dégoût d’eux-mêmes"   .
 
Sans tomber dans "l’illusion biographique" pointée par Bourdieu, le sociologue sonde les temporalités internes aux parcours des usagers de drogues profondément marqués par le Kairos, la temporalité de l’occasion   . Il souligne l’importance de la "première intraveineuse". Rite opéré à deux, un initiateur et un initié, c’est un moment-passage où se jouent la confiance et la prise de risque, autour de la figure particulière de la seringue, compagne fétiche et tabou : "s’injecter consiste à modifier la perception de soi en violentant son corps"   . Il analyse l’articulation entre passage en prison ou en institution de soins et évolution de la consommation (pause, arrêt, parfois permettant la survie, alternance ou littéralement fuite en avant dans la consommation de médicaments de substitution) : "l’interdépendance entre l’extérieur et l’intérieur de la prison [constitue] une clef permettant de saisir les échecs ou les réussites de la réinsertion des détenus"   . Il présente une typologie des comportements des détenus selon les logiques de participation ou de refus au monde pénitentiaire : bifurcation (les détenus qui "rompent radicalement avec leur vie à l’extérieur"), confrontation (ceux qui "vivent l’arrestation et l’incarcération comme une catastrophe personnelle", le choc de la confrontation peut les mener à tenter de se suicider), coordination (celui pour qui "la taule est un risque à courir"), conjonction (ceux pour qui "l’arrestation et l’incarcération sont […] comme une délivrance […], une échappatoire au regard d’une situation perçue comme sans issue"). Sur ce schéma s’intègrent quatre logiques de consommation qui permettent de "tenir le coup" : récréative, autocontrôlée, anesthésique, économico-compulsive   .
 
La santé mentale : mode de gestion politique de l’exclusion
 
Il ressort de son analyse de la "détention sous psychotropes" (suivant le titre de son chapitre 7, chapitre-phare de son travail)   , un échec certain et des politiques de santé en prison et des processus de réinsertion, dû, certes, à "la complexité de la prise en charge des détenus toxicomanes combinant des problématiques multiples (sida, hépatite, addiction, polyconsommation, etc.)"   .
 
Fabrice Fernandez fait ainsi le constat de la pathologisation croissante de la toxicomanie et de la criminalisation de la consommation de drogues qui implique une gestion judiciaire et pénitentiaire de ces usagers se retrouvant en prison, lieu inadapté à leur prise en charge. L’usage de la drogue reste donc une question sociale, qui révèle l’emprise de la société sur la liberté individuelle : "L’expérience totale liée à l’usage de drogues renvoie à une question centrale de toute société démocratique : celle de l’articulation du lien social et de la liberté individuelle"   .
 
Un travail considérable
 
Le travail considérable de Fabrice Fernandez aborde de nombreuses questions dans la compréhension de la perception des risques en matière de santé. En prenant en compte les parcours individuels et la difficulté de trouver ou retrouver un accès à l’histoire de soi par-delà les injonctions sociales à la responsabilité et à l’indépendance (c’est-à-dire à une forme vertueuse d’émancipation personnelle), il souligne le caractère si ce n’est incompétent du moins inadapté des dispositifs sanitaires et judiciaires mis en place dans ce traitement médico-pénal de ces déviances. Il est à souhaiter que son livre figure sur les tables de travail des responsables politiques et passionne tout lecteur s’intéressant à la question