Où il est question de prostitution, de sièges pour enfants et de cheminées de 29 kilomètres.

L’économiste Steven Levitt et le journaliste Stephen Dubner avaient déjà défrayé la chronique en 2005 avec Freakonomics, un livre qui abordait l’économie sous un angle incongru, en posant par exemple la question du lien entre la légalisation de l’avortement et la baisse de la criminalité aux Etats-Unis, ou celle des revenus réels des dealers de crack. Les auteurs résument eux-mêmes leur démarche comme une suite d’illustrations du principe selon lequel "l’être humain obéit aux incitations, mais d’une façon qui n’est pas forcément prévisible ni évidente". Aujourd’hui, le duo revient et signe avec SuperFreakonomics le deuxième volet de cette économie du bizarre, qui dérape malheureusement vers un discours vraiment bizarre à la fin de l’ouvrage.

Prostitution et proxénétisme

Le premier champ d’étude auquel s’attaquent les deux compères est celui de la prostitution : qu’est-ce qui peut bien inciter une prostituée à exercer ce métier, ou encore qu’est-ce qui la motive à se mettre sous la coupe d’un proxénète, que le sens commun imagine volontiers injuste et violent ?
Les données leur ont été fournies par un sociologue, Venkatesh, (le même que celui qui avait infiltré un réseau de dealers de cracks dans Freakonomics), qui s’est intéressé au réseau de la prostitution à Chicago, et qui, pour limiter les déclarations déformées par la mémoire ou la gêne, a opté pour la collecte de données sur place et en temps réel. Des enquêteuses ont ainsi été placées dans des lieux habituels de prostitution, avec pour tâche de relever pour chaque transaction le prix, la prestation demandée, etc.

Grâce à une étude comparative des revenus, et des risques liés à la profession, des prostituées du début du siècle avec celles d’aujourd’hui, le lecteur découvre tout d’abord que leur sort était bien plus enviable avant. Se basant sur les données recueillies par Venkatesh, les auteurs établissent le prix moyen de chaque pratique et sa fréquence, et constatent par exemple que le prix relatif de la fellation s‘est effondré en un siècle, pour passer de la prestation la plus onéreuse à un service bon marché aujourd’hui, qui concentre plus de la moitié des "parts de marché" des différentes prestations – la raison en étant la possibilité en constante augmentation pour les hommes de bénéficier de ce "service" dans la sphère privée, ce qui n’était pas le cas au XIXème siècle. Et les auteurs de commenter, non sans humour : "si la prostitution était un secteur économique comme un autre, elle aurait engagé des lobbyistes pour combattre cette concurrence déloyale".

On découvre également que la plupart des prostituées opèrent une "discrimination par les prix" en faisant payer plus cher un client blanc par rapport à un client noir, un prix intermédiaire à un client hispanique. Mais le plus étonnant est encore la comparaison des revenus des prostituées travaillant à leur compte avec celles travaillant pour un proxénète, où il s’avère qu’il est plus avantageux de travailler pour un proxénète : non seulement le revenu moyen est plus élevé, mais encore la prostituée est-elle moins souvent victime de violences ou de clients mauvais payeurs.
Enfin, non sans provocation, et après avoir établi les périodes où la demande est la plus nombreuse – le vendredi soir et les vacances, les auteurs établissent un parallèle entre une prostituée et un Père Noël de grand magasin, arguant que "tous deux profitent des offres d’emploi saisonnières liées aux pics de la demande que l’on observe en période de congés". Après avoir mis ainsi en exergue les différents types d’incitation en jeu dans le milieu de la prostitution, les auteurs, prenant le contre-pied de leur interrogation initiale, s’étonnent même que plus de femmes ne cèdent pas aux joies de la prostitution…

Seul bémol toutefois, le lecteur ne peut que regretter que les données sur lesquelles se base l’étude n’aient été recueillies qu’à Chicago, dans certains quartiers qui plus est, et ne possèdent par conséquent qu’une représentativité limitée.

Les sièges surélevés pour enfant

Dans un tout autre domaine, les auteurs se sont intéressés à l’efficacité des sièges surélevés pour enfant, qui représentent selon eux un marché de 300 millions de dollars par an aux Etats-Unis, et que tout bon parent se doit d’avoir dans sa voiture. Selon la NTHSA (National Highway Traffic Safety Administration), les sièges pour enfant réduisent de 54 % le risque d’accident mortel pour les enfants entre un et quatre ans. Mais les auteurs ont voulu savoir : 54 % par rapport à quoi ? La réponse est : par rapport à un enfant non attaché. En se basant alors sur les données brutes recueillies par la NHTSA et en faisant réaliser eux-mêmes un crash test par un laboratoire indépendant, les auteurs ont conclu que pour les enfants de deux à six ans le siège est plus efficace pour les blessures légères, réduisant le risque de 25 %, mais que la ceinture de sécurité est aussi efficace que le siège surélevé pour prévenir les blessures graves. Encore cette différence serait due, selon les auteurs, au fait que toutes les ceintures de sécurité sont conçues pour des adultes et non pour des enfants, et ils préconisent, au lieu d’élever toujours plus l’âge jusqu’auquel l’enfant doit être attaché sur un siège spécial (rappelons que l’Union Européenne recommande d’installer les enfants sur des sièges spéciaux jusqu’à l’âge de 12 ans…), de concevoir tout simplement les ceintures de sécurité à l’arrière directement pour les enfants, et de cesser de s’encombrer avec des sièges surélevés qu’ils jugent particulièrement peu pratiques. Aussi, pour intéressante et fondée que soit leur expérience, le lecteur ne peut s’empêcher de penser par endroits que leur croisade contre les sièges pour enfant doit peut-être plus à l’énervement dominical du père empêtré dans des sangles hostiles qu’à une analyse rigoureuse et neutre du sujet…

L’altruisme en question

Sans doute les auteurs sont-ils plus objectifs quand ils se contentent d’analyser les expériences des autres. Ainsi, revenant sur le sujet tant controversé de l’altruisme supposé de l’être humain, testé maintes fois en laboratoire selon différents protocoles, dont les plus connus sont Ultimatum et Dictator, ils partent à la recherche des différents biais qui ont pu faire croire à une forme d’altruisme inné, quand de nouvelles expériences semblent démentir catégoriquement cette proposition. Ultimatum, rappelons-le, était une situation où deux joueurs devaient se partager une somme d’argent (en l’occurrence 20 dollars). On remettait une certaine somme au premier joueur, qui devait choisir ensuite d’en reverser une partie comprise entre 0 et la totalité au deuxième joueur. Si le deuxième joueur acceptait, le partage se faisait dans les proportions proposées par le premier joueur, mais s’il refusait, alors les deux perdaient tout. Les résultats de l’expérience montrent que le deuxième joueur refuse presque toujours les offres inférieures à 3 dollars, et que le premier joueur proposait en moyenne une somme supérieure à 6 dollars.

Cette stratégie étant clairement destinée à éviter un refus de la part du deuxième joueur, une nouvelle version, baptisée Dictator, avait vu le jour. Dans cette variante, le deuxième joueur n’avait pas la possibilité de refuser le partage, et toute la décision revenait ainsi au premier joueur, qui pouvait choisir de faire un partage équitable (10 dollars pour chacun) ou inéquitable (18 dollars pour lui et 2 pour l’autre). Le jeu restant anonyme, comme dans Ultimatum, le risque de lien affectif ou de peur de représailles était nul. Les premiers résultats de Dictator ont montré que 75 % des participants choisissaient de partager équitablement en faisant moitié-moitié, et la communauté des économistes en a rapidement conclu à une forme d’altruisme naturel. Mais nos auteurs ont décidé de reprendre ces résultats en s’appuyant notamment sur le travail pionnier de John A. List, économiste à l’Université de Chicago (comme Steven D. Levitt, un des auteurs) pour montrer que ces résultats étaient plus dus à des biais inhérents à la situation d’expérience en laboratoire qu’à une quelconque forme d’altruisme naturel. List a en effet reproduit des situations similaires à Ultimatum et Dictator dans des contextes différents, hors d’un laboratoire d’économie et empruntés à la vie quotidienne, dans des cas où les joueurs ne savaient pas toujours qu’ils participaient à une expérience d’économie, et les résultats ont été radicalement différents.

Une des variantes de List consiste notamment non plus à donner de l’argent au premier joueur mais à le lui faire gagner d’abord, ainsi qu’au deuxième, le premier joueur choisissant ensuite de prendre tout l’argent gagné, ou seulement le sien, ou rien. Les résultats indiquent alors que quelqu’un qui pense avoir gagné honnêtement son argent, et qui sait que l’autre est dans la même situation, aura tendance à ne pas renoncer à l’argent qu’il a gagné ni à prendre celui qui ne lui appartient pas. Les précédents résultats d’Ultimatum et de Dictator ne seraient donc que des "légendes de laboratoire", dus à des biais qu’il restait à identifier. Le premier, bien connu des sociologues, est le biais de sélection : il est probable que ceux qui se portent volontaires pour jouer à Dictator sont plus coopératifs que la moyenne. Le deuxième est le biais d’observation, particulièrement pernicieux en sciences humaines : si la bactérie ne change pas de comportement sous l’œil du biologiste, l’être humain en revanche agit de façon différente quand il se sait observé, et encore plus si c’est par quelqu’un paré par le sens commun des vertus de la science, en l’occurrence un économiste (ce biais est également connu en sociologie sous le nom d’effet Hawthorne). Ce qui nous amène au troisième biais, lié au contexte du laboratoire. Le psychiatre Martin Orne considère en effet que les situations de laboratoire favorisent "la coopération forcée", dont une illustration serait apportée par l’expérience de Stanley Milgram, récemment replacée sous le feu des projecteurs par la production du faux jeu télévisuel "La Zone Xtrême".

Fidèles donc à leur conviction sur l’importance universelle des incitations, les auteurs s’attachent à défendre l’idée d’un altruisme toujours déjà tâché de considérations égoïstes, autrement dit à illustrer une fois de plus les mécanismes de ce que les économistes appellent "altruisme impur" ou "altruisme rentable".

Géo-ingénierie et changement climatique

Si la plupart des résultats exposés dans SuperFreakonomics ne sont pas inédits mais des résultats de seconde main, au moins les auteurs ont-ils le mérite de les faire connaître au grand public, avec pédagogie et humour. Là où le bât blesse en revanche, c’est quand ils consacrent le dernier chapitre de leur livre à la question du changement climatique et de la géo-ingénierie, qu’ils présentent comme une solution miracle, sans resituer le débat dans son contexte ni faire preuve du moindre esprit critique. C’est ainsi que sont exposées les activités d’Intellectual Ventures, un laboratoire qui s’est inspiré de l’impact des explosions volcaniques pour imaginer un procédé qui, en relâchant du soufre dans l’atmosphère, permettrait de réduire la teneur en CO2. Nom du projet ? "Un tuyau atmosphérique pointé vers le ciel" ou plus sérieusement "un bouclier stratosphérique pour stabiliser le climat". Concrètement, il s’agirait d’une cheminée de 29 kilomètres de haut rejetant du soufre dans la stratosphère, en recyclant le soufre normalement rejeté par des centrales à charbon.
Si l’idée a de quoi séduire, elle est dangereuse en ceci qu’elle mêle sans précaution des vérités avérées et parfois méconnues – l’activité volcanique contribue à refroidir le climat ; le principal gaz à effet de serre n’est pas le dioxyde de carbone, ni même le méthane, mais la vapeur d’eau ; l’élévation du niveau de la mer n’a pas pour principale cause la fonte des glaces, etc. – avec des scénarios de science-fiction jamais testés et pour le moins hasardeux. Non que la géo-ingénierie ne recèle pas potentiellement de solutions intéressantes pour lutter contre le changement climatique, mais la présenter comme la solution la plus recommandable à tous les niveaux – coût, faisabilité, innocuité –, c’est reléguer du même coup toutes les autres actions, notamment individuelles, dans le champ de l’inutile et du dérisoire, contribuant ainsi à déresponsabiliser encore plus le lecteur-citoyen-consommateur, qui n’aurait plus qu’à attendre la réalisation de ce mégaprojet technocratique, sans se préoccuper des impacts de ses actions à lui, bien réelles celles-ci.

Il y a heureusement bien d’autres thèmes abordés dans SuperFreakonomics, des différences de salaire entre hommes et femmes aux alarmes antivol pour voiture, en passant par l’hygiène des hôpitaux. La micro-économie n’avait en effet jamais été aussi freaky…