Basé sur l'expérience professionnelle de ses auteurs, "L’adolescence scarifiée" propose une réflexion de qualité sur le phénomène des scarifications adolescentes. De l'analyse conceptuelle de ces conduites aux modalités quotidiennes de leur prise en charge thérapeutique, ce petit livre saura intéresser aussi bien les professionnels de la santé que les lecteurs souhaitant se documenter sur le sujet.

En dépit d’un certain intérêt dans la communauté psychiatrique pour le phénomène des blessures auto-infligées, les publications francophones visant à en proposer une interprétation restent la plupart du temps très sommaires, se contentant de replacer ces pratiques au sein des théories pré-existantes, ou de reformuler des stéréotypes concernant l’adolescence. Ce livre a le mérite de ne pas reproduire ce schéma.

Pour ce faire, ses trois auteurs, Xavier Pommereau, Michäel Brun et Jean-Philippe Moutte, se sont appuyés sur leurs expériences de psychiatres et psychologues au Centre Jean Abadie, un établissement spécialisé dans la prise en charge des adolescents présentant des risques suicidaires – public majoritairement féminin et souvent concerné par les scarifications. Il s’agit d’un livre court mais riche, qui se base donc sur des observations concrètes, à la fois dans les faits qu'il mentionne mais aussi dans les interprétations plus conceptuelles qu'il formule.

Après une description approfondie de ce que les auteurs entendent par "scarifications", les théories psychanalytiques pouvant permettre d’analyser cette conduite sont discutées. S'ensuit une réflexion sur ce qu'il est possible de faire, en tant que clinicien, face à ce comportement. Le tout est illustré par des exemples, et une dernière partie porte sur l'usage du dessin dans les thérapies.

Une approche psychanalytique raisonnée

"Lorsqu’on parle de l’adolescence, le sens propre et le sens figuré doivent toujours être mis en correspondance"   . A partir de cette idée, les auteurs proposent de considérer les scarifications comme des "conduites" : "La notion de conduite a ceci de pertinent qu’elle implique un contenu mental sous-jacent et une intentionnalité - consciente et inconsciente - qui la distinguent du comportement observable cher aux behavioristes"   L'intérêt de cette gymnastique verbale est clairement de pouvoir penser les scarifications en terme d'intentionnalité sans éluder la question de l'inconscient, argument qui sera la base des propositions ultérieures en termes de soin et de prise en charge.

Les auteurs, contrairement à beaucoup de leurs collègues, savent prendre position au sein du champ psychiatrique sans pour autant devenir dogmatiques. On trouve notamment un état des lieux sélectif des recherches permettant d'éclairer la compréhension des scarifications, que ce soit en psychanalyse ou en épidémiologie. Notons au passage une critique sévère et argumentée de la psychiatrie dite "pragmatique" défendue dans le DSM   : "nous refusons l'idéologie du DSM dont la prétention est d'être objectif et d'éluder tout interprétation. Il ne peut pas servir de support à la compréhension d'un sujet en mouvement".

Une réflexion pratique : "la ligne plutôt que la plaie".

S'il s'agit de restituer le sens de ce "langage de l'indicible"   , l'enjeu, est, avant toute chose, clinique : que faire, en institution notamment, avec les adolescents qui se scarifient ? Comment agir lorsqu'ils ne veulent pas parler ? Que représentent les scarifications d'un patient, symboliquement et en pratique, pour une équipe soignante ? Des actions concrètes sont proposées : accepter de voir les blessures des patients   , réfléchir sur l'intentionnalité de la conduite et établir si besoin des "contrats de non-passage à l'acte"   , inciter à la mise en contexte verbale de la pratique par les patients eux-mêmes, au moyen d'un "système métaphorique"   , ou encore se soucier de la diffusion par imitation des scarifications dans les établissements hospitaliers parmi les jeunes patients  

L'originalité du livre réside en l'idée d'une médiation thérapeutique particulière pour les adolescents concernés : le dessin, comme support du travail de soin. En effet, et comme le signale le slogan "la ligne plutôt que la plaie"   , les auteurs voient dans cette technique basée sur la représentation graphique une manière de travailler sur les représentations corporelles des patients et de faciliter l'expression des enjeux psychiques des blessures auto-infligées. Cette méthode n'est certes pas nouvelle, mais elle est ici présentée dans le cas spécifique du traitement des scarifications.

Les scarifications, un problème de limites ?

 

Si les auteurs conçoivent la société comme étant en mal de limite, l’ouvrage a quant à lui pour limite sa conception de la société. Bien sûr, il ne s'agit pas de l'objet principal du livre, mais certaines assertions ralentiront la lecture des initiés en sciences sociales : par exemple l'affirmation selon laquelle 15 % des adolescents "vont mal" pose de nombreux problèmes quant à la définition statistique de la catégorie "aller mal"   . L'idée, aussi, que le caractère illimité des forfaits de téléphones portables illustre ce problème de limites dans notre vie sociale   , semble plus relever du sens commun que d'une démarche de recherche. Peut être faudrait-il alors affiner les outils de pensée du contexte social des scarifications ?

Par ailleurs, la tendance à distinguer fondamentalement l’âge adolescent de l’âge adulte crée quelques imprécisions argumentatives. Certes, l'adolescence renvoie à certaines spécificités psychiques dans le cadre de la plupart des théories psychologiques. Mais ces spécificités ne peuvent s'étendre sans précautions à l'ensemble des domaines de la vie sociale : par exemple, les efforts visant à "trouver ses marques", se rattacher par l'apparence vestimentaire et corporelle à un groupe social, constitue pour les auteurs une tendance plutôt inhérente à l'adolescence, alors que cette volonté se retrouve aussi bien parmi les adultes souhaitant s'intégrer ou rester intégrés à certains cercles professionnels, amicaux ou même familiaux.

La conception d'un groupe adolescent relativement uniforme fait de plus obstacle à l'exposé lorsque sont mis en parallèles des comportements tels que les scarifications, les tags, les évitements scolaires, ou la délinquance. Chacune de ces conduites, notamment les violences hétéro-agressives des jeunes issus des classes populaires, doit être mise en parallèle avec son contexte social d'émergence afin d'être plus amplement comprise, sans quoi les problématiques socio-économiques sous-jacentes seraient éludées. Finalement, c'est tout le problème de parler de "société" et d' "adolescence" lorsque le public étudié est aussi spécifique que celui des patients d'institutions psychiatriques.

Pour conclure, L’adolescence scarifiée propose une réflexion de qualité sur le phénomène des scarifications adolescentes. Cet ouvrage intéressera les professionnels, les chercheurs et toute autre personne souhaitant approfondir ses connaissances en la matière. Par son exposé précis des recherches en cours et ses considérations pratiques, ce livre pourrait devenir l'un des repères essentiels dans la prise en charge et le traitement des blessures auto-infligées