Nonfiction.fr : Vous êtes à l’origine de la création de la revue Clio@Thémis, nouvelle revue électronique d’histoire du droit dont le deuxième volume intitulé "Histoires des cultures juridiques" vient de paraître. Comment et pourquoi est née cette nouvelle e-revue ?

 

Frédéric Audren    : La création de la revue électronique Clio@Thémis est une initiative collective. Le projet est né à la fin de l’année 2006 et le premier numéro de la revue est paru en janvier 2009. Le champ de cette revue est vaste : l’histoire du droit mais aussi, plus largement, la sociologie et l’anthropologie du droit, la philosophie et la théorie du droit ou encore l’histoire des idées et la philosophie politique. Les quatre fondateurs, Patrick Arabeyre, Serge Dauchy, Jean-Louis Halpérin et moi-même, sommes tous juristes et historiens. Nous appartenons à des institutions (CNRS, École des Chartes, ENS Ulm) qui pratiquent d’une manière naturelle et quotidienne un dialogue avec les autres sciences humaines et sociales. Pour comprendre la démarche de Clio@Thémis, il faut rappeler que l’histoire du droit est une petite discipline au sein des Facultés de droit mais fortement institutionnalisée avec une agrégation spécifique (depuis 1896), son association, sa société savante (créée en 1913), son congrès international annuel ou encore sa revue scientifique (fondée en 1855). Cette forte organisation, qui a produit des travaux scientifiques d’une remarquable valeur, ne doit pas masquer que la discipline doute, depuis très longtemps, d’elle-même, de son utilité et de son avenir. L’histoire du droit a cherché à combattre les critiques qui lui ont été adressées et les dangers qui la menaçaient en réaffirmant continuellement son rôle de science auxiliaire du droit. Mais, à la vérité, personne ne sait vraiment ce qu’est une science auxiliaire du droit… Le projet de la revue Clio@Thémis est avant tout de contribuer à la promotion de l’histoire du droit en suscitant et en publiant des travaux qui intéressent les juristes de droit positif mais également les autres disciplines. L’histoire du droit s’est, il est vrai, souvent contentée d’un rôle de gardienne de la tradition juridique française, elle a alimenté sa mémoire. On ne peut pas nier que les historiens du droit ont, parfois, été des vecteurs traditionnels d’une certaine forme de nationalisme juridique. D’une façon plus générale, les historiens du droit se sont efforcés d’inscrire, autant possible, les institutions dans une (très) longue durée. Certains ont cherché à dévoiler les origines romaines et/ou médiévales de notre modernité occidentale ; d’autres ont insisté sur l’harmonie de l’ordre juridique d’Ancien régime. La revue Clio@Thémis ne se rallie pas complètement à cette posture historiciste, parfois lourde de conséquences politiques. Elle considère, à l’inverse, qu’une telle continuité fait justement problème. Plutôt que de la postuler, il s’agit de l’interroger, de montrer comment elle est ou non produite dans l’histoire, par un travail continuel, des acteurs du droit. Les anthropologues ont montré que la tradition est inventée au présent. Elle est, en quelque sorte, une sélection du présent : la tradition juridique ne se soustrait pas à cette vérité. Les montages institutionnels et juridiques gagnent aussi à être examinés sous cet angle de la discontinuité, même si cette démarche n’est pas familière aux juristes.

En essentialisant le droit et les institutions françaises, le thème rabattu d’une histoire du droit "utile" a trop souvent encouragé une instrumentalisation douteuse. Plus encore, répéter souvent, comme le font les juristes-historiens, que l’histoire explique le présent du droit est très insuffisant. Encore faut-il expliquer comment le passé surgit ou survit dans le présent.  On ne résout pas le problème en affirmant que tel concept ou telle institution se trouve déjà au XIIe siècle ou au XVIe siècle. Le passé semble ici pousser, par une assez mystérieuse inertie, vers le présent… C’est le paradoxe de l’historicisme que de supprimer, au nom de l’histoire,  ce qui fait la fragilité  de toute trajectoire historique. Pour qu’un concept traverse l’histoire, il ne suffit pas d’en repérer l’émergence et sa présence dans certaines sources, encore faut-il suivre concrètement et précisément par quelles opérations complexes et par quels acteurs il a été porté. Sur cet aspect, il reste beaucoup à faire. Une autre façon de le dire : chaque période est intéressée par certains constructions juridiques et il faut saisir pourquoi une époque percole certaines dimensions de la précédente. Affirmer, pour Clio@Thémis, l’importance du critère de l’intéressement, c’est affirmer deux choses : tout d’abord, penser l’histoire comme construction pour défendre l’avenir des droits (et non condamner le présent  au nom du respect du passé) ; ensuite, inviter la discipline "histoire du droit" à se rendre intéressante en réinventant constamment de nouvelles problématiques, de nouveaux objets, de nouveaux territoires et non en reproduisant les réflexes passés. De nombreux chercheurs développent actuellement des travaux originaux et dispersés s’inscrivant dans la perspective décrite ici et nous souhaitons qu’ils puissent trouver avec cette revue électronique un lieu où publier. Nous espérons que Clio@Thémis contribuera à ce renouveau de l’histoire du droit et permettra de susciter débats et controverses. Des débats plutôt que le sommeil afin qu’il ne soit plus possible d’affirmer (en paraphrasant Tacite…) que les historiens du droit "créent un désert et ils disent que c’est la paix". 

 

Nonfiction.fr : Première revue électronique française d’histoire du droit, Clio@Thémis est désormais sur la toile aux côtés d’autres e-revues européennes telle que Forum Historiae Iuris. La mise en ligne d'articles scientifiques en texte intégral et en libre accès permet-elle selon vous de donner une certaine "visibilité" à la matière ?

 

Frédéric Audren : Oui, vous avez raison de souligner qu’en Allemagne, la e-revue Forum Historiae Iuris (FHI) a été fondée dès 1996. Il n’est sans doute pas ici nécessaire de rappeler dans le détail les avantages et les inconvénients de l’édition électronique. Cette dernière permet incontestablement une plus grande souplesse : la publication des articles peut se faire "au fil de l’eau" (un dossier édité peut-être complété par un article arrivé plus tardivement), la revue est en mesure d’accepter des articles d’un taille conséquente (jusqu’à 100000 signes et parfois plus) et peut publier un article en langue étrangère avec sa traduction française. Les exemples pourraient être multipliés. Au-delà de ces facilités, il faut rappeler que, contrairement à une idée reçue, l’édition électronique ne demande pas moins de travail qu’une "édition papier". Elle suppose, dans tous les cas, le même soin de la part du comité de rédaction. Mais, il est vrai que, grâce à internet, nous touchons sans doute un public plus large qu’avec un format classique. L’accès à la revue est gratuit. Gagnons-nous, pour autant, en "visibilité" ? Il faudrait dire que nous avons gagné très certainement un public à l’étranger ainsi qu’un lectorat peu familier des revues savantes classiques (accessibles le plus souvent dans les bibliothèques universitaires). Inversement, il faut bien constater que certains historiens du droit, comme dans tous les milieux, sont encore peu à leur aise avec internet et ignorent purement et simplement l’existence de Clio@Thémis. D’autres jugent avec une certaine condescendance une e-revue parce qu’elle n’emprunte pas les canaux (qu’ils jugent) canoniques du champ académique. Dans tous les cas, il faudra plusieurs années pour que notre revue électronique s’impose, soit reconnue et attire spontanément articles et contributions. En profitant des avantages offerts par le web, nous avons complété, il y a un an, le site de la revue par un blog d’actualité d’histoire du droit, Nomodos. Ce dernier a d’ailleurs contribué à attirer des nouveaux lecteurs vers Clio@Thémis. Animé en collaboration avec Yann-Arzel Durelle-Marc, ce blog a déjà publié plus de 650 annonces (colloques, séminaires, livres, conférences…) et draine, en moyenne, 700 visiteurs par semaine. Nous cherchons ici encore, avec ce dispositif complémentaire, à promouvoir une approche ouverte de la discipline en rendant compte de publications étrangères, en nous intéressant aux travaux des Facultés des Lettres et des Sciences Humaines, etc.

Nonfiction.fr : Dans son édito, la revue affiche l'ambition de reculer les balisages disciplinaires préétablis par une volonté d'ouverture et d'élargissement des perspectives en histoire du droit. L'une des principales spécificités de Clio@Thémis est-elle sa vocation interdisciplinaire ? 

 

Frédéric Audren : Je ne sais pas trop ce qu’est l’interdisciplinarité. Il s’agit bien souvent d’un slogan qui ne modifie en rien les façons de faire des acteurs qui la revendique. Si le but est de saupoudrer un peu de sociologie par là, un peu d’anthropologie par ici, un peu d’économie plus loin, alors je ne vois pas vraiment son utilité. Pour qu’il y ait réellement de l’interdisciplinarité, il me semble qu’il doit y avoir un "risque" : le risque de soumettre sa démarche disciplinaire à de nouveaux questionnements, le risque de transformer sa propre pratique à l’épreuve de cette confrontation disciplinaire. Il s’agit, par conséquent, d’une approche très exigeante qui considère l’activité scientifique comme une création continue et non comme la reproduction des réflexes scientifiques. Je formule naturellement le vœu que Clio@Thémis parvienne, dans les années à venir, à se hisser à la hauteur d’une telle exigence. Pour l’instant, et à titre personnel, je défendrais plutôt l’idée d’une pratique indisciplinée de l’histoire du droit. Cette formulation, qui n’engage que moi, témoigne d’une volonté de travailler au croisement de plusieurs savoirs mais également d’émanciper l’histoire du droit de certaines pesanteurs idéologiques, institutionnelles et scientifiques. La création de Clio@Thémis participe, dans une certaine mesure, de cet effort. 

Un constat s’impose : les historiens du droit qui ont laissé une œuvre majeure ont constamment dialogué avec les sciences sociales et humaines. On peut citer quelques exemples comme Gabriel Le Bras et la sociologie des pratiques religieuses, Henri Levy-Bruhl et la sociologie juridique, Jean Yver et la géographie coutumière, Jacques Ellul et la sociologie des systèmes techniques, Bernard Schnapper et l’histoire économique. Ajoutons également les travaux bien connus de Pierre Legendre qui revisitent l’histoire de l’État occidental à la lumière de la psychanalyse. Clio@Thémis s’inscrit dans une perspective similaire. Il ne s’agit pas de transformer les historiens du droit en sociologues, anthropologues ou psychanalystes mais de prêter une attention particulière aux débats et propositions formulées dans les autres disciplines. Pourquoi les historiens du droit ne tireraient-ils pas un bénéfice de la réflexion menée par l’économie des conventions, par l’anthropologie des sciences ou par la sociologie des controverses ? Certains historiens du droit ont récemment investis l’histoire du droit colonial, l’histoire des femmes et du genre ou l’histoire du livre juridique – objets longtemps négligés. Depuis un certain temps, l’anthropologie historique a su offrir, à l’inverse, à des juristes des instruments précieux pour interroger à nouveaux frais l’histoire institutionnelle. La recherche française aurait, par exemple, à gagner à prendre au sérieux l’ensemble des travaux anglo-saxons s’inscrivant dans le sillage de "Law &…" qui permet de réarticuler certains voisinages disciplinaires bien établis. Après "Droit et économie", le secteur "Droit et littérature" connaît actuellement quelques succès dans les milieux juridiques. Pour terminer sur ce point, il me semble que les fondateurs de la revue Clio@Thémis partagent notamment une même volonté de promouvoir une histoire culturelle du droit. Cette orientation, assez répandue dans les Facultés des Lettres, est beaucoup moins fréquente dans les Facultés de droit. Une telle histoire s’attache certes à la dimension sociale des systèmes juridiques (je pense, par exemple, aux travaux sur la prosopographie des milieux juridiques et judiciaires) mais également à la production, la circulation et la réception des "biens culturels" du droit (actes juridiques, livres, revues,…), à la formation des juristes (Legal Education) et leurs engagements politiques et sociaux, à la constitution des publics (lecteurs, auditeurs,...), etc. Notre deuxième numéro consacré à l’histoire des cultures juridiques s’inscrit pleinement dans ce programme. Ce dossier ne cherche pas à définir une "culture" comme un massif monumental qui surplomberait tous les acteurs d’une époque, pas plus qu’il ne dévoile une quelconque esprit  juridique national. Comme le rappelle Serge Dauchy dans l’introduction de ce dossier, il est possible de penser les "cultures juridiques en termes d’échanges et de porosité de systèmes voisins et [de mettre] dès lors en avant la question des influences que subissent les cultures juridiques à un moment donné, même celles qui partagent un héritage historique commun". Ce numéro se concentre tout particulièrement sur "la circulation de la littérature comme facteur de diffusion de la culture juridique". 

Nonfiction.fr : Au-delà des frontières disciplinaires, la e-revue se situe également au-delà des frontières hexagonales en publiant des articles d'historiens-juristes et de philosophes du droit du monde entier. 

 

Frédéric Audren : Oui, il s’agit d’un dimension essentielle de notre projet. Dès le départ, nous pensions qu’il fallait créer une revue européenne. Cela signifie tout d’abord associer à la revue des historiens du droit étrangers et leur faire jouer (autant que cela soit possible) un rôle actif dans la revue. Par exemple, nous les sollicitons pour relire et évaluer des textes soumis à Clio@Thémis. Nous leur demandons également de nous signaler des travaux et des auteurs susceptibles de publier.  Ensuite, nous publions des textes directement en anglais, allemand et italien (avec un résumé en français). Cette politique est la seule qui permet d’obtenir la contribution des auteurs bien au-delà des frontières nationales mais également de faire connaître des travaux inédits à nos lecteurs. La publication d’articles en anglais est à présent indispensable. Dans cette perspective, Clio@Thémis soutient un colloque qui se tient à Oxford ce mois de mai sur le thème "Writing Legal History : Breaking out of National Frameworks (France & United Kingdom)". Cette manifestation associe une douzaine d’historiens du droit français et anglais. Clio@Thémis en publiera, dans les mois à venir, les actes. Naturellement, les contributions seront aussi bien rédigées en français qu’en anglais. Enfin, notre revue s’efforce de proposer des traductions de textes (surtout anglais). Ainsi, Françoise Michaut nous fait l’amitié de traduire quelques uns des grands textes de la pensée juridique américaine. Dans le premier numéro, nous avons la traduction d’une étude de Brian Tamahana ("La carte analytique des approches du concept de droit en sciences sociales") grâce à Baudouin Dupret.

 

Nonfiction.fr : Quels seront les thèmes des prochains numéros de Clio@Thémis

 

Frédéric Audren : Nous allons continuer, dans la mesure de nos moyens, notre politique de traduction de textes récents ou classiques en théorie du droit mais aussi poursuivre la publication de cette enquête permanente (débutée dans le premier numéro) sur l’état de l’historiographie du droit dans les différents pays européens. Nous publierons ainsi prochainement un panorama de l’histoire du droit en Suisse. Sinon, le prochain numéro, à la frontière de l’histoire politique et de l’histoire des femmes, s’interrogera le thème suivant : "L’homme des droits de l’homme est-il une femme ?". Puis, viendront des dossiers consacrés aux "nouveaux chantiers de l’histoire du droit colonial" et à l’"actualité du droit romain". Sans oublier le dossier tiré du colloque évoqué ci-dessus "Writing Legal History". Naturellement, nous examinerons avec un grand intérêt les textes hors dossiers qui nous seraient envoyés spontanément. Avis aux volontaires…

 

Propos recueillis par Pascal Morvan