L’occasion pour les lecteurs francophones de (re)découvrir un des grands noms de la littérature anglo-saxonne du siècle dernier.

En éditant pour la première fois en français un des “chef-d’œuvres” de la littérature canadienne du XXe siècle, la maison Viviane Hamy démontre une fois de plus son savoir-faire et la solidité de ses choix bien souvent originaux et novateurs    . La redécouverte des Mémoires de Montparnasse de John Glassco devrait en effet constituer un petit événement, voire un cas de conscience parmi les historiens de la littérature francophones, en plaçant sous le projecteur un auteur méconnu, pour ne pas dire “ignoré”, dans le paysage actuel de la critique et des études littéraires. Car enfin, qui est John Glassco ? Sait-on par exemple qu’il est considéré comme un des plus grands auteurs canadiens du siècle dernier, à l’instar de l’œuvre présente, qualifiée de “meilleur livre en prose jamais lu”, écrit par un Canadien, selon Louis Dudek   ? Les Mémoires de Montparnasse ont pourtant été publiées en 1970 et aussitôt reconnues comme un monument littéraire à part entière dans le monde anglo-saxon. Pourquoi alors un tel décalage en France ? C’est sans doute dans ses racines, dans le caractère “contrasté” du talent et de la vie de cet auteur qu’il faut chercher la réponse à toutes ces questions.


John Glassco est né en décembre 1909 à Montréal et étudie à la célèbre McGill University de Montréal, où il s’ennuie et rêve à la France, “la matrice sensuelle de toute modernité”. Il s’embarque ainsi pour l’Europe en 1928, à dix-neuf ans, en compagnie d’un ami, fuyant la désapprobation familiale et l’académisme étouffant du cadre universitaire. Il s’apprête alors à mener une vie de bohème “décadent” dans une ville déjà conquise par les Années folles et l’avant-garde des expatriés américains, dont il brosse le portrait à coups de serpe, avec malice et humour. De retour dans son pays pour des raisons de santé et désenchanté, il se consacre à une poésie d’inspiration wordsworthienne, bien loin donc de l’animation du boulevard Montparnasse et de son insouciance juvénile. Ses Mémoires ne sont pas moins surprenantes, témoignant de la subtile maîtrise des tonalités les plus variées que Glassco se plaît à afficher. Chantre du surréalisme en plein épanouissement à son arrivée en France, Glassco n’aborde ainsi que ponctuellement son goût pour ce mouvement et ne fait que rarement état de ses réalisations personnelles, sinon pour en proposer, par exemple, ce commentaire plein d’autodérision sur sa propre identité littéraire :


“Il n’existe donc aucun poète québécois à proprement parler ?
– Pas que je sache.
– (…) Puis-je vous demander si vous-même êtes déjà l’avatar canadien de quelqu’un d’autre, et si oui, de qui ?
– Jusqu’à présent, je n’ai endossé la défroque de personne, mais cela n’a pas été facile. Sans doute est-ce pour cette raison que j’ai embrassé le surréalisme.
– Je peux comprendre, c’était une issue”   .


Dans cette perspective, l’apprenti poète s’amuse à égrainer – à dessein – tout au long d’un parcours, aux allures de Bildungsroman, des commentaires pour le moins contradictoires et topiques sur le statut d’écrivain. Mélange aigre-doux, l’ensemble s’ingénie à déstabiliser le lecteur, enchaînant les mots d’esprit et les pirouettes, les confessions quasi sincères, quoique viciées par une ironie acerbe : “Je n’avais jamais connu le désespoir ou l’angoisse, qui n’étaient pour moi que de simples vocables littéraires. Je n’avais enduré ni la faim, ni la frustration, ni la maladie, ni la continence. (…) En quoi étais-je donc habilité à écrire ?”   … et les boutades truculentes, par exemple, d’un jeune effronté à l’égard d’une des plus célèbres figures de la littérature du moment, Ernest Hemingway : “Je le trouvai presque aussi peu attirant que ses nouvelles – des modèles de sensiblerie guindée et de sentimentalité volcanique, dont les intrigues et dialogues absurdes m’ont toujours évoqué un Prométhée au foie jaune qui serait ligoté avec de la grosse ficelle” !  


Assassine, la plume de Glassco n’épargne personne, encore moins lui-même, qui ne manque pas une occasion de dévaloriser et d’interrompre son œuvre pour jouir de la “vie parisienne”. C’est là effectivement un des nombreux charmes de l’œuvre et un des atouts de la personnalité chatoyante de ce jeune bohème, gigolo à ses heures ! Sensualité et fantaisie, sens de la pointe et du portrait se conjuguent au service d’un art consommé du morceau de bravoure, représentant autant de “défis” pour le traducteur francophone, contraint à suivre un rythme tantôt langoureux ou nostalgique : “La douceur de sa bouche fut une révélation. Un baiser sans passion ni exigence, plein d’affection, de tristesse, et de réconfort. Je sentis ses larmes ruisseler autour de nos lèvres. (…) Je me sentis transporté hors de mon propre sexe, dans une région où tout était permis, où je ne désirais rien d’autre que ce baiser infini et salé”   … Tantôt alerte et cinglant : “Vous parlez de Jane Austen et de la sexualité messieurs ? lança un Anglais vêtu de tweed, doté de longues moustaches rousses. Voilà bien deux sujets inconciliables. Cette snob a séché sur pied sa vie durant derrière des rideaux de dentelle. Elle n’a pas plus d’importance qu’un chromo. N’est-ce pas Gertrude ?”   .


Très attirant, ce pan de l’œuvre n’en demeure pas moins très partiel et n’est pas en mesure de rendre compte de la densité des questions abordées par John Glassco. Au cœur du projet se trouve en effet une réflexion intéressante menée autour de la problématique du genre, comme en témoigne d’ailleurs le titre même de l’œuvre. Cette dimension est bel et bien centrale et mérite qu’on s’y attarde tant elle a (pré)occupé, à juste titre, la critique anglo-saxonne. L’étiquette “récit autobiographique”, proposée par l’éditeur, met d’emblée en prise le lecteur avec le problème du genre. Pourtant la réalité est plus complexe qu’il n’y paraît. L’auteur prend, de fait, étrangement soin, d’éloigner tout soupçon au sujet du processus d’écriture et de sa chronologie. Ainsi, il affirme “avoir écrit les trois premiers chapitres en 1928 à Paris” puis “le reste du livre (…) durant l’hiver 1932-1933 au Royal Victoria Hospital (…)”, ajoutant qu’il a “très peu modifié le texte original (…) malgré la tentation de supprimer ou du moins de retrancher quelques passages qui exposent le mémorialiste juvénile dans sa légèreté, son hédonisme ou sa vanité (…)”, ressemblant “moins à quelqu’un qu’ [il a] été qu’au personnage d’un roman que [qu’il a] lu” (sic).

Ce besoin de justification est bien trop développé pour ne pas être coupable… Si l’expression de “mémorialiste juvénile” a de quoi paraître “oxymorique”, du moins désarçonnante, il n’y a pas de quoi s’en étonner outre mesure : Glassco a en effet dû rentrer précipitamment de son voyage européen pour subir un traitement médical lourd, ce que l’évocation de son séjour hospitalier confirme. La peur de la mort et la peine à supporter une souffrance physique réellement traumatisante pour le jeune “hédoniste” qu’il a été, confèrent aux témoignages à rapporter à cette époque une véritable “authenticité”, propre à inspirer de l’empathie au lecteur. Craignant de mourir, le jeune homme a voulu coucher sur le papier ses peurs et les souvenirs heureux d’une vie haute en couleur, capable de lui redonner confiance et courage. Mais là où le lecteur ne suit plus le fil chronologique de l’œuvre et la sincérité de son auteur, c’est lorsque des traces de correction surgissent de manière flagrante, çà et là, contredisant manifestement la profession de foi inaugurale des solennels Mémoires !


Dans un article emprunt d’une réelle tendresse à l’endroit de l’auteur des Selected Poems   , Louis Dudek précise avec humour et délicatesse le décalage temporel présidant à la rédaction du livre. Présentant au lecteur l’ouvrage fraîchement paru, il trace les contours de la réécriture récente opérée par ce “créatif virtuose du style” : selon lui, la base est hautement “authentique” mais la qualité stylistique soulignée plus haut n’était en rien déjà acquise par le jeune “Buffy” de dix-neuf ans, enviant la précocité géniale d’un Rimbaud ! Les talents de narrateur du “Glassco confirmé” informent l’ensemble du récit gauche et d’une “juvénilité charmante” de l’“apprenti”, plus soucieux de jouir des rencontres féminines et des soirées mondaines que de la rusticité de sa chambre et de son bureau bon marché !


Les Mémoires sont donc constitués de souvenirs, parfois de bric et de broc, savamment agencés et retravaillés par l’œil “décadentiste” d’un poète âgé et nostalgique de ses vertes années, interrompues par une maladie sonnant le retour au pays natal et à la réalité. Abrupt, ce retour est sans cesse repoussé dans une temporalité dilatée et fantasmée, capable d’apaiser l’amertume d’un homme rattrapé par la tuberculose et les conséquences d’une existence parisienne faites de joies et d’abandon de soi. “Je continue d’écrire (…) pour la meilleure raison du monde, à savoir recapturer un peu de l’éclat de ces jours où j’avais santé et audace.” John Glassco possède ce que certains hédonistes conservent jusqu’au bout : du panache