Contre l'idée d'une guerre des civilisations, Marc Crépon défend l'idée d'un au-delà de la tolérance allant dans le sens d'une authentique reconnaissance, fondée sur l'entente comme fait.

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La “guerre des civilisations” n’existe pas - du moins pas au sens où elle supposerait, comme chez Samuel Huntington, un conflit inéluctable entre des identités cloisonnées, repliées sur elles-mêmes, essentialisées. La “guerre des civilisations” n’existe pas, pourtant son discours persiste comme grille de lecture et d’analyse de la différence culturelle, prenant une forme très concrète dans certaines politiques migratoires européennes, dans la mise en place d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale en France, dans la stigmatisation répétée, violente et caricaturale de l’Islam à l’intérieur de l’espace public européen et occidental, en général. La “guerre des civilisations” n’existe pas, en tant qu’elle ne délivre aucun savoir pertinent sur la constitution même des “civilisations” comme telles, qui procèdent par métissage, hybridation. Mais, son discours, même critiqué et déconstruit, survit à travers manipulations et instrumentalisations politiques qui contribuent ainsi à l’élaboration d’une culture de l’ennemi.

Comment expliquer la persistance d’une telle représentation partielle et fausse de la différence de l’autre ? Sur quoi se fonde la mise en place d’une “culture de l’ennemi” ? Et comment contrer, théoriquement et pratiquement, l’établissement d’une telle culture, qui conduit nécessairement à un certain consentement meurtrier ?

C’est à ce triple questionnement que répond l’ouvrage de Marc Crépon, La Guerre des civilisations (publié aux éditions Galilée) deuxième volet d’une série d’essais intitulée La Culture de la peur. Triple questionnement qui interroge la notion même de civilisation, l’idée d’appartenance civilisationnelle et, à ce titre, le rapport à l’altérité instauré par chaque groupe humain. Triple questionnement, donc, dont l’issue, conséquente et résolument pratique, est de nous faire appréhender l’Autre, loin des clichés et des fantasmes criminels, à travers ce que nous avons en commun avec lui.

A ce titre, si l’ouvrage propose une déconstruction du discours de la guerre des civilisations, déjà entreprise par l’auteur dans d’autres livres   , sa finalité est avant tout, contre toute rhétorique de la guerre, du conflit et des identités cloisonnées, de décrire les conditions pratiques de l’entente entre des groupes ou des individus se réclamant de cultures différentes. Ce travail critique s’accompagne ainsi d’une entreprise positive qui explicite les conditions de l’entente entre les civilisations et prend corps dans une philosophie de la reconnaissance. C’est cette philosophie de la reconnaissance, procédant au dépassement de l’exigence de tolérance, qui constitue, d’un point de vue philosophique et politique, l’originalité et la force de ce livre.

L’élaboration de cette philosophie de la reconnaissance s’effectue en deux temps. Elle présuppose d’abord une analyse de la notion de civilisation en elle-même, qui doit éclairer les conditions d’émergence du discours de la guerre civilisationnelle. Elle se construit, ensuite, à partir d’une réflexion sur les limites du principe de tolérance, et la nécessité de son dépassement.

La notion de civilisation se constitue au sein d’une tension, entre ses usages au singulier et au pluriel. La civilisation, au singulier, désigne depuis le XVIIIe siècle un triomphe de la raison sur la barbarie, sur l’animalité de l’homme. Au pluriel, les civilisations renvoient à un ensemble de coutumes, de réalisations singulières, dépositaires d’une histoire, d’une certaine “grandeur passée”. Comment s’articulent, de façon effective, ces deux usages de la notion de civilisation ? Et comment l’articulation de ces deux usages permet-elle de penser les conditions d’émergence d’un discours idéologique instrumentalisant la haine de l’autre ?

Marc Crépon s’appuie sur les analyses du livre de Freud, Malaise dans la civilisation, pour penser cette articulation, procédant ainsi à une genèse psychanalytique de l’ "être civilisé”. Tout processus civilisationnel signifie d’abord “un contrôle déterminé de la vie pulsionnelle des individus”   . La civilisation se manifeste d’abord comme système de contraintes, ensemble d’interdits et de normes qui, en réprimant les pulsions, produit le Surmoi. Ce sacrifice des pulsions peut entraîner de grandes souffrances qui rendent difficiles l’explication de l’attachement des individus à la civilisation   . Pour rendre intelligible un tel attachement à ce qui nous contraint et nous brime   , Freud met en avant l’idée d’un “paradoxe civilisationnel” : “la civilisation réprime la vie tout autant qu’elle l’élargit”   ; nous sentons ainsi que nous “souffririons davantage encore, livrés à nos pulsions destructrices”   . Mais, de façon plus profonde, l’attachement à la civilisation est le fait d’une certaine sublimation. La civilisation ne se réduit pas seulement à un système de contraintes, elle renvoie aussi à des réalisations (esthétiques etc.), à des institutions qui produisent des idéaux. Et, en ce sens, “les contraintes, les privations, le refoulement cèdent le pas à une satisfaction collective de nature narcissique”   : nous aimons les idéaux produits par notre culture, et nous nous aimons à travers eux. Il y a ainsi sublimation de l’hostilité à la civilisation à partir d’une certaine appropriation narcissique d’idéaux, de réalisations, qui seront interprétés comme des acquis civilisationnels.

 

Ce phénomène de sublimation permet ainsi d’articuler les deux usages du terme de civilisation : la civilisation, en tant qu’elle réprime les pulsions, implique l’appropriation des idéaux d’une société en particulier. L’œuvre de civilisation comme telle est ainsi créatrice d’un besoin d’appropriation, d’un besoin d’appartenance qui est attachement à une civilisation singulière donnée.

Se pose ainsi le problème du découpage et des frontières civilisationnels, dont les critères, trop flous et incertains, ne permettent pas d’attribuer un acquis, un “caractère”, à une “civilisation” donnée. L’appartenance civilisationnelle ne peut ainsi aucunement être comprise comme une appartenance à une identité cloisonnée, essentialisée. Elle manifeste encore moins une cohérence qui impliquerait un certain déterminisme “civilisationnel” signifiant que les pensées et actions d’un individu sont prédéterminées par son appartenance civilisationnelle. Ainsi, on comprendra bien que l’interprétation de l’appartenance civilisationnelle sous les postulats essentialistes de l’originalité et de la cohérence est le fondement de cette rhétorique de la guerre des civilisations qui fait fi des processus dynamiques d’hybridation et de métissage constitutifs de chaque civilisation singulière.

Pourquoi, alors, ces conceptions essentialistes, homogènes, des identités civilisationnelles qui suppriment toute “trace vivante d’hétérogénéité”   , survivent-elles ? Pourquoi continue-t-on, dans des politiques, des lois, à promouvoir le discours faux de la guerre des civilisations ? Ces questions, loin de réactiver une théorie du complot, ne peuvent trouver leur réponse qu’à l’intérieur de l’approfondissement du lien entre contrainte civilisationnelle et besoin d’appropriation civilisationnelle ouvert par Freud. La contrainte civilisationnelle produit le Surmoi qui, même s’il les réprime, doit composer avec les pulsions de mort, d’agressivité. La présence de cette violence pulsionnelle qui met tout en œuvre pour résister à l’appropriation du Surmoi est à l’origine de notre sentiment de culpabilité : notre agressivité originelle ne peut pas être résorbée, détruite complètement. Ce sentiment de culpabilité est tellement insupportable qu’il doit être soulagé.

C’est à partir de cette analyse freudienne des pulsions que Marc Crépon explique la possibilité d’une persistance du discours de la guerre civilisationnelle. Telle autorité politique peut accaparer les surmois individuels en inventant une cible sur laquelle peut se décharger l’agressivité originelle, la pulsion de mort : l’étranger, cet ennemi extérieur au groupe auquel nous appartenons. Se cristallise ainsi l’opposition entre nous et les autres, origine des frontières, et des crispations identitaires. Ainsi, “il arrive partout et tout le temps, sur tous les continents et à toutes les époques, que l’identification du surmoi à une autorité quelconque (une autorité aimée et redoutée à la fois) désigne un ennemi pour lequel cette autorité donne droit au meurtre”   . Le discours de la guerre des civilisations est ainsi le fait d’un certain accaparement politique du surmoi ; il trouve un écho persistant en raison de la constitution pulsionnelle de l’être humain qui, soumise à l’œuvre de civilisation, engendre un sentiment douloureux de culpabilité. 

Comment sortir, alors, de cette culture de l’ennemi, qui se nourrit d’une certaine instrumentalisation de la souffrance psychique et de la pulsion de mort ? Comment la contrer ? Certainement pas en substituant à la rhétorique du choc des civilisations celle du dialogue entre les civilisations, partant souvent des mêmes présupposés essentialistes que la théorie qu’il prétend réfuter.

La réponse de Marc Crépon à ces deux questions est très profonde, en tant qu’elle aboutit à une philosophie positive de la reconnaissance qui prend en charge de façon conséquente la question de l’altérité.

Reconnaître l’autre, c’est plus que tolérer sa présence. Le principe de tolérance, s’il est effectivement nécessaire pour concevoir ce que devrait être une “relation juste” entre des communautés, n’est cependant pas suffisant. En effet, “l’exercice même de la tolérance est toujours solidaire d’un certain seuil de tolérance”   : la tolérance n’apprend pas à vivre avec l’autre, à effacer les préjugés, les fantasmes meurtriers à travers lesquels nous le percevons. Elle nous fait simplement supporter sa présence, jusqu'à un certain point.

Pour vivre avec l’autre, partager une entente, loin de toute rhétorique conflictuelle et guerrière, il faut aller plus loin que la simple tolérance et penser ainsi un au-delà de la tolérance. C’est cette pensée d’un au-delà de la tolérance qui doit permettre la disqualification effective et pratique du discours de la guerre civilisationnelle et ainsi poser les conditions de réalisation d’une entente concrète entre les “communautés”, loin, bien loin de toute volonté d’exacerbation communautariste des différences.

Il y a trois étages de la reconnaissance de l’autre. Chaque individu exprime un besoin d’appartenance, qui est expression d’un besoin de repères communs. L’individu n’est pas prisonnier de ce besoin d’appartenance et encore moins déterminé par lui ; il s’invente une singularité à l’intérieur du caractère nécessairement commun et partagé de toute vie sociale. Ce besoin d’appartenance ne doit donc pas être confondu, de façon immédiate et quasi épidermique, avec l’exaltation de velléités communautaristes.

Cette reconnaissance du besoin d’appartenance n’a de réalité que “si sa libre manifestation est garantie par un droit”   . Le deuxième étage de la reconnaissance est donc institutionnel et engage la responsabilité de l’Etat. Un Etat est responsable dans sa façon d’organiser et de rendre possible les modalités du vivre-avec. L’Etat doit garantir une certaine égalité de tous devant la loi, sans “privilégier telle appartenance déterminée au nom d’une hypothétique identité collective (toujours partielle et fictive)”. C’est à ce titre, et à ce titre seulement, que les besoins d’appartenance singuliers ne pourront pas se cristalliser en sentiment d’injustice, en ressentiment, et avoir des conséquences néfastes pour les conditions effectives d’une entente (revendications communautaristes, racisme, discriminations etc.).

 

Par conséquent, la reconnaissance institutionnelle n’est pas suffisante pour mettre en place des conditions d’entente effectives. Le troisième étage de la reconnaissance, qui est la reconnaissance de la communauté, explique comment des individus appartenant à des cultures différentes peuvent se percevoir comme “parties prenantes d’une entente”   . Deux explications, qui s’articulent entre elles, doivent être envisagées. D’abord, chaque individu appartient à une commune humanité. Mais, cette reconnaissance, principielle, ne modifie pas nécessairement notre perception de l’autre. Elle doit donc être complétée par une réflexion sur le processus de constitution d’une culture : il n’y a pas de culture pure ; chaque culture se constitue de façon hétérogène, gardant en elle, de manière singulière, la trace de sa relation aux autres. Le propre d’une culture est toujours d’être ouverture à un commun, en tant qu’elle se constitue comme une totalité hétérogène en création constante. En ce sens, les crispations identitaires sont souvent l’expression d’un “narcissisme de la petite différence”, exacerbant le propre contre la réalité du commun. 

On comprendra aisément les implications pratiques et politiques d’une telle philosophie de la reconnaissance. Contre la guerre, non seulement l’entente est possible, mais en plus elle est effective du fait même de l’hétérogénéité constitutive de toute culture. A une idéologie s’oppose ainsi un fait. Et, à partir de ce fait empirique, on pourra émettre quelques réserves “à l’encontre de quiconque parlera au nom de sa culture”   , comprise comme un tout homogène et cloisonné, n’appréhendant l’autre qu’à travers des stéréotypes réducteurs. Toute attitude visant “à compromettre l’un ou l’autre des trois étages de la reconnaissance”   pourra ainsi être condamnée.

Ainsi, bien plus que l’analyse freudienne de l’ “œuvre de civilisation”, qui peut encore laisser ouverte la question précise du lien entre pulsion de mort, sentiment de culpabilité et tracé de frontières qui prennent la forme de lignes de démarcations identitaires, c’est cette philosophie de la reconnaissance qui constitue la grande force de l’ouvrage de Marc Crépon. En effet, elle ne pose pas l’entente comme un idéal – horizon inatteignable de toute action politique – mais comme une réalité effective qui, une fois exhibée, peut être élargie grâce à des actions prenant corps ici et maintenant. C’est le sens de l’ "envoi" qui conclut le livre, couplet final qui appelle à la plus grande conséquence d’un point de vue intellectuel et politique. On se gardera, en effet, de suivre quiconque (groupe, secte, Etat etc.) voudra imposer une conception essentialiste de sa propre culture, une telle conception gardant toujours actif en son sein les conditions de possibilité d’un consentement meurtrier