Un ouvrage dense sur le rapport du cinéma au temps, et la relation mouvante entre fiction et documentaire.

D’emblée, le titre de l’ouvrage dirigé par Laurence Schifano et Martial Poirson attire l’attention : il semble en effet, bien que l’absence de bibliographie ne permette pas de le vérifier, que ce soit le premier livre entièrement consacré à la représentation du XVIIIème siècle à l’écran. Ce qui en signale déjà le caractère problématique et inhabituel : spontanément en effet, nous associons le cinéma, inventé en 1895 et développé surtout après 1900, au XXe siècle, et cet art de la présence et de l’immédiateté nous semble a priori intrinsèquement lié à la modernité. Et pourtant, poser l’hypothèse d’un lien essentiel entre le cinéma et le XVIIIe siècle se révèle une intuition d’une pertinence remarquable. 

 

Sans aller jusqu’à affirmer, comme le font les auteurs, que le cinéma a peut-être une "vocation" particulière à "faire voir ou entrevoir le XVIIIe siècle"   , on ne peut en effet qu’être frappé par un trait commun à cet art et de cette époque : leur capacité à susciter des mythes.

 

Il y a peu de périodes aussi étudiées que le XVIIIe siècle ; mais cette prolifération de commentaires même montre la difficulté qu’il y a à l’appréhender de manière objective, tant est forte la passion que suscitent les deux principaux pôles d’intérêt de cette époque, repris par les historiens comme par la mémoire collective et l’idéologie politique : les Lumières et la Révolution. Comme l’affirme Laurence Schifano dans la préface : "Aucune autre période historique n’entraîne cet effet d’écran sur lequel se projettent déceptions et aspirations"   . Or, le cinéma n’est-il pas lui aussi, au sens propre et figuré, avant tout un écran ? Le dispositif technique se double ici d’un processus de projection et de représentations mentales : le genre cinématographique exemplaire à cet égard est le western, qui, comme le rappelle L. Schifano, à la suite d’André Bazin dans Qu’est-ce que le cinéma ?, doit sa force à ce qu’il construit avant tout un "espace mythique"   . Ce qui compte pour un spectateur dans un western, ce n’est pas la précision de la reconstitution historique, ou le fait de savoir que les personnages sont "les contemporains du Guépard" (dont l’action se situe en effet en 1860, soit au début de la guerre de Sécession qui constitue un des épisodes les plus souvent illustrés dans la cinématographie américaine), mais l’efficacité avec laquelle sont ici remobilisés les composants essentiels d’un mythe : affrontement fratricide ou voyage initiatique, entre autres.

Mais cette hypothèse d’un lien intrinsèque entre le cinéma et le XVIIIe siècle, issu de leur nature d’objets mythiques, peut avoir des implications fâcheuses : est-ce à dire que le cinéma aurait une relation privilégiée avec le XVIIIe siècle parce qu’il permettrait d’illustrer et de mettre en scène de manière concrète et immédiate, donc d’inculquer au spectateur, des interprétations toujours plus ou moins orientées de cette période ?

 

Ici intervient un nouveau facteur, le rapport propre du cinéaste à l’Histoire. L’étude comparative de Michel Delon, "Heurs et malheurs de l’adaptation, Manon de Clouzot (1949) et Candide de Carbonnaux (1960)"   , le montre clairement : entre ces deux adaptations d’œuvres majeures du XVIIIe siècle, dans les deux cas transposées dans la France d’après-guerre, la différence est incommensurable. Car, tandis que Carbonnaux aligne lieux communs et images conformistes très éloignés de la finesse et de l’ironie voltairiennes (par exemple en ouvrant son film sur une lourde comparaison entre le tremblement de terre de Lisbonne et l’explosion de la bombe à Hiroshima), Clouzot évite de tracer ainsi des parallèles toujours réducteurs, entre les deux époques : utilisant le contexte extrêmement parlant de la collaboration, de la Résistance et de la Libération pour souligner continuellement l’ambiguïté de ses personnages, il transmet l’essentiel du roman, drame de l’individu qui ne retrouve pas, dans l’indécision continue de la réalité, la théorie morale classique sommant de choisir entre le bonheur et la vertu.


Il est peut-être alors moins important d’évaluer la justesse de l’image du XVIIIe siècle donnée à voir par le cinéaste, que l’honnêteté avec laquelle ce dernier nous la présente comme une représentation personnelle, ne visant pas à une objectivité toujours douteuse par nature pour cette période. C’est sans doute la raison pour laquelle sont valorisés dans l’ouvrage des films comme Marie-Antoinette (2006) de Sofia Coppola ou le téléfilm Marat (1989) du cinéaste franco-libanais Maroun Bagdadi. La réalisatrice de Virgin Suicides et de Lost in translation n’a en effet jamais caché son intention de donner une vision délibérément subjective, "résolument anachronique et actualisante"   d’un des personnages les plus connus et les plus fantasmatiques du XVIIIe siècle. Son "biopic", en traçant le portrait d’une reine éternellement adolescente, perdue dans l’étrangeté d’un monde de normes corsetées, et s’étourdissant dans un tourbillon continuel de futilités pour oublier son mal-être, se situe nettement dans la continuité de ses deux films précédents. On ne peut que reconnaître et apprécier la cohérence du projet de Sofia Coppola, même si l’on ne partage pas les vues de Martial Poirson qui dans son article ne tient pas rigueur à la réalisatrice d’un continuel processus de "psychologisation à outrance"   au motif qu’elle retrouve par ce biais une des caractéristiques fondamentales de l’esprit du XVIIIe siècle : la place majeure accordée à la théâtralité. Il faut avoir l’œil et la réflexion aguerris de l’auteur pour trouver dans la continuelle surenchère d’objets et de décors, qui semble être le but principal du film, "une forme cinématographique adéquate de l’Histoire"  

La question de l’historicité au cinéma constitue en effet un des problèmes essentiels posés par cette étude : comment le cinéma peut-il donner à voir le passé, et quel complément doit-il apporter à l’histoire des manuels et des historiens ? L’ouvrage dans son ensemble paraît être soutenu par la thèse que c’est "paradoxalement – et de manière anti-rossellinienne – en évitant de faire de l’Histoire, en faisant de la fiction, que le metteur en scène [a] le plus de chance de rencontrer la matière même de l’Histoire"   . Il faut cependant noter que cette prise de position "anti-rossellinienne" est relative au choix du XVIIIe comme objet d’étude ; la volonté documentaire et réaliste de Rossellini, auteur de La prise du pouvoir par Louis XIV (1966), est mieux adaptée à l’idéal classique formel de représentation d’une "nature humaine" universelle autour duquel s’est constitué le XVIIe siècle. Au contraire, pour représenter le siècle qui nous intéresse, où littérature et peinture jouent constamment sur le jeu et la théâtralité afin de créer érotisme et dépaysement, privilégier la subjectivité s’avère en effet plus pertinent.

 

Ainsi s’explique notamment la réussite du Marat de Bagdadi, selon Ghada Sayegh, auteur de l’article consacré à ce film   : dotant l’Ami du Peuple d’un compagnon imaginaire, Nissim le Persan, il reprend le procédé de déplacement du regard utilisé notamment par Montesquieu dans les Lettres persanes afin de constater, aussi bien dans la Révolution française que dans la guerre civile libanaise, l’échec sanglant des "pères des idéaux de liberté et d’égalité métamorphosés en bourreaux"   .

 

Mais on pourrait citer aussi des films très différents, comme L’Impératrice rouge (1934) où Josef von Sternberg fait "revivre le passé par l’imagination"   , bien que, de son propre aveu, tout dans ce film soit délibérément de pure invention. Dans un autre genre encore, l’intérêt du téléfilm de René Allio Un médecin des Lumières (diffusé en trois épisodes sur FR3 en 1988) et du documentaire de Marie-Dominique Montel Laclos, Les Liaisons de l’île d’Aix (Coproduction France 3 et VAB – Jean-Pierre Dusséaux, 2006) vient de ce qu’ils laissent tous deux un grand rôle aux préoccupations personnelles des auteurs, s’éloignant ainsi des impératifs par trop étroits du genre de la "fiction patrimoniale".


Cette dernière notion d’"Heritage film", genre défini par la critique anglo-saxonne dans les années 1980 et qui célèbre le "passé national sur le mode de la nostalgie bien plus que sur celui de la distance critique"   , s’avère donc particulièrement inadaptée quand il s’agit du XVIIIe siècle. En témoigne la quasi-absence de films américains consacrés à la guerre d’Indépendance, qui contraste étonnamment avec la pléthore de films illustrant la guerre de Sécession. La révolution de 1776, comme le souligne Gaspard Delon dans un des articles les plus intéressants de l’ouvrage, constitue un "matériau à risque pour l’industrie hollywoodienne"   car elle est vue par cette dernière comme un événement encore trop européen, inspirée d’idéaux étrangers à la nation proprement américaine. Ce que semble confirmer Barry Lyndon de Stanley Kubrick (1975), "exemple parfait de cette immersion dans l’esprit des Lumières qu’Hollywood n’affectionne guère"   mais œuvre d’un cinéaste américain "réfugié en Europe"   .

 

Cette importance de la présence dans un film de "L’esprit des Lumières", qui seul manifeste une véritable compréhension du XVIIIe siècle, rend donc toute tentative de filmographie presque "impossible", ainsi que le prétend la conclusion de l’ouvrage   ; mais cette difficulté même s’avère fructueuse et ouvre de nouvelles pistes de réflexion, dont on trouve un exemple dans les recherches d’Antoine de Baecque, qui dans son article "Des talons rouges d’Ancien régime aux dandys de la Nouvelle Vague"   retrace la filiation entre les héros désenchantés des Cousins de Chabrol (1958) ou du Combat dans l’île d’Alain Cavalier (1962), et les nobles sophistiqués appelés "talons rouges". Filmer le 18e siècle s’adresse donc avant tout à des chercheurs, ou du moins à des lecteurs déjà pourvus d’une solide culture aussi bien cinématographique qu’historique ; pour ces derniers, il constituera une lecture stimulante. La qualité parfois inégale des articles, travers inévitable des ouvrages collectifs, y est en effet largement compensée par le parti pris d’originalité et d’ouverture dans l’analyse des œuvres. Y sont étudiés ou évoqués, en effet, des genres extrêmement divers : aussi bien de grands classiques comme le Casanova de Fellini (1976) ou Amadeus de Milos Forman (1984), et des films récents célèbres ou reconnus comme Marie-Antoinette de Sofia Coppola (2006) ou L’Esquive d’Abdellatif Kechiche (2004), que des films méconnus tels le Marat / Sade de Peter Brook (1966) transmettant une représentation de la pièce de Peter Weiss, ou encore l’œuvre de René Allio ou de Charles Brabant. Cette diversité des approches proposées comme des œuvres analysées ne fait pourtant pas perdre sa cohérence à l’ouvrage, qui constitue un appel à la poursuite de l’exploration, tant par la recherche que par le cinéma, de cette époque inépuisable que constitue le XVIIIe siècle.