Un livre stimulant qui interroge l'historicité d'Abraham mais qui minimise le retentissement religieux et politique du personnage.

"Et l’on ne t’appellera plus Abram, mais ton nom sera Abraham, car je te fais père d’une multitude de nations. Je te rendrai extrêmement fécond, de toi je ferai des nations, et des rois sortiront de toi." Ces versets célèbres de Genèse 17, 5-6 fondent la vocation d’Abraham, dont l’aspect universel est souligné par l’expression "père d’une multitude de nations". Abraham se voit ainsi promis à un exceptionnel destin biblique qui excédera d’ailleurs largement les seules limites du texte sacré. C’est précisément cette figure emblématique, ancêtre des trois monothéismes, que Maurice-Ruben Hayoun, spécialiste de la pensée médiévale juive et arabe, se propose d’explorer à travers une problématique unique : l’historicité ou la non-historicité d’Abraham.


Abraham : légende ou réalité ?


Les quatre premiers chapitres s’intéressent  à l’histoire du patriarche telle qu’elle est évoquée dans la Bible (ce qu’on appelle le cycle d’Abraham : Gen 11,27-25,18) pour la confronter aux réalités historiques ou archéologiques. Soucieux de définir les milieux producteurs de la geste patriarcale, l’auteur situe la création littéraire et idéologique d’Abraham (ainsi que celle des deux autres patriarches Isaac et Jacob) à une "époque qu’on situe entre les VII-VI èmes siècles, donc à la fin de la monarchie judéenne et au début de l’exil". La création du personnage abrahamique répondrait dès lors à la crise religieuse et identitaire traversée par le peuple hébreu au moment de l’invasion babylonienne et de l’exil. Autrement dit, la question est de savoir si "la notion d’"époque patriarcale" est fondamentalement historique ou si, au contraire, elle relève d’une vision purement idéologique ayant animé le projet de rédacteurs plus tardifs".


Si l’historiographie biblique situe l’existence d’Abraham aux alentours de -1850, les indications prélevées dans le texte de Genèse, au regard des récentes découvertes archéologiques ou des coutumes proche-orientales, laissent à penser que les détails qui jalonnent le texte renvoient au milieu du premier millénaire. A titre d’exemple, le verset 37, 25   suggère la domestication des chameaux, laquelle n’a lieu, comme le rappelle Israël Finkelstein dans la Bible dévoilée, qu’au milieu du premier millénaire avant J.C. Quoi qu’il en soit, le processus de construction de la geste d’Abraham reste à ce jour obscur et les spécialistes se trouvent dans l’impossibilité de proposer une théorie consensuelle sur la formation de Genèse 12-25. De fait, ces premiers chapitres, bien qu’intéressants et indispensables quand on évoque la figure abrahamique, ne font en fait que reprendre certains éléments de l’exégèse actuelle pour en offrir une bonne synthèse.


Abraham dans la philosophie et la mystique juive


L’exploration historique de la figure abrahamique conduit logiquement l’auteur à s’intéresser dans un deuxième temps au rayonnement symbolique de cette figure, non seulement dans la culture juive, mais aussi dans la culture occidentale ou musulmane. Après avoir expliqué qu’Abraham se veut "l’archétype de l’identité d’Israël", Hayoun entend montrer comment la figure patriarcale innerve les champs du savoir, depuis la philosophie occidentale d’Aristote en passant par celle de Maïmonide ou de Kierkegaard jusqu’à la mystique juive. L’auteur tend à déterminer comment sous l’impulsion des penseurs de la période médiévale, notamment Maïmonide, le Dieu d’Abraham se vide plus ou moins de sa substance théologique pour s’intellectualiser   . Ce penseur juif contribue ainsi à imposer une figure abrahamique déshistoricisée et allégorisée. Le mouvement kabbalistique, "réaction défensive face à une formulation intellectualiste et rationaliste du judaïsme", n’aura de cesse de s’inscrire en faux contre cette approche philosophique et abstraite pour entreprendre "une sorte de refondation mystique du judaïsme médiéval" tandis que le hassidisme, au XVIIIème siècle, procédera à une idéalisation de la figure abrahamique en la présentant comme la source des lois de la Torah.


Les limites des choix opérés par l’auteur


Le sous-titre du livre de Hayoun, "Un patriarche dans l’histoire", est à considérer dans une double perspective : le problème de l’historicité d’Abraham et sa place dans l’histoire de la pensée. Cette approche bipolaire permet de souligner l’extrême vitalité d’une figure dont l’existence historique reste encore fortement hypothétique mais dont la puissance symbolique irrigue l’histoire de la pensée religieuse et philosophique. Qu’elle ait ou non physiquement existé, telle que la décrit la Bible, la figure abrahamique connut et connaît encore un tel retentissement universel que seule prime la dimension symbolique, la question de l’historicité devenant selon nous mineure. Que l’auteur affirme dans sa conclusion "qu’il fallait envisager cet homme non pas seulement comme un simple personnage historique mais comme une figure symbolique à la richesse polysémique immense" nous pousse ici à formuler quelques réserves concernant précisément les choix opérés par Hayoun. En effet, si le livre évoque avec précision la place d’Abraham dans la pensée médiévale juive et chez les philosophes occidentaux tels qu’Aristote ou Kierkegaard   , il ne consacre que quatre pages à Abraham dans la tradition chrétienne et neuf  pages à ce personnage dans la tradition musulmane. Or, il aurait sans doute été intéressant d’expliquer plus précisément comment Paul, notamment dans les Epîtres aux Romains et aux Galates, s’empare de la figure abrahamique pour relire les promesses divines à la seule lumière de la foi. De ce point de vue, il ne faut pas oublier que c’est cette captation d’héritage, ce détournement de la figure abrahamique au profit de la pensée paulinienne qui va signer la naissance d’une nouvelle religion. Rompant avec le concept juif de filiation, Paul contourne l’épineux problème de la circoncision pour proclamer qu’Abraham est le père de tous ceux qui ont foi en Dieu. Le rôle théologique dévolu au patriarche dans l’élaboration de la doctrine paulinienne du salut, et plus largement dans le christianisme, devient dès lors déterminant.
 

Plutôt que d’insister sur un Abraham père des trois monothéismes, l’auteur a choisi, de manière moins traditionnelle il est vrai, de montrer comment la philosophie ou la mystique juive ont pu s’emparer de la figure abrahamique. Le second mouvement de l’ouvrage (les cinq derniers chapitres), juxtaposant ainsi différentes approches du personnage, se révèle instructif mais ne permet pas de saisir clairement la ligne directrice qui court d’un chapitre à l’autre (si ce n’est chronologique). Ajoutons qu’il passe sous silence le retentissement politique de la figure abrahamique. En effet, le patriarche ne repose-t-il pas, selon la tradition   dans la ville d’Hébron, où se cristallisent toutes les tensions entre Juifs et Palestiniens ? Le livre aurait gagné, nous semble-t-il, à explorer cette thématique sans oublier d’évoquer, en contre-point, la figure abrahamique comme possible source de rapprochement entre les trois grands monothéismes. On pense ici par exemple à la rencontre entre chrétiens et juifs au sein de la fraternité d’Abraham   ou encore à la première rencontre, à l’initiative de l’association Hommes de parole, d’imams et de rabbins pour la paix, à Bruxelles, en janvier 2005.


De telles dynamiques portent la figure abrahamique et la régénèrent sans cesse comme si le patriarche ne faisait que répondre, quelque quatre mille ans après son existence supposée, à l’injonction yahviste : "Lekh-Lekha", c’est-à-dire : "Pars vers/pour toi même !"   . Poussé hors des frontières de la géographie pour devenir une figure universelle, Abraham poursuit, de siècle en siècle, son voyage spirituel, s’assurant, selon la promesse divine, une descendance aussi nombreuse que les étoiles.