Un ouvrage foisonnant et fouillé pour comprendre les mutations des règles régissant le contrat de travail en droit français.

 

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Au moment où les enjeux sociaux font la une de l’actualité au travers des débats portant sur l’avenir des retraites, il est une autre question de société qui mérite qu’on y porte attention : il s’agit de la relation juridique qui lie un salarié à son employeur. En 2009, un séminaire réunissant économistes, juristes et sociologues s’est tenu sur ce thème au Centre d’Etudes de l’Emploi, dont l’ouvrage récent L’emploi en ruptures, sous la direction de Bernard Gomel, Dominique Méda et Evelyne Severin, synthétise les apports.

Cet ouvrage a pour ambition de montrer comment le contrat de travail et les dispositions relatives à sa rupture constituent à la fois un sujet régulier d’intervention conventionnelle ou étatique et une marque des choix politiques effectués à un moment donné, traduisant l’évolution des formes productives et du débat économique. Son intérêt est de mêler plusieurs disciplines des sciences sociales, sans en juxtaposer les apports mais, au contraire, en montrant comment les observations empiriques peuvent servir à donner corps à des réflexions juridiques et à des analyses sociologiques. Deux questions transversales y sont évoquées dans les trois parties du livre : l’évolution des modalités de rupture de la relation de travail, mises en perspective au regard des différentes voies utilisées pour contourner, alléger voire supprimer la protection des salariés par le droit du travail.

L’introduction de l’ouvrage rappelle utilement certains éléments de contexte qui constituent autant de ruptures successives dans le droit français : la validité des contrats de travail collectifs, reconnue par la jurisprudence à la fin du XIXème siècle, est pleinement admise depuis la loi du 25 mars 1919 (p. 2) ; la déréglementation du droit du travail s’est mise en place parallèlement à la promotion des "droits au travail" défendus par l’OIT, l’Organisation Internationale du Travail (p. 4) ; cette déréglementation a été mise en œuvre dans les pays de l’OCDE à partir des années 1980-1990 alors même que "les effets de la protection de l’emploi sur le chômage ne sont pas clairement établis" par l’analyse économique   . Pour en revenir à la situation française, les régimes du licenciement et de la démission se sont peu à peu différenciés. La loi du 13 juillet 1967 instaure une indemnité de licenciement et celle du 13 juillet 1973 impose que le licenciement soit motivé et justifié par une cause réelle et sérieuse, qu’il s’agisse d’un licenciement pour motif personnel ou économique. Avant les années 1990 et 2000, la période est marquée par l’ordonnance du 5 février 1982, sous la houlette du ministre Auroux et d’un membre éminent de son cabinet, Martine Aubry. Cette ordonnance, tout en accompagnant les règles spécifiques (CDD, intérim), fait du contrat à durée indéterminée le contrat de droit commun en France.

Après ces éléments introductifs, la première partie de l’ouvrage, intitulée "Les modalités de rupture de la relation de travail", s’intéresse successivement à l’usage du CDD dans les entreprises, au portage salarial, à une analyse sectorielle dans le bâtiment, brossant ainsi un panorama si ce n’est exhaustif, en tous les cas détaillé de la situation française en la matière.

Mais le chapitre qui marque le lecteur et emporte sa conviction est celui consacré au Contrat Nouvelle Embauche, ce CNE introduit par le gouvernement de Dominique de Villepin en 2005 pour tenter de flexibiliser le CDI. Le rappel du contexte intellectuel est instructif et permet de comprendre comment l’idée du CNE a pu germer. Au début des années 2000, de nombreux rapports insistent sur les rigidités du marché du travail en tant qu’obstacles à la création d’emplois   . Face à un certain épuisement des politiques classiques, le renouveau de la vieille idée selon laquelle trop de protection tue l’emploi revêt des habits nouveaux, parés de la vertu de la compétitivité et de la formation tout au long de la vie. Mais plutôt que de gommer la dualité du monde du travail entre ceux qui ont un emploi stable et ceux qui sont sans emploi ou occupent un emploi précaire, le choix retenu a été de suspendre les règles de rupture du CDI pendant deux ans, permettant ainsi à l’employeur de ne pas motiver le licenciement durant cette période. Alors même que la flexi-sécurité défendue par le gouvernement d’alors aurait supposé un équilibre entre assouplissement des règles et renforcement des garanties apportées aux salariés, l’équilibre finalement retenu ne s’applique pas à l’ensemble du marché du travail mais uniquement aux personnes concernées par ce nouveau contrat. Considéré depuis lors comme illégal par l’OIT (violation de la convention n°158 qui prévoit que la période de consolidation de l’emploi doit être d’une durée raisonnable), les études qui ont tenté d’en évaluer l’impact ont également démontré son inefficacité. Les entreprises qui ont eu recours au CNE ne l’ont pas fait pour tester des nouveaux postes mais pour tester les personnes, en considérant ce contrat comme un moyen d’allonger leur période d’essai. En termes macroéconomiques, le gain du CNE est estimé à une baisse très limitée du chômage de 0,08 point   . Autre résultat intéressant, le taux de rupture est élevé puisque deux ans après le début du contrat, seul un salarié sur trois était toujours dans l’entreprise, les départs à l’initiative de l’employeur étant même deux fois plus fréquents que dans le cas d’un CDI.

La seconde partie du livre s’intéresse quant à elle à la dimension judiciaire de la rupture. Elle traite notamment du recours aux prud’hommes, de l’office du juge, de l’évaluation des intérêts économiques en présence et se termine par une comparaison entre la France et l’Italie en ce qui concerne le rôle des juges en matière de licenciement économique. Si l’on peut faire un reproche à cette partie, critique sans doute inhérente à toute publication des travaux issus d’un colloque, c’est la surabondance de statistiques et l’insuffisante insistance sur les problématiques qui sont traitées transversalement. Là où la première partie parvient à n’être ni trop générale ni trop détaillée, ici, seuls les exégètes des décisions de la Cour de cassation ainsi que les lecteurs passionnés des articles du code du travail ou des arrêts de la Cour de Justice de l’Union Européenne y trouveront leur compte. Sans doute aurait-il été possible de rédiger des chapitres plus digestes, à propos de thématiques pourtant fort intéressantes (comparaisons internationales, fonctionnement quotidien des juridictions…).

Enfin, la troisième partie de l’ouvrage s’intéresse à la rupture comme enjeu de négociation entre acteurs. Le sociologue Romain Mélot interroge la procédure de transaction en matière de licenciement, l’économiste Jacques Freyssinet étudie les stratégies mises en œuvre par les acteurs sociaux pour peser dans les négociations et le chercheur au Centre d’Etudes de l’Emploi Bernard Gomel illustre les difficultés de légiférer à l’ombre de la négociation sociale, dans un pays de tradition jacobine où les dernières évolutions législatives tentent de renforcer l’importance et la légitimité du dialogue social (loi du 31 juillet 2007, loi du 15 avril 2008). Le livre se termine sans conclusion par deux chapitres, le premier concernant un enjeu parfois conflictuel, la Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences (GPEC), et le second dressant un panorama critique de la négociation collective sur l’emploi. Ces deux chapitres permettent de replacer le débat dans une logique d’échelle (dialogue social national, par branche ou par entreprise), en montrant là encore que les évolutions concrètes des règles applicables aux salariés sont la résultante de questions tranchées en amont (anticipation des mutations économiques, choix de l’échelon pertinent de négociation…).

Finalement, on referme cet ouvrage avec une double impression. D’une part, la lecture procure le sentiment de beaucoup apprendre sur un sujet technique, d’aucuns diraient technocratique, rarement évoqué avec précision et de façon plutôt accessible dans des débats grand public. D’autre part, on se dit surtout que c’est avec ce type de travail que l’on peut mieux comprendre les enjeux de la défense et de l’adaptation du modèle social français   , si souvent ramenés dans le débat public à une opposition entre des défenseurs du statu quo nécessairement "archaïques" et des réformateurs progressistes indiscutablement "modernes". Comme dans le débat sur les retraites, ce manichéisme ne constitue qu’un paravent simpliste face à des controverses bien plus complexes (contrat de travail unique, rupture conventionnelle…) et, de ce fait, plus stimulantes pour la réflexion et pour l’action collectives