Que signifie être/faire cocu à la Renaissance ? M. Daumas livre ici une synthèse intéressante sur l'adultère et le cocuage à cette période.

Pourquoi les hommes de la Renaissance avaient-ils si peur d’être cocus ? De Rabelais à Montaigne, en passant par les innombrables histoires de cocuage que l’on trouve dans la littérature de divertissement, les fabliaux et les nouvelles - dont les recueils les plus célèbres sont pour la période ceux de Boccace et de Marguerite de Navarre - il n’est question que de maris trompés par des célibataires sans scrupules, prêts à tout pour leur prendre de gré ou de force leur femme, voire leur fortune. Partant de ce constat, l’auteur cherche à comprendre les raisons de cette peur qui semble avoir obnubilé les maris à la fin du Moyen-Age et à l’aube des Temps Modernes. L’ambition de Maurice Daumas est de s’intéresser à la fois à la réalité de l’adultère dans la France de la première modernité et à sa représentation dans la culture orale, telle que nous la connaissons à travers les sources judiciaires et les enquêtes menées par les historiens sur les rituels festifs et dans la littérature de divertissement, celles des nouvelles de Boccace, de Marguerite de Navarre ou de Noël du Fail.


En introduction de son ouvrage l’auteur souligne le paradoxe qui existe entre la réalité de l’adultère et sa représentation. Dans les faits, l’adultère constitue un des péchés les plus graves aux yeux de l’Église – dans la Bible, deux des dix commandements le condamnent – comme de la société - l’adultère, et principalement l’adultère féminin, est perçu par les juristes et les moralistes des Temps modernes comme la racine du "désordre des familles" qui menace la stabilité d’un État alors en pleine affirmation. Dans les représentations orales, écrites ou figurées de l’adultère au contraire, ce péché sacrilège prend soit le visage comique et bon enfant du "cocuage", une situation matière à d’innombrables contes gaillards voire paillards, soit celui d’un jeu de société dans la littérature courtoise, où l’amour du chevalier pour la dame ne peut se développer qu’en dehors du mariage. Il existe donc selon Maurice Daumas une "énigme du cocuage" que l’auteur se propose d’éclairer dans son ouvrage en montrant pourquoi mais surtout comment les hommes et les femmes de la Renaissance furent amenés à se jouer d’un péché sévèrement réprouvé, puisqu’à l’époque il faut encore parler d’adultère, terme qui suppose une faute et non pas d’infidélité, terme qui n’implique plus de condamnation morale et est usité à partir de l’époque de la "transition sexuelle" évoquée par Maurice Daumas en conclusion du livre.


Définir l'adultère

Pour ce faire l’auteur procède en trois étapes. Dans la première partie du livre, il est question de la réalité de l’adultère. Cette réalité est d’abord celle d’une condamnation. Dans la Bible, l’adultère est interdit par deux sacrements, le 6e ("Tu ne commettras d’adultère") et le 9e ("Tu ne convoiteras pas la femme d’autrui"). Dans le langage religieux, l’adultère a un sens polysémique, qui aggrave encore le poids de la faute qu’il recouvre : dans les Évangiles est adultère celui qui viole la foi donnée à Dieu, tout comme, chez les pères de l’Église, l’adultère est celui qui brûle d’une passion immodérée. S’il ne figure pas parmi les sept péchés capitaux, l’adultère ressort néanmoins du péché de luxure, qui se divise en plusieurs crimes "hiérarchisés", fornication, adultère, stupre, inceste, rapt, sacrilège, l’excès de luxure entre gens mariés, sans compter les péchés contre nature, "pollution volontaire" (masturbation), sodomie, bestialité   . Jusqu’à la fin du Moyen-Age l’adultère est passible des tribunaux ecclésiastiques (les officialités) qui traitent des affaires matrimoniales. Progressivement au XVIe siècle, l’adultère passe du ressort de la juridiction d’Église à celui des tribunaux royaux, tandis que les juristes s’efforcent de théoriser un péché considéré comme une menace pour l’ordre social. La société est tout particulièrement sévère avec l’adultère féminin, et ce selon une tradition inégalitaire qui remonte à l’Antiquité : la hantise des hommes des Temps modernes, c’est d’être un "coq" ou "cocu", c’est-à-dire un "coucou", celui qui élève les enfants des autres. L’adultère féminin porte atteinte à ce à quoi l’homme de la Renaissance attache le plus grand prix, c’est-à-dire son honneur.

Sévèrement condamné, l’adultère n’en est pas moins ouvertement pratiqué à la Renaissance qui s’avère également être l’âge d’or de la bâtardise. Les "chemins de la luxure" sont multiples et l’adultère, tel Protée, prend divers visages que l’historien reconstitue à partir de sources plurielles, en resituant l’adultère dans le cadre des autres pratiques sexuelles illicites, la prostitution ou les viols collectifs, déjà étudiés par Jacques Rossiaud pour la fin du Moyen-Age. L’auteur montre que les femmes adultères ne sont pas forcément consentantes, comme le déclare Montaigne dans les Essais : "mille autres causes que la bien-veuillance nous peuvent acquérir cet octroy des dames. […] elles n’y vont parfois que d’une fesse". Lorsque la femme commet l’adultère victime de violence ou abusée par un imposteur qui se fait passer pour son mari, elle n’est coupable ni aux yeux de la justice humaine ni à ceux de la justice divine, comme en témoigne l’acquittement de la femme de Martin Guerre, affaire étudiée par Natalie Zemon Davis   . L’auteur analyse également la place particulière de l’adultère dans la vie de Cour, où seuls les rois et les grands ont les moyens d’entretenir maîtresses et bâtards qui sont comme un signe de leur pouvoir et de leur influence.


Châtier les cocus

Les moyens de prévenir l’adultère et les châtiments réservés à ceux qui commettent ce péché sont aussi variés que les histoires d’adultères. "Le caractère de la conardise, écrit Montaigne, est indélébile ; à qui il est une fois attaché, il l’est toujours." Aussi en matière d’adultère vaut-il mieux prévenir que guérir et il existe à la Renaissance une multitude de "recettes d’amour" visant à empêcher l’infidélité de l’époux.

Néanmoins il n’existe pas de remède universel à l’adultère et la prévention s’avère presque toujours inefficace. Aussi faut-il passer alors aux châtiments réservés aux époux mais surtout aux épouses adultères. Ces châtiments sont de deux types. On trouve d’un côté les châtiments privés, dans les cas où les maris trompés se font justice eux-mêmes. De telles situations donnent  lieu à des drames qui vont parfois jusqu’à la mort de la femme adultère et/ou de son amant.

Les châtiments réservés à l’adultère par la justice des hommes sont plus ou moins sévères, la tendance étant cependant à un certain laxisme. La justice ne voit en effet dans l’adultère qu’une affaire privée, qu’elle n’instruit que sur plainte du mari. Les peines réservées à l’adultère par les tribunaux à la fin du Moyen-Age sont d’une variété qui défie toute généralisation. Cependant il existe une différence entre les coutumes du Nord - qui ignorent l’adultère - et les textes coutumiers du Midi rédigés entre 1200 et 1350, qui réglementent la répression de ce délit. Le châtiment réservé à l’homme et à la femme adultère dans le Midi était pour le moins sévère : quand ils avaient été pris en flagrant délit, les adultères étaient condamnés à courir nus à travers la ville ! Au cours de l’époque moderne, maints juristes s’élevèrent contre les sanctions punissant l’adultère dans le droit coutumier, sanctions qui tombèrent alors en désuétude.

La justice populaire sévissait également contre l’adultère, mais, par un curieux renversement, s’en prenait, non pas aux coupables, mais à la victime, le mari trompé étant promené sur un âne ou hué lors de "charivaris"   . Les adultères n’échappaient toutefois pas à la vindicte populaire : "jonchée"   infamante, baignade forcée, les rites punitifs étaient innombrables. Le but de ces exactions étaient d’extorquer de l’argent aux victimes : dans le Tiers Livre de Rabelais, Pantagruel met en garde Panurge qui songe à prendre femme et le prévient qu’il sera "cocu, battu, et volé".


Littérature facétieuse et littérature courtoise

Maurice Daumas dans son ouvrage se consacre ensuite à la représentation de l’adultère dans la littérature facétieuse et courtoise. Il faut commencer par une évidence, celle de l’éternel "triangle amoureux" : l’adultère suppose trois protagonistes, le mari trompé, la femme et l’amant. De ces trois protagonistes, deux sont privilégiés dans la littérature médiévale et renaissante : le "cocu" et le "cocueur", néologisme inventé par l’auteur, en l’absence de terme le désignant dans la langue française. Le mari était plus chanceux : véritable "héros de la langue française", le "cocu" était désigné dans le langage populaire par une multitude de termes, à commencer par  "cocu", "coux" ou "coupeau", termes dérivant du cuculum latin (coucou) mais aussi par d’autres expressions : tâte-poule, cornard, Jehan. Nombreux sont également les proverbes et les chansons populaires à mettre en scène les cocus et leur femme   . Le personnage du cocu est de toutes les fêtes et de tous les carnavals, il possède des saints patrons, Arnoul et Gengoul, des attributs, les cornes, des couleurs, le bleu et le jaune, et lors du carnaval, s’assemble dans des confréries, les confréries de "Conards" ou "Cornards".

L’autre protagoniste des histoires de "cocuage", pour être moins pittoresque, n’en est pas moins important : le "cocueur" prend les traits du "bon" ou du "gentil compagnon", ce célibataire qui vit en bande, partageant avec ses pairs non seulement le pain, mais aussi les femmes. L’auteur s’attarde beaucoup sur cette forme de sociabilité, le compagnonnage, qui disparaît progressivement aux XVIIe et XVIIIe siècle, car les compagnons, qui ne sont pas seulement des marginaux, mais aussi des étudiants ou des artisans, ont des pratiques sexuelles réprouvées (prostitution, viols collectifs) qui ont été bien étudiées pour la fin du Moyen-Age.


Le "triangle amoureux"

La dernière partie de l’ouvrage se consacre à une analyse de la représentation du "triangle amoureux" dans le champ littéraire. Le corpus convoqué recouvre la littérature des nouvelles et fabliaux, en France   , Angleterre   et Italie   depuis le XIIIe siècle jusqu’au début de XVIIe siècle, ainsi que des grands textes littéraires concernant le mariage, l’amour et l’adultère, tels les Quinze joys du mariage (1400-1430), Le Tiers Livre de Rabelais (1546) ou Les Dames Galantes de Brantôme (1585-90). L’auteur montre que dans chaque recueil coexistent des histoires qui ont pour thème l’adultère, traité sous différents registres qui vont du comique le plus grivois à l’histoire grave et tragique ou exemplaire et édifiante. L’adultère se décline dans la littérature sous deux modes : celui du gros comique et de la farce et celui de la courtoisie.

C’est à ce moment de son étude que l’auteur prend en compte le troisième protagoniste du triangle amoureux : celui de la femme, peu évoquée dans les sources dont dispose l’historien, mais moins discrète dans la littérature. Les figures de femmes que nous livrent la littérature sont doubles. Souvent anonyme, la femme, dans les récits de la Renaissance, occupe un rôle moins important que celui des deux hommes. Dans la littérature facétieuse, la femme se "fait avoir" par le "cocueur", abusée par sa ruse ou victime de sa violence. Dans la littérature courtoise, la femme forme un couple avec l’homme et le récit lui accorde de ce fait une place plus grande. Les nouvelles qui racontent des "histoires d’amour" appartiennent le plus souvent au registre du merveilleux, et leurs ressorts sont à la Renaissance autant les épreuves infligées par la femme (ou la jeune fille) à son amant et la rivalité de deux amis épris de la même femme, que les histoires d’adultère au sens strict   . Dans ce cas, le problème central n’est plus l’adultère, mais l’amitié masculine, sentiment particulièrement fort au XVIe siècle, sans qu’on puisse parler d’homosexualité, pratique sexuelle considérée à la Renaissance comme "contre-nature", sauf en Italie, patrie du "vice italien"   . L’auteur termine sur l’évocation de ce qu’il appelle la "transition sexuelle" qui voit le jour au XVIIe siècle et s’installe progressivement dans les mœurs au XVIIIe siècle. Un nouveau modèle conjugal s’impose alors, celui du mariage d’amour, encouragé par les penseurs de la Réforme tridentine, qui tels François de Sales font de "la fidélité inviolable de l’un à l’autre" la première valeur du mariage. A l’âge de l’adultère succède le temps des infidélités…


Cet ouvrage, dont le titre Au bonheur des mâles - étrange clin d’œil à Émile Zola - invite à rire, a le mérite de traiter d’une question au cœur des problématiques actuelles de la recherche en histoire, celle des femmes et des "genres", avec le parti-pris de se placer du côté de l’homme, "l’arroseur arrosé" de l’histoire : dans le "cocuage" de la farce tout comme dans l’adultère de la nouvelle courtoise, l’homme se situe aussi bien du côté du "trompé" que du "trompeur". Le second mérite de l’ouvrage est de faire une large place aux sources littéraires de la Renaissance, pour le plus grand plaisir du lecteur qui a ainsi l’occasion de rire des plaisanteries et des gauloiseries des contemporains de Rabelais et de Montaigne. Cependant d’un point de vue historique l’auteur reste tributaire des travaux qui l’ont précédé en ce domaine, tels ceux de Natalie Zemon Davis sur les cultures du peuples, de Georges Vigarello sur l’histoire du corps et de la sexualité ou de Jacques Rossiaud sur la prostitution médiévale. L’ouvrage vaut donc surtout par l’originalité de sa démarche, faire l’analyse de l’adultère resitué dans le contexte de la "première modernité", et par son approche croisée de "l’éternel triangle amoureux".