Le week-end a été épique aux Etats-Unis : la Chambre des Représentants a voté le texte de loi adopté plus tôt par le Sénat sur la réforme de la santé, et la blogosphère américaine a suivi ce moment historique avec passion, à gauche comme à droite. Et comme l’a correctement prédit le site DailyKos dimanche matin : "Today will be both historical and hysterical.”

A gauche, la satisfaction

Pendant les longs débats autour de la réforme de santé, aucun blogueur pro-démocrate n’a été réellement emballé par le texte. Initialement, la majorité de la blogosphère libérale soutenait le plan dit "single payer ", qui se rapprochait beaucoup des systèmes européens de santé. Mais la seule façon pour Obama d’obtenir le soutien des démocrates centristes et conservateurs a été de proposer une réforme beaucoup plus modérée : les compagnies d’assurances privées seront obligées dorénavant de couvrir tous les Américains, sans condition de ressources ou d’état de santé (la fameuse règle des "pre-conditions" où les compagnies refusaient d’assurer quelqu’un qui était déjà malade ou qui présentait des signes avant-coureur de maladie) ; mais les Américains seront quand même obligés de passer par des compagnies d’assurances privées, l’Etat fédéral ne lancera pas son propre programme d’assurance.


Les blogueurs libéraux ont longtemps pesté contre ces concessions aux modérés, mais on a senti une nette évolution de leur ton au fur et à mesure que le vote fatidique s’est approché. A quelques heures du vote de dimanche soir, Josh Marchall sur TPM a essayé de convaincre ses lecteurs qu’il fallait replacer le vote dans une perspective historique et politique plus large. Dans ce sens, l’adoption de la réforme, même insatisfaisante, lui apparaît comme l’apogée de la lutte d’un nouveau mouvement de gauche né de l’opposition à l’administration Bush : “After six years under President Bush and twelve years as the congressional minority, the Democrats took over Congress in 2006 and then expanded their majorities and elected a president in 2008 [Après 6 ans de Bush et 12 ans passés dans la minorité au Congrès, les Démocrates ont conquis le Congrès en 2006 puis ils ont étendu leur majorité et élu un président en 2008]. If they lose that majority only four years in it will be a painful reckoning for all the work, doggedness and creativity that went into building that rumbling machine that brought the Democrats back to power only a few years into what was formerly known as their permanent minority [S’ils perdent cette majorité au bout de seulement 4 ans, cela sera un résultat dur pour tout le travail, l’obstination et la créativité dont il a fallu faire preuve pour construire cette grosse machine qui a ramené les Démocrates au pouvoir après quelques années alors qu’ils étaient censés rester minoritaires pour toujours]. But as I've mulled these possibilities over the last few weeks I keep coming back to two realizations [mais alors que je réfléchis à cette possible issue, j’en reviens toujours à deux conclusions]. The first we know but tend to forget, that majorities are built to defend and better the country, not the other way around. If the bill passes, and should the worse befall the Dems and they wake up on November 3rd having lost both houses of Congress, they can look back on all the work in the 2004, 2006 and 2008 cycles and say, it wasn't wasted and it wasn't for nothing [La première, c’est que les majorités existent pour défendre et améliorer le pays, et non l’inverse. Si la loi passe, et si cela signifie la défaite pour les Démocrates et qu’ils se réveillent le 3 novembre en ayant perdu les deux chambres du Congrès, et bien ils pourront regarder ce qu’ils ont fait en 2004, 2006 et 2008 et dire qu’ils n’ont pas gaspillé leurs victoire, tout ça a servi à quelque chose].”


Et effectivement, après le vote de la loi dimanche soir, tous les principaux blogueurs libéraux se sont unis pour célébrer une victoire historique pour la gauche américaine. Le ton est même parfois des plus grandiloquents, comme pour Jonathan Chait sur le site de The New Republic : “Let me offer a ludicrously premature opinion: Barack Obama has sealed his reputation as a president of great historical import [permettez-moi d’émettre une opinion qui est si prématurée qu’elle en devient ridicule : Barack Obama vient de sceller sa réputation comme un président d’une immense envergure historique]." Sur le site ThinkProgress, Matthew Yglesias exprime la même idée : "Now that it’s done, Barack Obama will go down in history as one of America’s finest presidents [maintenant que c’est fait, Barack Obama va entrer dans l’histoire comme l’un des plus grands présidents américains]… Fundamentally, he’s reshaped the policy landscape in a way that no progressive politician has done in decades [il a bouleversé le paysage politique comme aucun politicien progressiste ne l’avait fait depuis des décennies]."


Une nouvelle étape dans l’histoire de la gauche américaine

Globalement, la réforme est présentée par la blogosphère libérale comme une étape capitale dans l’histoire de la gauche américaine. Pour Josh Marshall, le moment est historique : "this is certainly the biggest and by almost any definition the first major social legislation in the United States in almost five decades. [il s’agit très certainement de la plus grande législation sociale votée aux Etats-Unis depuis presque 50 ans]."
La réforme ouvre un nouveau chapitre qui s’apparente même, pour James Fallows, sur le site de The Atlantic Monthly, à une redéfinition de la gauche américaine. Celle-ci commencerait d’après lui à s’aligner sur les positions de la gauche européenne: “For now, the significance of the vote is moving the United States FROM a system in which people can assume they will have health coverage IF they are old enough (Medicare), poor enough (Medicaid), fortunate enough (working for an employer that offers coverage, or able themselves to bear expenses), or in some other way specially positioned (veterans; elected officials)... TOWARD a system in which people can assume they will have health-care coverage. Period [Pour l’instant, ce que signifie ce vote, c’est que les Etats-Unis quittent un système où les gens pouvaient supposer qu’ils auraient une assurance santé SI ils étaient assez vieux (programme Medicare), assez pauvres (programme Medicaid), ou assez riches (en travaillant pour un employeur qui fournit une assurance ou en ayant eux-mêmes les moyens de se la payer)… pour entrer dans un système où les gens pourront supposer qu’ils ont une assurance santé, point final]. That is how the entire rest of the developed world operates [c’est comme ça que fonctionne tout le reste du monde développé]”.
Jonathan Chait compare Obama à ses prédécesseurs et le voit rentrer dans le Panthéon de la gauche américaine, puisqu’il a réussi là où tous les autres présidents démocrates ont échoué : "The only two other Democratic presidents of the last four decades are Jimmy Carter, a failure, and Bill Clinton, who enjoyed modest successes but failed in his most significant legislative fight [les deux seuls autres présidents démocrates des dernières décennies sont Carter, qui a échoué, et Bill Clinton, qui n’a eu que des succès modestes]...Historians will see this health care bill as a masterfully crafted piece of legislation [les historiens verront cette loi comme un texte magistralement élaboré]…Health care experts for decades have bemoaned the impossibility of such reforms [pendant des décennies, les experts de la santé se sont plaints de l’impossibilité de la réforme]. Finally, the Democrats have begun to untangle the Gordian knot. It's a staggering political task [mais les démocrates ont réussi a défaire le noeud gordien. C’est un succès politique sidérant]."
Pourquoi alors s’arrêter là ? Si Obama est en train d’écrire une page de l’histoire de la gauche américaine, Matthew Yglesias veut qu’il continue et profite de ce succès pour faire passer le programme très libéral défendu par le leadership démocrate : "It’s in some ways crazy to realize the scope of things still on the congress’ plate [l’amplitude des réformes qu’il reste à accomplir au Congrès est assez folle]. The House has already passed major legislation dealing with climate change and financial regulation, and the president is also committed to significant reform of K-12 education and the immigration system [la Chambre a déjà passé des textes capitaux sur le réchauffement climatique et la régulation des banques, et le président semble aussi motivé pour réformer l’éducation secondaire et les politiques d’immigration].”

A droite, la consternation et la colère

Si la gauche se sent pousser des ailes, la blogosphère de droite, elle, accuse le coup.
David Frum, un ancien proche conseiller de George W. Bush, réalise bien l’ampleur de la défaite de son camp dans un long post sur son blog qu’il intitule, de manière significative, "Waterloo". Il y exprime deux thèses principales. D’abord, les républicains se trompent s’ils croient pouvoir utiliser la réforme pour remporter les élections de mi-mandat en novembre et ensuite l’annuler par un nouveau vote l’an prochain : “It’s hard to exaggerate the magnitude of the disaster [on peut difficilement exagérer l’ampleur du désastre]. Conservatives may cheer themselves that they’ll compensate for today’s expected vote with a big win in the November 2010 elections [les conservateurs se consolent en disant qu’ils compenseront le vote d’aujourd’hui par une grande victoire en novembre]. But: (1) It’s a good bet that conservatives are over-optimistic about November – by then the economy will have improved and the immediate goodies in the healthcare bill will be reaching key voting blocs. (2) So what? Legislative majorities come and go. This healthcare bill is forever. [Mais 1) je parie que les conservateurs sont trop optimistes pour novembre – d’ici novembre, l’économie ira mieux et les électeurs auront touché les  premiers avantages du nouveau système de santé. 2) et qu’est-ce-ça peut faire de toute façon ? Les majorités vont et viennent, mais cette réforme durera pour toujours]… No illusions please: This bill will not be repealed [que l’on ne se fasse pas d’illusion: cette loi ne sera pas abrogée]. Even if Republicans scored a 1994 style landslide in November, how many votes could we muster to re-open the “doughnut hole” and charge seniors more for prescription drugs ? [même si les républicains gagnent avec beaucoup d’avance en novembre, combien de parlementaires seraient prêts à faire payer les vieux plus pour leurs médicaments ?]”
Frum se trouve donc dans une position assez subtile, dont il ne mesure peut-être pas lui-même l’ironie : il considère le vote d’une loi qui, d’après lui, sera très populaire et intouchable, comme une catastrophe… Faut-il comprendre alors que les intérêts des conservateurs ne sont pas ceux de la population ?


La deuxième thèse de Frum est plus originale et courageuse, puisqu’il blâme les républicains eux-mêmes pour leur échec du week-end. Tout comme les blogueurs de gauche interprètent la réforme comme un moment où l’on peut bien comprendre l’essence même de la gauche américaine, Frum voit dans le long débat sur la santé le signe évident que le parti républicain a profondément changé et a vendu son âme à sa frange la plus radicale : "A huge part of the blame for today’s disaster attaches to conservatives and Republicans ourselves [une grande part de la responsabilité pour le désastre d’aujourd’hui revient aux conservateurs et aux républicains]. At the beginning of this process we made a strategic decision: unlike, say, Democrats in 2001 when President Bush proposed his first tax cut, we would make no deal with the administration. No negotiations, no compromise, nothing [au début de ce débat, nous avons pris une décision stratégique: contrairement aux démocrates qui, en 2001, quand le président Bush a propose ses premières baisses d’impôts, nous refuserions de passer des accords avec l’administration. Pas de négociations, pas de compromis, rien]. This would be Obama’s Waterloo. Only, the hardliners overlooked a few key facts: Obama was elected with 53% of the vote. The liberal block within the Democratic congressional caucus is bigger and stronger than it was in 1993-94 [cela devait être le Waterloo d’Obama. Seulement, les radicaux ont oublié une chose fondamentale: Obama a été élu avec 53% des voix, et le bloc libéral au Congrès est plus gros et plus fort que dans le passé]. We followed the most radical voices in the party and the movement, and they led us to abject and irreversible defeat [on a suivi les voix les plus radicalés du parti et elles nous ont amené à une défaite abjecte et irréversible].”

Cette tentative de comprendre les sources de la défaite républicaine est très isolée dans la blogosphère conservatrice. Le ton général y est beaucoup plus belliqueux et souvent moqueur. Ainsi, Kathryn Jean Lopez, sur The Corner, le site du magazine The National Review, offre une définition concise et sarcastique de la portée de la réforme : "Congratulations, Democrats. Beginning now, you own the health-care system in America. Every hiccup. Every complaint. Every long line. All yours [Bravo, les démocrates. A partir de maintenant, le système de santé est à vous. Chaque hoquet. Chaque plainte. Chaque longue file d’attente. Tout ça, c’est à vous].”
Plus sérieusement, les blogueurs conservateurs se placent sur un plan idéologique. Ils voient dans la réforme la trahison même de ce qui fait l’Amérique. Comme à gauche, le rapprochement avec le modèle européen ne leur échappe pas, même si eux, contrairement à leurs confrères libéraux, y trouvent une source de consternation. Ainsi pour Daniel Foster, sur The Corner : “I think it is fair to say that tonight's vote represents a victory (temporary, we hope) for the idea that America is exceptional not because of its differences from Europe, but in spite of them. [le vote de ce soir représente une victoire (temporaire, il faut l’espérer) pour l’idée que l’Amérique est exceptionnelle non pas à cause de ses différences avec l’Europe, mais malgré elles].”

Chuckdevore va plus loin sur le site RedState, en voyant dans la réforme une négation des principes fondamentaux de la Révolution américaine de 1776: “The passage of this phony healthcare “reform” is a tremendous blow to the cause of fiscal restraint, limited government, Constitutional principles, and free enterprise. In short, it strikes directly at America’s core principles [cette réforme hypocrite porte un coup énorme à la cause de la modération fiscale, au principe du gouvernement limité, aux principes constitutionnels et à la libre entreprise. Bref, elle frappe directement les principes qui sont au cœur de l’Amérique]. This is a shameful moment in the history of our country — and especially the Democratic Party, which has apparently come unmoored from whatever remaining attachment it had to the ideals of our Founders. In place of a dedication to “life, liberty, and the pursuit of happiness,” there is only a rapacious impulse to ever-expanded state control, and an avaricious imperative to seize ever-more of your rightful possessions [C’est un moment honteux de l’histoire de notre pays, et tout particulièrement pour le parti démocrate, qui a apparemment abandonné les quelques derniers liens qu’il conservait avec les idéaux de nos Pères Fondateurs. A la place de « la vie, la liberté, et la poursuite du bonheur » [les principes fondamentaux énoncés dans la Déclaration d’Indépendance, NDLR], on trouve seulement une impulsion vers toujours plus de contrôle étatique et un empressement avare pour s’emparer de toujours plus de ce que vous possédez de votre plein droit.” Obama marquerait donc le retour du Roi George III qui opprimait ses colonies américaines avant que le people ne se révolte. De là à le décrire comme un traître à la patrie, le pas est minime, et il sera certainement franchi par de nombreux blogueurs conservateurs, ainsi que par leurs lecteurs, dans les jours qui viennent