Au gré de l’évocation de ses amitiés et de nombreux souvenirs personnels et littéraires, Pascal Quignard cherche à mettre au jour ce qui pousse un écrivain à écrire.

Il y a quarante ans déjà, une voix cherchait à rejoindre son appel. En 1971, Pascal Quignard proposait, sous l’impulsion de Celan, la traduction de l’Alexandra de Lycophron, publiée à nouveau et sans modifications aujourd’hui, suivie de ce qui en était alors la présentation. Elle est accompagnée de huit petits traités rassemblés sous le titre de Zétès, porteurs d’interrogations nodales sur ce qui est à la source de l’écriture et de la sienne en particulier, qui s’inscrivent dans un questionnement plus vaste sur la pensée de l’origine qui irrigue son œuvre comme l’a montré Ch. Lapeyre Desmaison dans Mémoires de l’origine paru en 2001. Quel sens donner au désir d’écrire qui relève davantage pour l’écrivain d’une vocation que d’une décision ? Tel est l’un des enjeux majeurs de ce nouveau recueil.

Le titre Lycophron et Zétès et sa publication dans la collection “Poésie” de Gallimard peuvent surprendre le lecteur. Pascal Quignard a, il est vrai, sous le pseudonyme de Zétès, publié en 1979 Inter aerias fagos, poème sur l’origine de la langue en latin, au lectorat de ce fait restreint. En quoi cependant, cette dernière publication relève-t-elle de la poésie ? L’écrivain a, dans sa traduction, repris à son compte le parti pris de l’obscurité de Lycophron si déroutante pour le lecteur contemporain mais qui est aussi ce qui fonde l’écriture poétique. Il ne s’est pas agi pour lui, en effet, de traduire dans une sorte de “mime mot” comme il l’écrivait dans la préface de 1971 mais de retrouver l’énergie qui a présidé à l’écriture en faisant ainsi véritablement œuvre de poète. Par ailleurs, la première partie Lycophron, opère par son titre un déplacement car ce n’est pas l’écrivain alexandrin qui en est l’objet mais le poème qu’il a écrit. Par ce déplacement, P. Quignard fait en quelque sorte coup double : il attire l’attention du lecteur sur ce qui a constitué l’identité littéraire de Lycophron, dont l’obscurité n’est ni celle de son identité, malgré l’incertitude des connaissances que l’on a de sa biographie (a-t-il vécu au IIIe ou au IIe siècle avant J.-C. ? Les plus récents colloques qui lui sont consacrés ne peuvent en décider) ni celle liée à la disparation de ses œuvres d’auteur tragique. L’obscurité qui est en jeu ici est celle de son long poème Alexandra, récit rejeté pour cette raison même par la critique au fil des siècles, même si Mallarmé l’accueillit favorablement, du fait de l’emploi de mots rares, de formes étranges, d’images abondantes et de références à des mythes fort peu connus et donc difficilement identifiables pour un lecteur non savant. Enfin, par ce déplacement et par la copule présente dans le titre, l’écrivain établit une parenté intime entre son aîné et lui ce qui conduit à penser que l’un comme l’autre, malgré les siècles qui les séparent sont, disciples fidèles de la zézétique, secrètement unis par la quête poétique de l’obscur.

Zétès, le titre de seconde partie, est un clin d’œil malicieux aux hellénistes. Ainsi que Pascal Quignard le précise, Zétès, qui fut l’un des compagnons de Boutès (écho à l’ouvrage éponyme qu’il a publié en 2008) est, littéralement “celui qui cherche”, en clair, la figure de l’écrivain qui cherche à connaître ce qui le pousse depuis tant d’années à écrire et à en comprendre l’absolue “nécessité”. Figure apparemment simple et en même temps extrêmement complexe proposée dès 1993 dans Le nom sur le bout de la langue, largement reprise dans Vie secrète, dans les différents volumes de Dernier Royaume ou encore dans La Nuit sexuelle.

Pascal Quignard interroge dans Zétès les forces obscures à la source de l’écriture, quand écrire est un devoir, un ordre, une incantation qui a la puissance du Sentio legem qui résonne dans Le nom sur le bout de langue. La voix de l’écrivain proche de la “Voix rendue à l’origine de la voix” est celle du serviteur héraut de la parole de Cassandre proférant comme un cri le premier mot du texte de Lycophron : “LEXÔ. Je dirai.” Maître mot. Deux syllabes comme un vertige qui ouvrent tout grand le flux de la prédiction. Alexandra, alias Cassandre, prophétise les malheurs de Troie, alors que son frère, Pâris part à la conquête d’Hélène. Elle parle, vouée au malheur de dire sans fin sans jamais être crue : “Elle parle et c’est comme le silence. Elle parle : cela ne sert à rien.” Elle est, en cela elle aussi, la figure de l’écrivain. Sa parole empêchée dit “la puissance totalement impuissante” de toute littérature

Pascal Quignard revient dans Zétès sur des idées fondatrices pour lui en cherchant à être à chaque fois plus proche de l’origine, plus perméable à “l’émouvoir” présent dans la langue, opérant ainsi, comme il l’affirmait déjà dans Sordidissimes, un changement topologique entre : “D’un côté le monde du perdu, sans images, sans mots, sexuel, indomesticable – le Jadis. De l’autre le monde des souvenirs, des mots, des noms, des reliques, de la brocante et de l’histoire, des objets interchangeables, achetables, volables, monnayables, thésaurisables : le passé.” Écrire est cette tension vers ce qu’il nomme le Jadis, un appel vers le temps mythique et fondateur de son écriture. Écrire est pour lui (il précise cependant que ce n’est sans doute pas ce qui a sous-tendu l’écriture d’un Balzac par exemple) la quête de : “La Perdue où l’on vivait. Sa voix. Puis la langue maternelle derrière la voix.” Perdue dont la figure se dédouble à nouveau dans Zétès en celle de la mère – la sienne – dont la voix, entendue dans le premier monde avant la naissance est à jamais perdue et celle de la jeune allemande, Cäcilia Müller qui l’a gardé alors qu’il n’avait pas encore deux ans et dont le départ brutal l’a plongé dans l’anorexie et le mutisme. Écrire, c’est écouter en soi la voix perdue, la voix de la détresse originaire de l’abandon premier, la voix silencieuse qui avance dans la page comme un dessin de Bellmer. Mais cette voix n’est pas “la voix humaine” que chacun peut se rappeler mais ce qui est en amont de cette voix “la résonance sauvage, animale, antécédente” dont son écriture procède.

Voix dont l’écoute s’articule sur une quantité de petites anecdotes, certaines déjà connues, d’autres inédites – appeaux, morceaux de viande sanglants jetés à la rapacité du lecteur, comme un espace médian pour sa curiosité vaine – par lesquelles Pascal Quignard précise qu’il ne cherche pas, comme l’a fait Rousseau par exemple (il serait au demeurant en cela plus proche d’Augustin), à se dire mais, par ce biais, à se soustraire au regard du lecteur - aussi paradoxal que cela puisse paraître -car l’œuvre, même quand l’auteur parle de sa vie, est pour ce dernier “encapuchonnante […] possibilité d’invisibilité” comme le fut le loup de Persée. En clair, toutes ces anecdotes n’ont pas pour fonction le partage de l’intime à soi seul sa propre fin. Il faut les entendre comme des fragments de réponse à un appel, comme la nécessité de faire revenir ce qui est caché dans la langue. Il précise en ce sens : “Il ne s’agit pas dans ces pages de parler de moi pour parler de moi mais de démêler ce à quoi obéit un corps quant à la voix.” Cela dit, le lecteur, laissé parfois “au bord du vide”, troublé, pris de vertige à la lecture d’Alexandra, prend plaisir à l’évocation savoureuse de sa grand-mère Marie Bruneau “recevant la Sorbonne” pour le thé rituel du jeudi. Ou perçoit également mieux ce que signifie l’implication du corps dans l’écriture, dans son énergie, à quel point le corps, réceptacle de nos affects, est impliqué dans l’écriture, quand il rappelle, dans la préface de 2009, les conditions dans lesquelles il traduisait Lycophron, assis à une table (c’est le seul livre qu’il ait écrit ainsi), obéissant à un état de “nécessité” absolue, plongé à nouveau dans un état de mutisme tel qu’il l’empêchait même parfois d’aller acheter son sandwich à la boulangerie voisine.

Il évoque aussi ses amitiés littéraires Deleuze, Vuarnet, Barthes, Starobinski, Butor entre autres et les influences qu’il a subies : Heidegger, Celan – dont le nom est une paronomase – un jeu de mots – Celan/célant, Du Bouchet, Klossowski, Des Forêts qui a directement inspiré Le vœu de silence, Rotko. Il fait état par ailleurs de sa relation essentielle aux trois langues “mortes” qui ont relayé “la voix perdue” de sa mère : le grec qui s’est imposé à lui par le biais des traductions, le latin comme une “mère perdue”, langue que sa mère et sa grand-mère Marie Bruneau – à laquelle il portait une affection profonde – appréciaient. Et enfin l’allemand, revenu en lui par le biais d’une longue analyse, langue “devenue sans vie” de la jeune allemande qu’il appelait “Mutti” – dont l’évocation ouvre Les Ombres errantes – originaire de Bergheim, petite ville près de Köln. Bergheim, kaléidoscope métaphorique, le thème séduisant de la fugue qui se développe régulièrement au fil de son œuvre depuis Le salon du Wurtemberg, roman paru en 1986, là où le langage voile et dévoile le visible. Bergheim, voix de basse du jadis, entre réel et imaginaire. Orphée tendant la main vers une fantomatique Eurydice

Aussi, écrire s’impose aussi à lui comme une nécessité pour détramer le cours de sa vie, dénouer les liens qui l’entravent, détisser ce que la société lui impose : “Dénouer un peu le lien”, comme il l’écrivait dans Abîmes. Pour cela, il lui faut descendre aux enfers, autrement dit côtoyer les écrivains morts comme il le fit jusqu’au vertige lors de sa première traduction d’Alexandra, dans la recherche presque maniaque de l’étymologie de chaque mot jusqu’à en retrouver “leurs propres détresses originaires”. Il lui faut chercher non pas un style, qui est étymologiquement le geste offensif du stylet ou du glaive, mais un ton qui est souffle, intonation : “expulsion”, comme une “pulmonation” qui permet de “revenir à l’amont du langage”. Il lui faut chercher ce “quelque chose d’avant la langue” qui “avance, résonne, assone, veut faire venir” caché au fond de la langue. Il lui faut faire sentir à son lecteur ce qui, dans l’écriture, est de l’ordre de la poussée, du surgissement, du cri animal antérieur au langage, de l’inhumain. Une formule lapidaire et violente comme un sarcasme traduit sa pensée : “Écrire : comme une gifle laisse sur la joue une paume de sang.” C’est pourquoi il aime, jusqu’à les conserver depuis des années dans un dossier marque DEB – seul manuscrit à échapper à la destruction maniaque de presque tous les autres – les débuts, les fragments notés à la hâte la nuit dans un demi-sommeil. Ces “attaca” comme des “coups d’archet”, qu’il “engrange uniquement à l’oreille, sans jugement, à l’émotion”, sont pour lui comme le premier cri poussé à la naissance quand l’air envahit les poumons.

L’essentiel, pourtant, reste pour l’écrivain et pour son lecteur, dans l’ombre, à jamais “obscur”. La langue trompe le désir, le socialise. Elle nous trahit sans cesse. Aporie de l’écriture : faut-il rendre sa parole publique alors même que la profération trahit dans son essence l’impulsion du vécu ? Faut-il, comme le fit Ménédème philosophe cynique, renoncer à l’écriture ? Comment se fier à la langue : “scrutum” qui s’avance et recule quand elle n’est en fait que “bredouillement” ? Tout compte fait, si la littérature, telle que Pascal Quignard la conçoit, est une mystique qui engage la vie et peut la transformer, si elle est “puissance à s’extasier dans l’appel”, que dit-elle ? Que dit sa parole vaine qui n’est jamais crue comme ne le furent jamais la parole de l’ange entendue par Zacharie ou celle de l’oncle de Pascal Quignard à son retour de Dachau ? Ou si peu par quelques littéraires et par la mystérieuse “société asociale” de quelques lecteurs.

Comme à son habitude, Pascal Quignard, dans la suite des huit traités, ne cherche pas à convaincre. Il tisse sa toile. Dans une langue éruptive et poétique, Zétès nous fait entendre sa “Voix vaine, solitaire, voix seule devant la clameur collective…” Voix étrange et fascinante de l’écrivain, quand elle porte la part d’incommunicable de la littérature, quand elle est la communication la plus profonde avec ses lecteurs qui “ré-sonne”, comme un appel à chacun d’eux à être soi