À contre-pied des différentes théories sur les murs de séparation, voici un passionnant ouvrage sur le sens de leur construction dans le monde contemporain.

À l’heure où l’on célèbre avec passion la chute du mur de Berlin, force est pourtant de constater que les murs connaissent une expansion considérable sur le globe. Dans un monde en mouvement, parcouru de flux incessants, quel rôle les constructeurs attribuent-ils à ces barrières? Comment expliquer cette propagation de murs ? Quel est leur sens profond ? C’est à ces différentes interrogations que Wendy Brown, professeure de philosophie à Berkeley, tente de répondre dans cet ouvrage. S’éloignant des analyses éprouvées qui s’attachent à la seule dimension territoriale ou à celle des impacts socio-économiques des murs, l’auteur tente plutôt de saisir leur dimension politique et leur "rapport à la désintégration de la souveraineté des États-nations". Dans ce but, elle focalise son analyse sur les murs-frontières, sur ces murs qui séparent les nations les unes des autres.

 

La souveraineté

Wendy Brown éclaire dans un premier temps la dimension de "souveraineté étatique" à travers les théories d’auteurs comme Hobbes, Schmitt ou Rousseau. Déployant en une analyse synthétique l’évolution de la notion de souveraineté dans la philosophie politique, elle parvient à en donner au lecteur une vision claire et concise et rappelle qu’elle agit tel un "pouvoir fondateur et indiscutable, durable et indivisible, majestueux et effrayant, décisif et suprajuridique". Autrement dit, la souveraineté serait une qualité intrinsèque de l’Etat soumise à aucune autre autorité supérieure, lui permettant de suspendre le droit et les règles qu’il a lui-même instaurés. La souveraineté étatique est donc marquée selon l’auteur par quatre dimensions importantes, la suprématie, la perpétuité, le décisionnisme (fait de faire reposer tout un ensemble de normes sur une pure décision d’autorité hors de toute rationalité) et l’absoluité. Or ces critères sont actuellement mis à mal par la globalisation, par l’accroissement des flux internationaux de personnes, de capitaux, d’idées, ébranlant par conséquent la structure de la souveraineté.

Mais l’auteur note clairement que si la souveraineté de l’État s’est amenuisée, ni la souveraineté ni l’État n’ont disparu pour autant, c’est plutôt leur dissociation qui semble apparaitre. Les États perdurent en tant qu’acteurs non souverains, et la souveraineté se déploie alors dans deux domaines transnationaux, l’économie politique et la violence religieuse. Ces derniers se positionnant en effet au dessus d’un droit international ou d’un quelconque ordre juridique, caractéristique de la souveraineté. L’objectif principal de cet essai est de montrer que contrairement à certaines idées reçues, les murs actuels "marquent moins la résurgence, en pleine modernité tardive, de la souveraineté de l’État-nation, qu’ils ne sont des icônes de son érosion".
Afin de comprendre son hypothèse, l’auteur juge pertinent de s’attarder sur les théories de la "propriété". Citant Locke et Schmitt selon qui "la clôture (et par conséquent la propriété) constitue la condition préalable de l’ordre politique et du droit", l’auteur montre que la philosophie s’évertue depuis longtemps à révéler l’importance de la "limite" et de l’appropriation dans la constitution des États-nations et de l’ordre politique. Car la clôture construit la séparation entre l’espace souverain et l’espace ordinaire, "la ligne de démarcation forme la base de la constitution et du pouvoir constitué sur le plan intérieur, ainsi que le seuil au-delà duquel la loi perd toute validité". C’est ce schème, nous démontre l’auteur, qui a contribué à légitimer la violence au-delà d’un espace autre ainsi que la "conquête coloniale originelle et la violence employée par les colons pour défendre leur colonies". Ce détour théorique permet ainsi à l’auteur de démontrer que la "souveraineté est née de l’établissement d’une séparation concrète entre un espace donné et celui du commun". Ayant ainsi posé les jalons de sa réflexion, l’auteur étudie alors les murs dans leur réalité spatiale. Évoquant de multiples exemples à travers le monde, l’auteur limite ensuite volontairement son analyse aux deux plus connus, la "barrière de sécurité israélienne" et la "barrière frontalière" américaine.

 
Les murs, théâtralité d’une souveraineté étatique déchue

Ces murs, dans leur absolue concrétude apparaissent comme une figure "archaïque" dans une société moderne parcourue de flux virtuels, où l’instantané et les nanotechnologies font partie du quotidien. Les murs apparaissent même aux antipodes des menaces auxquelles ils prétendent faire face (bombes intelligentes, chimiques, bactériologiques). Face aux promesses de liberté, d’un monde sans frontières, ces murs semblent bien rétrogrades. Or, ce dont l’auteur nous invite à prendre conscience, c’est le fait que ces barrières ne visent pas à se prémunir d’éventuelles attaques d’autres États souverains, elles ne sont pas des boucliers contre les armées d’un État ennemi, non, elles sont davantage destinées à contrer les flux d’acteurs non étatiques dans le cadre des migrations, du trafic de drogue, du terrorisme, de la contrebande, etc. Ces murs visent donc une protection contre des flux extérieurs qui ne dépendent pas d’Etats souverains et dénotent justement ces personnes détachées d’identité nationale ou d’une juridiction souveraine (réfugiés politiques, terrorisme…). Cette menace, détachée d’États ennemis amène Wendy Brown à considérer les intentions sous-jacentes à la construction de murs au-delà des conventions internationales mises en place par la paix de Westphalie et elle parle alors des signes d’un "monde post-westphalien".

De manière plus pragmatique, l’auteur montre ensuite en s’appuyant sur de sérieuses études, l’inefficacité de ces barrières au niveau local ainsi que les effets négatifs qu’elles engendrent. Ces murs participent en effet à la militarisation des zones frontières ainsi qu’à une "sophistification" des moyens de l’économie parallèle pour y faire face. Nous assistons de fait à l’émergence d’un sentiment de méfiance parmi les populations locales et par conséquent à la création de nouvelles armées locales indépendantes de l’Etat, comme les "vigilantes" ou certains colons israéliens qui font régner le droit par leurs propres moyens et règles, considérant que l’État est inefficace dans sa lutte. Or cette montée de "décisionnisme" local, tout en voulant renforcer la souveraineté étatique, entraine inévitablement son déclin puisqu’elle entame la suprématie de l’État.

Face aux propos de Wendy Brown, révélant l’inefficacité des murs à arrêter les flux de migrants ou leurs effets négatifs, le lecteur prend conscience du fait que, plus que des barrages, ces murs sont les "signifiants visuels d’un pouvoir humain et d’une capacité étatique tout-puissants, et reflètent, dans un contexte où la souveraineté recule, la restauration d’un pouvoir souverain de décision, de délimitation, de protection et d’exclusion". Les murs mettent donc en scène la souveraineté déclinante dont Hobbes disait qu’elle tenait les hommes "en respect", non seulement par un pouvoir suprême mais par un pouvoir qui opère en assujettissant les individus par sa majesté et sa puissance. Ainsi, les murs deviennent un acte politique destiné à masquer d’autres problèmes plus complexes, c’est ce que l’auteur nomme la "théâtralité" de la souveraineté à l’instar de Mike Davis qui parle de "décors politiques" puisqu’ils permettent de montrer l’activisme des acteurs politiques face à des problématiques qui inquiètent les électeurs et face auxquelles ils sont impuissants. Or la mise en scène de la souveraineté, dans son principe même, témoigne que celle-ci ne va plus de soi.

 
La dimension théologique des murs

Mais l’auteur ne se limite pas à l’analyse des dimensions politiques de la construction des murs et c’est là son mérite. Elle s’interroge en effet sur les dimensions psychiques et théologiques de la barrière afin de comprendre le désir de murs par les individus. Pour ce faire, elle reconstruit le développement d’un imaginaire autour de l’ "autre", de l’ "étranger" et elle constate alors que, dans le cadre de la dilution de l’identité nationale et de la globalisation, "les murs sont des écrans sur lesquels peut être projeté un Autre anthropomorphisé, cause des maux qui affectent la nation". Issue de discours amalgamant l’étranger à une menace et aux problèmes de la nation, la construction de murs renforce cette illusion et répond aux fantasmes de contention, d’imperméabilité et de pureté que le citoyen voit s’échapper dans la société néolibérale. Les murs permettent donc d’éviter toute remise en question de leurs comportements "voyous" (les mêmes qu’ils prétendent combattre) ou de domination qu’ils exercent. Au-delà de cette négation, les murs permettent même de renforcer l’image d’un État vertueux et moralement bon. Nous pouvons alors paraphraser des militants israéliens cités par l’auteur, "les sionistes ne perçoivent pas le mur comme un acte d’agression, mais comme un geste de protection, d’autodéfense. (…) Un mécanisme psychologique complexe est à l’œuvre dans ce renversement. (…) Le mur atteint son objectif : empêcher Israël de voir sa propre agressivité, donc préserver son présupposé fondamental, qu’il est la victime "juste" et "bonne" ".
Enfin, s’appuyant sur Freud, l’auteur montre que les murs, produisant une image du pouvoir et de la protection, répondent à un désir rempli d’une dimension religieuse proche de l’aspect théologique de la souveraineté (suprématie, pouvoir de punition et de protection…). Car le déclin de la souveraineté politique est selon l’auteur davantage qu’une modification des outils politiques du pouvoir, elle est "génératrice d’une crise théologico-politique qui affectera le sujet comme l’État". Face à un extérieur menaçant, le fantasme d’un État capable d’offrir sa protection "ravive donc une version religieuse de la souveraineté étatique" et "le désir de construire des murs pour protéger la nation constitue le véhicule de ce souhait théologique, et le mur sa gratification visuelle". Selon Wendy Brown, ces dimensions théologiques et psychiques expliquent pourquoi l’inefficacité des murs ne limite en rien leur désirabilité.
Ainsi, à travers cette analyse très fouillée et pertinente, l’auteur parvient subtilement à révéler au lecteur comment les murs participent plus du déclin de la souveraineté étatique qu’à son renforcement. Souveraineté qui, insiste l’auteur, serait progressivement passée de l’État aux deux puissances que sont le capital et la religion. Si l’on peut regretter que Wendy Brown ne lance pas de pistes d’actions concrètes, sa théorie, originale et intelligente, est à même de nourrir de nouvelles réflexions orientées vers l’agir

 

A lire aussi sur nonfiction.fr :

- Mike Davis, Dead Cities, par Antonin Margier.