Marie-Thérèse Eyquem (1913-1978) : une féministe atypique ?

Une femme engagée


Le genre biographique n’a pas fini de susciter des réticences, malgré le ralliement qu’y ont opéré des historiens français aussi différents que Jacques Le Goff ou Alain Corbin. La discussion porte moins sur les ouvrages consacrés à des figures méconnues qu’aux pavés, souvent vendeurs, où l’existence d’un "grand homme" est narrée par le menu. L’hagiographie menace souvent les écrits de réhabilitation : il est tentant, après avoir exhumé du passé une personnalité injustement oubliée, de l’installer sur un socle archétypal ou héroïque. Florys Castan Vicente, qui a consacré un mémoire de recherche à Marie-Thérèse Eyquem (1913-1978) sous la direction de Michel Dreyfus, a su éviter ce travers. Si sa biographie, qui a reçu le prix Jean Maitron en 2008, n’épuise pas le sujet, ni n’aborde avec la même attention les différents aspects d’une vie très riche, elle retrace avec beaucoup de finesse le parcours d’une femme passée des patronages catholiques aux plaidoyers pour la contraception.

Le sport féminin comme premier combat


Le combat en faveur du sport féminin occupe une grande part dans l’existence de Marie-Thérèse Eyquem. Issue des classes moyennes, cette jeune fille du Sud-Ouest échappe à un destin anonyme par la pratique du sport. Coursière, dactylographe, comptable, employée, elle accumule les expériences professionnelles ainsi que les cours du soir en langues vivantes et en lettres classiques de 14 à 24 ans, sans cesser de pratiquer une activité physique dans le cadre des sociétés de sport féminin catholique. Son entrée dans l’âge adulte a donc tout d’une triple émancipation : par le travail, par la connaissance, par le sport enfin.
Le XIXème s’était d’abord défié du projet d’ouvrir les stades au sexe "faible". La réserve et l’innocence prêtées aux jeunes filles s’accommoderaient mal, croyait-on, de la loi de l’effort ; la crainte d’un monde à l’envers où des femmes musclées en remontreraient aux hommes suffisait à dissuader les plus hardis des admirateurs de Sparte   . La pratique de la bicyclette par les femmes ne fut-elle pas un temps accusée de préparer l’avènement d’un "troisième sexe   " » ? La défaite de 1870-1871 marqua une forme de rupture en l’espèce. Au souci de former des hommes sains et robustes en créant des sociétés de gymnastique répondit celui de préparer le corps des femmes à la maternité. "Rebronzer la race", tel devait être le but du sport, qui ne serait plus exclusivement masculin. Dès 1900, des femmes participèrent aux Jeux Olympiques, au grand dam de Pierre de Coubertin. Les années 1920 et 1930 permirent au sport féminin d’échapper à l’horizon de la maternité. A mesure que l’idéal du corps féminin évoluait vers une silhouette plus ferme, le sport féminin connaissait une diffusion plus large. La popularité d’une sportive comme Suzanne Lenglen n’y entrait pas pour rien, mais cette évolution se produisit surtout sous l’influence d’un modèle féminin issu des Etats-Unis. C’est à cette époque donc que Marie-Thérèse Eyquem se mit au service du sport féminin. Monitrice à 17 ans, elle devint peu après secrétaire du Rayon sportif français, devenu Fédération catholique d’éducation physique féminine en 1937. Après avoir réussi le concours de rédactrice de la fonction publique, elle intégra l’Administration française en 1939.


Ses fonctions dans l’Etat – directrice des sports féminins au Commissariat général à l’Education sous Vichy puis inspectrice principale de la Jeunesse et des Sports – permirent à Marie-Thérèse Eyquem de s’illustrer dans une forme de "propagande" en faveur du sport féminin. Pas n’importe quel sport, certes : il y a au reste quelque chose de paradoxal à voir cette femme qui aimait la compagnie des hommes et leurs pratiques de sociabilités – la chasse notamment – prendre des positions plutôt différentialistes et insister volontiers sur la gymnastique au détriment de sports ou de jeux jugés peu "féminins" . Marie-Thérèse Eyquem évolua sur ces sujets à partir de la Libération, sans renier cependant sa préférence pour un sport féminin qui privilégierait "les activités groupées sous le titre d’éducation physique […], la culture physique, la gymnastique harmonique". Comme l’écrit Florys Castan Vicente, "sa défense des femmes ne semble pas alors dépasser celle de la diffusion du sport féminin   " .
Comment la spécialiste du sport féminin en vint-elle dès lors à un engagement féministe ? Il y entre une part de mystère, comme souvent lorsqu’il s’agit d’éclairer des choix individuels. Sa radiation de la Fédération sportive et culturelle de France (FSCF) en 1956 conduisit-elle Marie-Thérèse Eyquem à s’interroger plus globalement sur la place des femmes dans la société ? Un des témoins cités par sa biographe croit savoir que des questions de vie privée n’étaient pas étrangères à cette éviction. L’homosexualité tranquillement assumée de cette "femme à l’allure masculine, aux cheveux courts, fumant le cigare et la pipe   "  avait peut-être fini par gêner un milieu sportif frileux en matière de conduites, à plus forte raison quand il s’agissait du " "beau sexe" … Entre l’avocate du sport féminin et la féministe, la soudure fut-elle assurée par une vie privée alors considérée comme "marginale" ? Le seul reproche qu’on pourrait adresser au livre de Florys Castan Vicente tient à sa discrétion sur ce lesbianisme de Marie-Thérèse Eyquem. Yvette Roudy, qui entra en politique dans les années 1960 aux côtés de l’intéressée, au sein du Mouvement démocratique féminin (MDF), invite pourtant à reconsidérer "le côté lesbien"  de son itinéraire… Il est vrai que, par manque de sources et d’archives sans doute, les références bibliographiques font défaut sur les milieux lesbiens dans le Paris des années 1950.

Comment devient-on féministe ?


Marie-Thérèse Eyquem n’appartenait pas à cette "génération d’intellectuelles" se situant "dans le sillage de Simone de Beauvoir", que l’historienne Sylvie Chaperon a étudiée dans un article passionnant   . Son entrée en féminisme fut tardive, vécue sur le mode de l’"action militante" plus que d’une réflexion qui conduirait à l’engagement. Ce dernier ne devint du reste exclusif, pour elle, qu’à partir du mitan des années 1960. Elle présida en effet de 1961 à 1965 la Fédération internationale de sport et d’éducation physique féminine ou International Association of Physical Education and Sport for Girls and Women (IAPESGW) –cette association existe toujours- et publia encore une biographie de Pierre de Coubertin en 1966.


Tout commença en réalité avec la présidence du Mouvement démocratique féminin (MDF) en 1962. Elle n’en démissionna qu’en 1970. L’histoire du MDF est restée mal connue jusqu’à une date récente, au point que des incertitudes planent sur sa création et sa dissolution   . En outre, il n’est pas facile  d’appliquer à cette organisation les grilles d’analyse communément retenues par les politistes ou les historiens pour distinguer un club d’un parti   . Le MDF se caractérisait surtout par son attachement à l’idée d’épanouissement possible des femmes dans le travail : c’est en ce sens qu’il critiquait le temps partiel, que les femmes subissaient – et subissent – trop souvent à défaut d’avoir le choix. Il plaida également en faveur d’une légalisation de la contraception. Le Mouvement démocratique féminin fit le choix de s’associer à des clubs comme l’Atelier républicain, que présidait le radical Jacques Maroselli, pour fonder la Convention des institutions républicaines (CIR) en juin 1964. Les circonstances de la rencontre entre Marie-Thérèse Eyquem et François Mitterrand demeurent obscures ; mais la présidente de MDF devint rapidement sa principale conseillère pour les questions féminines, jusqu’à le convaincre de se prononcer pour la légalisation de la contraception lors de l’ouverture de sa campagne présidentielle, à Nevers, le 23 octobre 1965.

En politique, aux côtés de François Mitterrand


Les femmes n’étaient pas nombreuses à cette époque dans la vie publique. D’avril 1962 à mai 1968, aucune ne participa par exemple au Gouvernement   . Après l’avancée historique de la Libération, la place des femmes en politique se réduisit en effet comme peau de chagrin jusqu’à la fin des années 1960   . Dans le paysage politique de cette époque, Marie-Thérèse Eyquem faisait figure d’exception. Il faut mesurer l’audace d’un François Mitterrand désignant l’intéressée comme secrétaire générale du Comité de soutien à sa candidature aux présidentielles de décembre 1965… Contrairement à Janine Brutelle-Duba, alors responsable des questions féminines à la SFIO, ou à la radicale-socialiste Jacqueline Thome-Patenôtre, la présidente du Mouvement démocratique féminin n’était ni épouse ni fille de responsable politique   . Seule femme à siéger au Comité exécutif de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste de 1965 à 1968, Marie-Thérèse Eyquem fut encore la seule à siéger dans le contre-gouvernement de l’opposition que François Mitterrand présida de 1966 à 1968. Elle y fut chargée du portefeuille virtuel de la Promotion de la femme, de la Jeunesse et des sports, avant d’élargir ses attributions aux affaires sociales. Florys Castan Vicente rend justice à l’initiative – inspirée des shadow cabinets britanniques- de François Mitterrand en montrant qu’elle eut au moins pour conséquence de populariser le projet d’un ministère spécialement chargé des questions féminines. C’est à Valéry Giscard d’Estaing que revint l’initiative de la création d’un secrétariat d’Etat à la Condition féminine – l’appellation suscita l’ire des féministes – en juillet 1974 : il fut occupé par Françoise Giroud jusqu’en 1977.

Il suffira, pour donner une idée du courage politique de Marie-Thérèse Eyquem, de rappeler qu’elle affronta à deux reprises le gaulliste Roger Frey aux élections législatives, dans le XIIème arrondissement de Paris : la proximité de ce dernier avec certains "barbouzes" ou militants du SAC peu timides dès qu’il s’agissait de manier matraques et barres de fer avait de quoi dissuader plus d’une velléité de candidature ! Moins que l’analyse de sa place au sein de la Convention des institutions républicaines, de la FGDS ou du Parti socialiste de l’après-Epinay   , dont elle fut secrétaire nationale, ce sont les relations de Marie-Thérèse Eyquem avec François Mitterrand qui retiendront l’intérêt du lecteur. Les liens d’amitié entre ces deux personnalités que rassemblaient l’amour des forêts landaises   , un rapport ambigu au régime de Vichy et l’appartenance à une même génération   étaient solides et confiants. Leur évocation permet d’insister sur un des aspects les plus marquants de la trajectoire de François Mitterrand en politique : sa fidélité et sa liberté en amitié. Le regretté Eric Duhamel l’a bien montré dans ce qui reste comme une des meilleures biographies du quatrième président de la Vème République   .

Un féminisme de transition


Marie-Thérèse Eyquem apparaît, dans cette biographie, comme une féministe de transition, entre les garçonnes de l’entre-deux-guerres, qu’a étudiées Christine Bard, et les féministes du Mouvement de libération des femmes (MLF), à partir de 1970. Elle conserva dans sa maturité l’allure des premières, comme en attestent les archives télévisées de la campagne des élections législatives de 1973   . A travers son Mouvement démocratique féminin, elle offrit notamment, et avec d’autres, un débouché politique aux revendications du Mouvement français pour le planning familial dans les années 1960. Très croyante dans sa jeunesse, elle retrouva la foi dans les dernières années de son existence et renoua alors avec un mysticisme qui ne l’avait pas vraiment quittée : ce trait-là l’éloignait, elle, l’homosexuelle pourtant assumée, de l’évolution des mœurs qui se dessinait dans les années 1970. Destin complexe en définitive que celui-là : Florys Castan Vicente nous permet d’en prendre la mesure, qui sait marier la rigueur de l’analyse à l’empathie sans laquelle il n’est pas de bon livre d’histoire.