Simone Veil revient sur ses expériences et ses engagements, notamment au nom de la mémoire des crimes passés, de l'Europe et des droits de l'homme.

Une vie : ce titre modeste est explicitement emprunté au roman de Maupassant, "pour décrire un parcours qui ne doit rien à la fiction". On apprend vite, si on ne le savait pas déjà, que celle de Simone Veil n’est pourtant pas une vie comme les autres. Toute existence est certes le tissu de mille expériences, de mille engagements, de mille projets ; mais cela est particulièrement vrai de cette vie-là. Dans ce livre très attendu, écrit alors qu’elle vient de fêter ses 80 ans – elle est née en 1927 –, Simone Veil évoque les différentes facettes de son existence. Elle jette sur ce parcours un regard simple, servi par une écriture neutre et dénuée de tout effet de style. Pas plus que de style, il n’est vraiment question ici d’intimité : les origines familiales sont assez précisément décrites, mais pour la suite, si la famille de Simone Veil (son mari Antoine, leurs enfants et petits-enfants) est quelquefois évoquée, c’est du parcours public qu’il s’agit principalement.


Un parcours à travers l'histoire et la politique

Le récit suit un ordre chronologique, en commençant par l’existence heureuse de cette petite fille juive, issue d’une famille parisienne, les Jacob, installée à Nice en 1924, et appartenant à une moyenne bourgeoisie un peu déclassée. Simone Veil dit bien ce qu’elle doit, paradoxalement, à ses parents qui lui ont tant transmis mais qui n’ont pas été là pour voir ce qu’est devenu leur enfant. La guerre et la déportation donnent rétrospectivement une tonalité particulière à ces pages sur l’enfance. Cette famille de Français républicains, laïcs, patriotes, nullement pratiquants, n’est pas épargnée par les persécutions. C’est par un terrible concours de circonstances qu’elle se trouve prise dans la nasse et déportée. Passé par Auschwitz-Birkenau, puis Bobrek, et enfin, face à l’avancée des armées soviétiques, par Bergen-Belsen, où survient la libération, l’auteur relate la vie dans les camps, où le fait d’avoir menti sur son âge lui permit d’être sauvé mais pas d’éviter l’enfer – l’extrême dureté de la vie quotidienne, les violences de toutes sortes, les kapos, le "Canada"   , etc. Et surtout la mort des êtres chers : les deux parents et le frère de Simone.

Après la guerre, il fallait revivre et se réinsérer dans une société choquée par la guerre et incapable d’écouter les déportés. Elle entreprend des études, rencontre et épouse Antoine Veil, qui a "le même profil social et culturel que les Jacob". Pierre-Henri Teitgen puis Alain Poher sont les bonnes fées du jeune couple. En 1954, alors qu’elle a un mari et trois enfants, elle se lance dans la vie professionnelle ; elle est magistrat et travaille jusqu’en 1964 dans l’administration pénitentiaire. La politique est déjà présente, mais Simone Veil n’est pas, loin s’en faut, une militante, et elle ne le sera jamais : quoiqu’engagée et pleine de convictions, quoique femme de pouvoir, elle n’est pas véritablement une "femme politique". Les Veil ne sont alors ni gaullistes ni communistes : il est proche du MRP, elle plus à gauche. Ils aiment L’Express, Mendès, l’Europe, ils défendent l’amitié franco-allemande. Avec l’élection de Pompidou (1969), elle est propulsée à de plus hautes fonctions, grâce à René Pleven, avec qui elle avait travaillé. C’est plus encore l’année 1974 qui constitue une rupture : elle entre dans le gouvernement de Jacques Chirac, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. Parmi divers chantiers, le morceau de bravoure, qui contraste avec l’existence plus banale menée entre 1945 et 1974, c’est la légalisation de l’avortement. L’auteur rappelle que la victoire, très bataillée mais largement remportée, le 29 novembre 1974, fut permise parce que, à côté d’arguments de fond, des raisons de bon sens plaidaient pour cette loi : la situation antérieure, avec les avortements clandestins et les cars qui emmenaient les femmes avorter à l’étranger, paraissait inacceptable.

Au terme de cinq années au ministère (1974-1979), dans le gouvernement Jacques Chirac puis dans les gouvernements Raymond Barre, cette "citoyenne de l’Europe" a saisi l’occasion de mener l’UDF pour les élections européennes. Elle se lance dans sa première bataille électorale et devient, en 1979, la première présidente du Parlement européen. Dans les années 1980, députée européenne, elle est une des figures de l’opposition au Parti socialiste. Alors que diverses causes politiques et humanitaires l’occupent – la défense des droits de l’homme, la lutte contre le SIDA –, elle revient aux affaires, quand Édouard Balladur l’appelle de nouveau au ministère de la Santé (1993-1995). Le pouvoir comporte ses joies, mais aussi ses amertumes – manifestement, la cohabitation et surtout l’attitude du gouvernement français face au génocide rwandais pèsent sur le souvenir qu’elle conserve de ces années. Elle se veut décidément non pas une militante ou une carriériste, mais une femme de principes. Elle reprend sa liberté en 1997, en quittant l’UDF.

Suivent neuf années au Conseil constitutionnel (1998-2007). Installée au cœur du pouvoir, elle n’en est pas moins critique sur certains de ses aspects ; les institutions de la Ve République en particulier, qui ne l’inspirent guère. Elle leur préfère le modèle institutionnel allemand. Les derniers chapitres du livre nous mènent jusqu’à aujourd’hui : en mars 2007, ont pris fin ses fonctions au Conseil et, avec elles, son devoir de réserve (on se rappelle qu’elle a soutenu Nicolas Sarkozy). Le dernier chapitre, "La lumière des justes", rend un hommage appuyé à Jacques Chirac, qui a, en 1995, reconnu la responsabilité de l’État français, et à la mission Mattéoli (Mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France) ; bonnes pages qui nous convainquent encore que c’est sur ces thèmes et sur les grandes causes sociales que cette femme qui a longtemps présidé la Fondation pour la mémoire de la Shoah donne le meilleur d’elle-même. Le livre se termine avec l’évocation de ces derniers combats et de la douceur de la vie familiale aujourd’hui. À la fin du volume figurent un certain nombre d’annexes intéressantes – des discours prononcés en diverses occasions.


La mémoire, l'Europe

Il est sûr que, le modèle et le peintre étant une seule et même personne, le portrait est parfois complaisant. C’est un des dangers de l’autobiographie. Simone Veil aime se mettre en scène en femme rebelle et clairvoyante. Elle affirme qu’elle "ne déteste pas être politiquement incorrecte" : ce n’est pas le premier qualificatif auquel cet itinéraire entre centre et droite, modéré et consensuel nous aurait fait penser, surtout quand on sait combien il est ici évoqué de façon convenue ! Sur plusieurs points, les doutes ou l’incompréhension du lecteur ne sont pas levés. Ainsi, à ceux qui voulaient comprendre comment et pourquoi cette "centriste" a voulu donner sa caution (qui n’est pas de peu de poids : elle est depuis longtemps parmi les personnages politiques les plus populaires de France) à Nicolas Sarkozy, ce livre n’apporte de réponse que biaisée. Au fond, Veil est une femme du centre-droit qui se range toujours derrière les candidats de la droite. Son choix fut conforme avec ses idées. Il est d’autres zones d’ombre : Raymond Barre, dont le cas est développé sans que ne soit dissipée notre perplexité. L’homme des "Français innocents", qui complimentait Bruno Gollnisch et parla à plusieurs reprises du "lobby juif", cet homme dont on ne saurait dire qu’il a simplement accumulé des lapsus malheureux, le voilà qualifié d’"homme d’État courageux".

Mais quelles sont donc ses idées ? Elles sont somme toute assez constantes. L’élément unifiant l’ensemble est peut-être le désir d’Europe, fondé sur un désir de paix : cette génération veut éviter que ne se reproduise le drame. Jamais ses convictions européennes n’ont fléchi. Elle regrette que les politiciens français prêtent si peu d’attention à la question européenne. Désir d’Europe, donc (une Europe incluant l’Est, mais plutôt sans la Turquie), et désir de paix sociale – on voit que l’on n’est pas loin d’un discours démocrate-chrétien, au christianisme près ! S’agissant des minorités, elle est pour la "discrimination positive" ; depuis longtemps sensible à la cause des femmes, elle se dit plus nettement féministe que dans le passé ; la question sociale apparaît timidement. Sur l’éducation, le travail, le logement, elle tient avec constance un discours mêlant credo libéral, préoccupations sociales et exigence démocratique. On n’évite pas complètement le goût des jugements sur les grands de ce monde (Thatcher, Kohl, Sadate, les Clinton, etc.) et des piques parfois acérées lancées contre tel ou tel – Françoise Giroud, François Bayrou ou d’autres. Les considérations générales sur le monde tel qu’il va n’évitent pas les longueurs et les platitudes, tandis que les pages sur l’engagement européen et le récit de la réunification présentent un plus grand intérêt.

Quelques mots enfin du rapport à la mémoire et au passé, si présent dans Une vie. La position de Simone Veil est claire : elle veut la justice et la mémoire, et non pas une réconciliation reposant sur l’ignorance ou le déni des crimes. Cela étant posé, elle est de ceux qui insistent sur le rôle des Justes ; elle rappelle maintes fois que les trois-quarts des Juifs de France furent sauvés, si bien qu’une mémoire du "tous coupables" comme celle que construit Le Chagrin et la Pitié, de Marcel Ophuls, ne lui paraît pas acceptable. Le refus des thèses de la culpabilité collective et de la "banalité du mal" est net. Concernant les grands criminels, les jugement se font stupéfiants : si, à propos d’Eichmann, on peut peut-être "passer l’éponge sur l’enlèvement", il n’en va pas de même pour Barbie, dont l’enlèvement n’était pas acceptable ; l’absence de prescription des crimes contre l’humanité la gêne ; à ses yeux, Pompidou n’a pas pu gracier Touvier en connaissance de cause (l’événement fit pourtant bien du bruit, déjà en 1973) ; enfin, à Papon, on ne peut reprocher de s’être trompé, seule son arrogance étant impardonnable. Le moins que l’on puisse dire est que ces pages causent une certaine surprise : on se dit que finalement, elle pourrait bien être "politiquement incorrecte" !


Il y a donc beaucoup à dire sur la cohérence politique ; s’agissant du livre, on peut regretter qu’il demeure finalement peu personnel et qu’il soit écrit dans la perspective de la justification et de la présentation la plus convenable qui soit, pour ne pas dire convenue et officielle. Reste, en revanche, une vraie grandeur, dans le courage et l’engagement. C’est toute la complexité d’une vie : un mystère qui demeure après la lecture d’Une vie.


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crédit photo : PE Weck / flickr.com