A quelques jours de l'investiture probable de la Commission Barroso II, le ministère des Affaires étrangères, en partenariat avec Touteleurope.fr et Nonfiction.fr a rencontré le commissaire français désigné au Marché intérieur et aux services financiers, Michel Barnier. Ce dernier revient sur les priorités de son nouveau mandat, le caractère stratégique d'un tel portefeuille et la nécessité de réguler intelligemment l'économie européenne. Il évoque également l'idée d'une taxation sur les transactions financières et la création d'une force européenne de protection civile.
 

Michel Barnier, vous avez déjà été commissaire européen chargé, à l’époque, de la Politique régionale : dans quel état d'esprit abordez-vous votre nouveau mandat ?

On ne peut être que passionné lorsqu'on retrouve un rôle, une mission au sein de la Commission européenne : celle-ci est une institution très originale depuis plus de 50 ans, indépendante, chargée de proposer, de donner des impulsions, de mettre également en œuvre des décisions prises par les chefs d'Etat, le Conseil des ministres et le Parlement européen.

J'avais depuis assez longtemps ce projet de revenir à la Commission européenne, parce que le projet européen est pour moi le plus beau projet politique, peut-être aussi le plus fragile. Si la politique signifie que, lorsqu'on a des lois à fabriquer, des budgets à gérer, des convictions, on peut créer du progrès collectif… si c'est bien ça la politique, alors le projet européen est le plus beau projet politique à l'échelle d'un continent.

Maintenant, ce projet est fragile. Nous sommes à un moment de vérité, le monde a changé depuis 50 ans. Quelles leçons tire-t-on de ces changements ? Comment se protège-t-on ? Comment se fait-on entendre ? Comment participe-t-on à un nouvel ordre du monde ? Comment réussit-on cette mutualisation des nations ? La mutualisation n'est pas la fusion, on garde nos différences, on garde nos langues, on garde notre identité nationale, mais on fait quelque chose en plus qui donne de la force à chacun, et on le fait ensemble. C'est ça, le projet européen. Dans le monde d'aujourd'hui, je pense que l'Europe n'est pas une option, c'est une nécessité pour chacune de nos nations.

Je reviens à la Commission sous l'autorité d'un homme que je respecte, José Manuel Barroso, avec la confiance de mon pays qui m'a désigné, et du président de la République française. Je reviens avec beaucoup de passion, d'enthousiasme, de volontarisme, un peu d'utopie aussi…


Le traité de Lisbonne change-t-il la manière dont fonctionnera la Commission ?


Oui, évidemment : il conforte, renforce, consacre le pouvoir de codécision du Parlement européen dans beaucoup de domaines. Il donne aussi un pouvoir nouveau aux parlements nationaux. Le pouvoir de codécision, qui met le Parlement à égalité dans la plupart des situations avec le Conseil des ministres, dans le travail législatif, changera beaucoup de choses. La Commission devra être encore plus attentive aux avis, aux opinions, aux décisions du Parlement européen.

J'ai d'ailleurs voulu, pour cette raison là, être élu au Parlement européen, être un commissaire politique qui ait peut-être en plus cette légitimité démocratique.


Le portefeuille « Marché intérieur » a été obtenu par la France après de longues négociations. En quoi ce poste est-il stratégique ?

Tout d'abord, ce n'est pas la France qui a obtenu ce poste, ce n'est pas la France qui est au Marché intérieur : c'est un Français. Et un Français qui va prêter serment : c'est un moment important et exigeant devant la Cour de justice. Etre commissaire européen, c’est laisser de côté les intérêts nationaux au profit de l'intérêt général européen.

Ca ne veut pas dire que les intérêts nationaux ne recoupent pas l'intérêt général européen : plus ça arrive, mieux ça vaut. Je garde ma nationalité, je suis fier d'être Français. Mais je vais prêter le serment d'être un commissaire européen indépendant, sur un portefeuille en effet stratégique.

Je vous rappelle que depuis le traité de Rome en 1957, le cœur du projet européen c'est le marché commun, c'est-à-dire notre vie économique et sociale commune. Comme je l'ai dit devant le Parlement lors de mon audition : de quoi est né ce projet européen (à partir de la communauté du charbon et de l'acier dans les années 50, sous l'impulsion de Schuman, de Jean Monnet, d'Adenauer et de quelques autres grands hommes d'Etat) ? De l'envie d'être ensemble, au lendemain de la seconde guerre mondiale, pour être en paix, durablement ensemble, pour créer ensemble du progrès collectif… et du besoin, de l'intérêt à être ensemble à travers l'économie : c'était la mutualisation du charbon et de l'acier, avec la CECA. Ca a été ensuite le marché commun, puis la monnaie unique, des politiques communes, l'agriculture, l'environnement, la politique régionale, d'autres politiques encore…

Je voudrais donc qu'on retrouve, conjugués, cette envie et ce besoin d'être ensemble. Et c'est en quoi le marché intérieur est un enjeu stratégique : parce que c'est la vie économique et sociale de 500 millions de consommateurs et de citoyens, de 5 millions d'entreprises dont 90% sont des petites entreprises.


Quelles seront vos priorités à la Commission du Marché intérieur ?


Je veux confirmer, sous réserve d'être nommé (puisque le vote final appartient au Parlement européen, et qu'au moment où je vous parle ce vote n'est pas intervenu), ce que j'ai dit devant le Parlement européen : je voudrais que les citoyens, les consommateurs, les petites entreprises se réapproprient le marché intérieur. Je veux être le commissaire de plus de marché intérieur, pas de moins de marché intérieur.

Je veux retrouver à travers ce grand portefeuille toutes les dimensions de l'économie sociale de marché, qui est à la base du projet européen. Tirer les leçons de la crise, qui n'est pas finie, en termes de régulation, de transparence, de contrôle, pour que ça ne recommence pas. Même si l'on ne peut empêcher d'autres crises d'arriver, qu'on tire au moins les leçons de cette crise qui est la plus violente depuis 1929. Je vais travailler sur ces différents axes.


Vous avez annoncé des mesures pour lutter contre le dumping social : de quoi s'agit-il ?


Je vais être attentif à tout ce qui touche les hommes et les femmes. Naturellement chaque pays garde sa liberté, s'agissant d'un certain nombre de prérogatives dans le domaine social, mais il faut que l'on ait un socle commun.

J'ai annoncé par exemple que j'allais être très vigilant sur la préservation des missions de service public. Je souhaite faire un "Social business act " pour mieux accompagner les entreprises qui veulent faire du profit, tout en luttant contre les exclusions sociales, en engageant des jeunes, des personnes en difficulté…


Allez vous remettre à l'ordre du jour l'idée d'une taxe sur les transactions financières, que vous aviez soutenue en tant que député européen ?

Je ne suis pas le seul concerné par une telle idée. Il y a le commissaire à la Fiscalité, le commissaire chargé de l'Economie et de la Monnaie, le commissaire à la Concurrence… C'est une réflexion que nous aurons probablement, et pas nous seuls Européens. C'est une idée à laquelle le président Barroso a donné son approbation sur le principe.

L'idée d'une ressource qui, d'une manière ou d'une autre, s'attache aux échanges mondiaux est assez ancienne. La fameuse taxe Tobin, qui a été proposée, aurait concerné ou concernerait les échanges monétaires. Autre exemple : l'idée d'une taxe sur les banques a été avancée par le président Obama. Une taxe sur les transactions financières aurait une haute/ autre ? ampleur, bien plus massive.

Je pense que ces idées là sont justes. Je pense que le monde sera plus sûr s'il est d'abord plus juste. Une toute petite taxe sur l'ensemble des échanges mondiaux, qui sont gigantesques (les simples produits dérivés dont on a tant parlé pendant la crise, représentent par exemple 600 000 milliards de dollars d'échanges dans le monde), qui prendrait en charge les grands enjeux mondiaux, globaux (la lutte contre la faim dans le monde, le changement climatique, le développement…) serait juste.

Je ne dis pas que c'est facile, je crois même que c'est très compliqué. Mais là où il y a de la volonté, il y a un chemin. On doit trouver ce chemin pour que le monde soit plus juste. Et je pense que l'Europe, par ses propositions (elle ne va pas faire ça toute seule !), à travers ce qu'elle peut mettre sur la table du G20 ou des institutions internationales, doit contribuer à plus de justice en étant à la tête de ce combat.


Quel pouvoir aura le commissaire au Marché intérieur pour "remettre la transparence, la responsabilité et la morale au cœur du marché financier", comme vous l'avez annoncé lors de votre audition devant les députés européens ?

Des chantiers ont déjà été ouverts. Le débat sur la régulation liée aux fonds spéculatifs a lieu par exemple en ce moment, à partir des propositions de la Commission, au Parlement européen et au Conseil des ministres.

Le débat sur la supervision financière est une des clés : cette crise est liée à une crise des liquidités, à une faiblesse, parfois même une faillite, des mesures de notation ou des systèmes de régulation et de supervision dans le monde. On est en train d'en tirer les leçons.

Ma feuille de route est extrêmement simple : elle reprend ce qui a été décidé et recommandé par le G20. Les 20 pays les plus importants du monde se sont mis d'accord avec, autour de la table, tous les chefs d'Etat de ces grandes puissances. Je vais donc appliquer cette feuille de route pour ce qui concerne l'Europe, quitte à ce que l'Europe soit un peu en avance et donne l'exemple. J'ai dit ma conviction devant le Parlement, y compris pour l'industrie financière européenne qui est très importante : à Londres, à Paris, à Francfort et dans d'autres capitales, on a besoin de cette industrie financière au service de l'économie. Mais c'est une chance et c'est un avantage pour cette industrie financière si elle s'appuie sur des fondations solides, sur une bonne régulation, sur des contrôles justes.

Je ne vais pas faire de la réglementation ou de la législation pour le plaisir. Je vais faire une régulation intelligente et une supervision efficace. Je vais appliquer le G20 et j'ai dit clairement ma ligne de route : aucun territoire, aucun marché, aucun produit, aucun acteur financier ne sera à l'écart de cette régulation intelligente, pertinente et de cette supervision efficace.


Vous attendez-vous à la contestation de pays tels que la Grande-Bretagne, sur les mesures de régulation que vous prendrez ?

J'ai entendu tout ce qui s'est dit au moment de ma nomination, notamment à Londres. Peut-être que le fait qu'un Français soit chargé d'un poste au Marché intérieur et aux services financiers pour la première fois a suscité de l'émoi. Je réponds en souriant que ce n'est pas le fait qu'un Français soit à ce poste aujourd'hui (si le Parlement le veut), mais qu'un Français n'ait jamais été à ce poste, qui est étonnant ! Jamais depuis 50 ans un Français n'avait été en effet commissaire au Marché intérieur, il fallait bien que ça arrive un jour !

Maintenant, je vais travailler avec Londres, je sais l'importance de sa place financière, de son expertise, dont on a besoin pour l'économie du Royaume-Uni et pour l'économie européenne. Et je pense que c'est l'intérêt de la place financière de Londres, encore une fois comme de l'industrie financière européenne toute entière, de s'appuyer sur des fondations solides. Et qu'on ait tiré les leçons de la crise.


Pensez-vous que l'ensemble des membres de la Commission Barroso, dont M. Barroso lui-même, sont plus favorables à la régulation que lors du précédent mandat ?

Nous sommes dans une autre époque. Ce qui est arrivé depuis il y a bientôt deux ans, c'est une crise financière d'une violence inouïe, qui s'ajoute à d'autres crises que l'on aurait tort d'oublier : la crise écologique ou la crise alimentaire qui touche 1 milliard d'êtres humains dans le monde.

A coup sûr, la nouvelle équipe, dans cette nouvelle époque qui commence, avec ses grands défis aggravés, accentués, aura une attitude très volontariste… et le président Barroso à notre tête. J'étais à ses côtés lors de ses premières interventions dans l'hémicycle, au lendemain de sa désignation comme président de la Commission, investi d'ailleurs par une majorité absolue du Parlement. M. Barroso a tenu un discours très volontariste, précisément, et c'est ma ligne derrière lui, pour mettre en œuvre les décisions du G20.


En tant qu'ancien ministre des affaires étrangères, pensez-vous que les postes de président du Conseil européen et de Haut-représentant permettront à l'UE de renforcer sa visibilité internationale ?

Oui. C'est un vrai progrès (parmi d'autres) d'avoir grâce au traité de Lisbonne un président désormais stable du Conseil européen, au lieu d'avoir un président qui tourne tous les 6 mois. Qui plus est, ce président est un homme d'autorité et intelligent, M. Van Rompuy. Et l'on peut faire confiance à M. Van Rompuy pour exercer cette responsabilité avec beaucoup de volontarisme.

Et c'est un autre vrai progrès, d'avoir pour la première fois dans les mêmes mains (et je crois même que c'est la principale innovation du traité de Lisbonne) l'initiative politique du Haut-représentant (poste qu'occupait jusqu'à maintenant Javier Solana), et l'action économique extérieure qui était dans les mains de la Commission européenne.

Désormais, c'est une seule personne (une femme pour laquelle j'ai beaucoup d'estime et qui est une femme d'autorité, extrêmement volontariste, Catherine Ashton), qui a dans ses mains l'initiative politique et l'action économique extérieure. C'est un gage d'efficacité pour bâtir une vraie politique étrangère et une vraie politique de défense. Et ce sont des sujets qui, comme vous l'imaginez, vont continuer à m'intéresser au sein du collège. Je vais donc travailler avec Catherine Ashton pour bâtir cette grande politique dont on a besoin.


Quel constat dressez-vous sur la réponse européenne à la situation en Haïti, et aux critiques qu'elle essuie ?


Dans la crise tragique qui touche Haïti, l'Union européenne a réagi avec les outils dont elle dispose. Et l'on voit bien que ces outils ne sont pas suffisants. Il y a des leçons à tirer de cette catastrophe.

Immédiatement, Catherine Ashton a réagi, a indiqué la solidarité de l'Union européenne, des gouvernements et de la Commission. Nous avons dégagé des sommes importantes, notre représentation sur place est très active aux côtés des Nations unies et avec tous les gouvernements qui ont envoyé des secours immédiatement.

Mais on voit bien qu'on pourrait faire mieux et plus si nous disposions, par exemple, d'une idée que j'ai proposée, à la demande de José Manuel Barroso en 2006, à savoir une force européenne de protection civile, si l'on avait des outils pour anticiper de telles crises. Et l'on va avoir, dans les années qui viennent, d'autres catastrophes, comme on a eu un tsunami il y a 5 ans, des catastrophes industrielles comme Tchernobyl, des grands incendies qui ont touché la Grèce ou le Portugal, des inondations comme celles qui ont touché l'Allemagne en 2002, des catastrophes maritimes comme l'Erika. Dans tous ces cas là, de catastrophes qui sont violentes, tellement graves qu'elles dépassent les forces d'un seul pays ou d'une seule région, il faut que la solidarité joue. Et la solidarité joue d'autant mieux qu'elle a été préparée, que les équipes ont été mises ensemble dans des entraînements, des exercices communs, qu'elle puisse être inter-opérable. Tout ça se prépare.

C'est l'idée de cette force européenne de protection civile. Et je sais que M. Barroso veut, et personnellement je le souhaite beaucoup, que la Commission prenne des initiatives pour qu'on tire cette leçon là aussi de la tragédie d'Haïti



Propos recueillis par Vincent Lequeux (Touteleurope.fr) et Estelle Poidevin (Ministère des Affaires étrangères et européennes).