Françoise Frontisi Ducroux relit et relie les femmes de l'Antiquité à l'aune de leurs travaux de couture.

* Cet ouvrage est publié avec l'aide du Centre national du livre.

 

A l'heure où le désespoir des ménagères bien (dé)rangées triomphe sur les petits écrans   , Fronçoise Frontisi Ducroux a décidé d'explorer les textes de l'Antiquité versant femmes. Elle s'intéresse à quelques-unes des héroïnes qui ont su imposer leur nom à côté de l'Histoire des grands hommes. Il s'agit moins pour l'auteure de s'extraire des guerres et des combats que de les éclairer sous un autre angle : l'histoire ne se tisse pas seulement avec le fer de l'épée, mais aussi avec le fil du métier à tisser. Depuis Hésiode, la femme a en effet une place et un rôle précis : « filer et tisser, exécuter de beaux ouvrages »   sans en faire une activité forcenée mais en prenant plaisir à la tâche. Avec une rigueur philologique incontestable et sans jamais tomber dans l'académisme gratuit, l'auteure plonge joyeusement dans le berceau de la culture occidentale pour nous aider à comprendre comment s'y déclinaient les jeux de la différence sexuelle à partir de la question des travaux manuels.

 

Au cas par cas, elle montre comment le textuel renvoie au sexuel et comment le dire est noué au voir. Si le sexuel est « un lieu où l'on se perd parce que l'on ne voit pas où l'on va, parce que l'on ne sait pas la route à suivre »   – autrement dit, un labyrinthe –, mieux vaut suivre un fil (celui d'Ariane, par exemple) pour s'efforcer sans doute pas de comprendre définitivement de quoi il retourne mais, au moins, de saisir les contours et les formes du réel. Ainsi au fil des textes, s'approche-t-on, pas à pas, du mystère des sexes. 

 

Mais un fil seul ne suffit pas à faire trame : il faut, en plus d'un simple filage, s'approcher des images et voir les dessins qui s'esquissent dans les ouvrages de ces dames. Là, explique Frontisi-Ducroux, le personnage d'Arachné donne une leçon d'érotisme qui va jusqu'à humilier la déesse Pallas! Son talent de tisseuse ne lui vaudra pour toute récompense que d'être transformée en Araignée... Mais, quoiqu'il en soit, une chose est sûre : une fois que les fils s'emmêlent, peinture et poésie se rejoignent au carrefour du sexe.

 

Du coup, ce qui s'écrit depuis les images des ouvrages de ces dames, c'est moins la reproduction d'une soumission obligée et endurée que la possibilité d'agir à rebours des rôles traditionnels. En ce sens, Pénélope semble bien la plus experte : elle sait « subvertir le tissage. [E]lle qui dépasse la pratique artisanale pour en faire un usage quasi intellectuel »   . Si Télémaque, son fils, croit naïvement que les femmes n'ont qu'à bien se tenir derrière leurs petits travaux et que la parole – le muthos – est « l'affaire des hommes »   , force est de constater que la femme grecque est toujours plurielle, jamais seule devant son ouvrage et qu'entre maîtresses, suivantes, servantes, chambrières, soeurs, esclaves ou compagnes, les échanges allaient bon train : « confidences échangées, secrets de femmes partagés, histoires d'amour, de corps, de sexe et de violences, d'incestes cachés, de mariages bons ou mauvais. Plaintes, murmures, chuchotements, dont les bribes tombent dans l'oreille attentive des enfants, des tout petits garçons (...) »   . Ces fils, quand ils ont grandi, quand ils sont hommes, méprisent trop souvent ce dire au féminin et en cela se méprennent, se prennent les pieds dans les fils du tapis de leur excès de croyance dans la toute puissance de leur logos : seule vraie et authentique parole… masculine. Ainsi, la figure de Médée détisse-t-elle les liens du sang pour nous montrer comment derrière ses certitudes et ses rectitudes, la pensée du pouvoir de l'Homme tremble et frissonne devant la puissance des femmes.

 

Dans le dernier chapitre de son livre, l'auteure présente une brève et pertinente panoramique des reprises du tissage dans le champ de la création contemporaine (Messager, Bourgeois, Amer, Hatoum). Elle remarque que la plupart des femmes ont renoncé au travail du fil et de la laine et que les moeurs ont quelque peu changé. Certes, les plaisirs télévisuels de la narration contemporaine   ne nous donnent plus à voir les femmes derrière leur métier à tisser : aujourd'hui, elles se sont libérées, travaillent, sortent du foyer, parfois même y laissent leur mari s'occuper de la maisonnée, elles font  carrière, fument, boivent et jouent au poker! 

 

Cependant devant l'image de tant d'indépendance et de libertés, plane encore le soupçon que tout ne soit pas si radicalement différent et que le partage des genres reste outrageusement inchangé. Au fond, face à l'ordre du discours capitaliste qui ordonnance, vend, et profite de leurs (més)-aventures saison après saison, ces nouvelles héroïnes donnent l’impression de ne toujours pas savoir ce qu'elles disent   . Malgré la disparition des aiguilles, de la navette et du métier, elles n’en finissent pas de trouver leurs seules armes au fil de leurs confidences susurrées, de leurs bavardages échangés et demeurent – encore et toujours – dans l'ombre des hommes, dans le tissu de l'intimité d’ouvrages de dames