A paru ces jours-ci le numéro-double anniversaire de la revue Lignes, titré "Vingt ans de la vie politique et intellectuelle". Qu'on ne se méprenne pas cependant, il ne s'agit pas tant de se mettre à l'heure des bilans que de dresser de nouvelles perspectives, tracer de nouvelles lignes d'horizon en ayant conscience  de ce qui est la marque  de l'époque.

Dans sa "Reconstitution (incomplète) d'une histoire (inachevée) en 41 séquences"   , Michel Suriya insiste sur le fait que Lignes s'est toujours refusée à être une "avant-garde" porteuse d'un programme défini ayant vocation à changer son époque. Se laisser traverser par son époque et esquisser ainsi une "nouvelle possibilité de mouvement" plutôt qu'un "nouveau mouvement", tel est le propos de Lignes. Lequel propos ne saurait en aucun cas être synonyme de passivité face à l'époque mais qui symbolise la possibilité, dans une revue qui est à elle-même son seul projet, d'esquisser une communauté, ou plus précisément un lieu caractérisé par un refus principiel, un lieu où être "seuls-ensemble"   .

Il s'agit de se tenir à égale distance de la violence des affirmations péremptoires et de la repentance de l'intellectuel et de continuer à affirmer le pouvoir de la pensée, avec les circonstances et contre elles, dans ce lieu à même d'accueillir des voix dissonantes qui refusent la résignation face au présent et où la pensée politique s'érige non en activisme mais en mélancolie, en un "moralisme de pure perte", une opposition tenace mais dont on sait qu'elle risque de ne pas déboucher. Lignes se veut donc être cet espace où chacun peut encore se confronter à l'exigence de la pensée, seul avec d'autres, dans le refus des évidences qui forment la doxa tout autant que de la prétention à porter un dogme. En fin de compte, l'affirmation d'un refus qui est surtout l'affirmation que la tâche de la pensée ne saurait être achevée et qu'il est encore possible de tracer les contours de lieux ouverts où se rejoignent dans leur solitude des individus libres.

Un projet singulier, où la question de la politique s'inscrit dans la continuité directe de la pensée, philosophique mais aussi historique et littéraire, refusant que philosophie politique et théorie critique s'excluent l'une l'autre   . Suivant les "traces"   de Georges Bataille, Maurice Blanchot, Robert Antelme ou encore David Rousset, Lignes s'est ainsi efforcée de s'élever à la hauteur de son siècle, dans la mémoire de ce qu'il y a eu en lui d'inavouable et dans la défense, contre toute forme de totalitarisme, d'une voie de gauche, dirigée vers l'émancipation.

Deux articles ont plus particulièrement retenu notre attention, caractéristiques de cette double volonté d'ouvrir de nouvelles perspectives et de conserver la mémoire de ce qui n'aurait jamais du se produire (aspects, qui, à y regarder de plus près, sont à vrai dire indissociables). Celui de Gérard Bensussan   , qui propose de faire de la traduction le paradigme du politique, pour désigner l'effort ininterrompu par lequel se convertissent dans l'effectivité les propositions et les injonctions ; celui de Marc Nichanian   , qui pense le rapport entre la langue, le deuil, le droit, l'ouverture à l'expérience de l'autre à partir des souffrances du passé et du péril jamais éloigné de la tentation de la domination qui abolit l'altérité.


Lignes, novembre 2007, 23-24, « Vingt années de la vie politique et intellectuelle », 480 pages, 28,50€

* À voir également, la critique du dernier livre d'Alain Badiou, Circonstances IV. De quoi Sarkozy est-il le nom ?, paru aux éditions Lignes.
* À voir également, la critique de Félix Guattari, Soixante-cinq rêves de Franz Kafka, paru aux éditions Lignes.