La transformation de "l’Etat secret" de la Restauration à la Première Guerre mondiale.
François Furet a imposé avec autorité une lecture du XIXe siècle français comme période d’acculturation des Français aux libertés fondamentales acquises pendant la Révolution. Ce siècle aurait donc été marqué par une progressive libéralisation politique dont l’acmé aurait correspondu à la proclamation de la République, le 4 septembre 1870. La thèse de Sébastien Laurent est toute autre, puisqu’il démontre avec talent que cette libéralisation s’est en fait déroulée en trompe-l’œil.
Cet ouvrage est la version publiée de l’habilitation à diriger les recherches de Sébastien Laurent, maître de conférences à l’Université de Bordeaux III et enseignant à Sciences-Po. L’auteur dirige également un programme de l’Agence nationale de la recherche (ANR) sur le renseignement intitulé : "Information ouverte, information fermée" . Cette étude dépasse le cadre traditionnellement assigné aux Intelligences Studies, très centrées sur la politique extérieure. Distinguant la composante administrative, le droit et les pratiques du renseignement, Sébastien Laurent étudie leurs places dans la transformation de " l’État secret " en France, de la Restauration à la veille de la Grande Guerre.
Surveiller une opinion publique en formation
Parmi les libertés fondamentales héritées de la période révolutionnaire par la Restauration, une distinction doit être opérée entre les libertés individuelles, la liberté d’opinion et les autres libertés collectives. Si les deux premières furent garanties constitutionnellement, ni les libertés de réunion ni celle d’association n’étaient mentionnées dans les chartes des 4 juin 1814 et 14 août 1830. L’accélération de la circulation de l’information par l’intermédiaire des inventions comme le télégraphe optique et leur diffusion croissante n’ont pas compromis la capacité de surveillance et d’influence de l’État dans la France du premier XIXe siècle. Jouant habilement sur le registre politique et juridique, il a conservé, voire accru ses moyens pour contrôler un "espace public" qui tendait alors à former une véritable opinion publique. La sollicitude du Ministère de l’Intérieur à l’égard de l’Agence Havas permit à celle-ci d’utiliser le télégraphe électrique pour transmettre ses dépêches cinq ans avant ses concurrents : l’État y trouva un moyen d’influencer la presse. La création de l’Administration des Postes a également offert un outil privilégié pour observer et agir sur l’opinion. L’appréhension de la société par l’État au XIXe siècle n’a pas exclusivement résidé dans le contrôle de l’opinion et de ses divers moyens d’expression. La volonté étatique de connaître la situation du pays a contribué à l’essor de la statistique en France. Ce développement s’est accompagné de la transformation d’un État statisticien et collecteur en un État surveillant après la Révolution.
Sébastien Laurent rappelle que les deux régimes impériaux ont été des périodes charnières pour le renseignement intérieur. Ils ont créé, puis renforcé la préfecture de police, l’institution préfectorale et une police politique. Sous prétexte d’améliorer la "haute police" , le Second Empire a subverti un corps initialement destiné à la surveillance des gares parisiennes en lui confiant rapidement la mission d’épier les étrangers. Pour assurer le financement de ses activités clandestines, l’État a recouru aux fonds secrets –ceux-là mêmes que Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues définissait comme "des sommes incalculables avec lesquelles les ministres achètent les consciences". Ils ne représentèrent pourtant jamais une part importante des budgets de l’État (moins de 4% de celui des Affaires étrangères en 1850).
Regarder vers l’extérieur
La surveillance de l’État ne se restreignait pas à son propre territoire et sa curiosité a souvent été attirée au-delà de ses frontières. Au cours des deux premiers tiers du XIXe siècle, la France conserva le dispositif de renseignement international hérité de l’Ancien Régime. Les diplomates demeuraient alors les principaux informateurs du gouvernement. Les nouvelles transmises, fondées sur des sources ouvertes, comportaient essentiellement des éléments d’ordre politique. Quelques rares officiers laissés par le ministère de la Guerre à la disposition du Quai d’Orsay ont toutefois permis de commencer la collecte de renseignements militaires.
Le Dépôt des fortifications et le ministère de la Marine ont été les premiers organismes à organiser le recueil d’informations techniques. Entre 1820 et 1870, c’est toutefois le Département de la Guerre qui désigna les premiers attachés militaires dans les ambassades françaises. Le tournant eut lieu en 1867 quand le corps diplomatique commença à transmettre des informations au ministère de la Guerre sans consignes de son administration centrale.
Avec la Restauration, les officiers furent également appelés à participer à la surveillance intérieure en temps de paix. Dans ce domaine, la gendarmerie a joué un rôle déterminant. Réorganisée par la loi du 28 Germinal an VI (17 avril 1798), l’institution prenait en charge deux missions : le maintien de l’ordre et la surveillance. Cette double vocation n’a été remise en cause par aucune réforme postérieure. L’exercice de l’espionnage au profit de l’État supposait une fidélité sans faille au régime en place. La Constitution de 1791 avait interdit aux officiers de prendre part aux décisions politiques. Si la Restauration leur redonna la faculté de voter, les militaires demeurèrent des citoyens à part. Ainsi, dans une circulaire de 1824, le ministre de la Guerre, le baron Anne-Hyacinthe de Damas, leur demandait "de [se] rallier à ceux qui voteront pour les honorables candidats présentés par le gouvernement (…)". Il précisait même que "tout autre vote ne pourrait être considéré que comme hostile". Toutefois, comme l’a magistralement démontré William Serman, cet apolitisme revendiqué par les officiers était en vérité un "faux-semblant ". La surveillance interne de l’armée a été particulièrement sévère après le retour des Bourbons. Les archives semblent confirmer l’analyse de Stendhal qui, dans Lucien Leuwen, regrettait que "dès que nous sommes trois officiers à nous promener ensemble, un au moins peut passer pour espion dans l’esprit des deux autres".
Le défi républicain : concilier libertés publiques et surveillance
La proclamation de la République ne constitua pas une rupture avec les pratiques antérieures. L’héritage des régimes précédents ne fut pas renié. L’une des premières tâches des Républicains fut de républicaniser la "communauté du renseignement". Aux Affaires étrangères, la nomination de Charles de Freycinet marqua l’apogée de l’épuration des diplomates. En parallèle à celle-ci, les opinions politiques des candidats à la Carrière étaient soigneusement contrôlées par les préfets. Les Républicains ne remirent pas en cause la police politique léguée par le Second Empire. Le seul impératif fut de concilier police et République. A ce propos, la conclusion de Sébastien Laurent est sans appel : "La réalité des nouveaux principes en matière de libertés publiques à partir des années 1880 n’occulte pas les faux-semblants de la démocratie libérale à cette époque ". L’auteur insiste sur la continuité des pratiques étatiques de surveillance. Le contrôle des communications par exemple ne disparut pas. Après l’invention du téléphone, les premières compagnies furent rapidement nationalisées pour donner naissance au ministère des PTT. Ainsi, les "cabinets noirs" chargés d’intercepter et de déchiffrer les courriers et les télégrammes s’institutionnalisèrent-ils pour intégrer les administrations centrales de l’Intérieur ou de la Guerre. La loi sur la presse de juillet 1881 n’a pas fondamentalement remis en cause la censure qui se contenta de changer de nature. Le contrôle des bonnes mœurs ou des sujets politiques (lois de 1893-1894) se substitua à la censure sur les supports. Enfin, c’est également sous la IIIe République que l’État passa de la "surveillance" au "contrôle" de ses propres citoyens.
La République porta un intérêt tout particulier à l’armée. Dès le 27 juillet 1872, le droit de vote fut retiré aux militaires d’active. Les lois organiques du 30 novembre 1875 sur la Chambre des députés et du 9 décembre 1884 consacrèrent leur inéligibilité. Malgré l’existence d’officiers généraux républicains, dont beaucoup furent ministre de la Guerre, les "ânes rouges", comme ils étaient surnommés, virent fréquemment leur carrière bloquée. Pour y remédier, la surveillance des opinions politiques du corps des officiers ne s’interrompit pas. Elle passa directement aux mains du cabinet du ministre. Si la méfiance décrut avec les opportunistes, l’affaire Dreyfus déclencha l’un des scandales les plus graves de l’histoire de l’armée. Le général André, nommé ministre en mai 1900 dans le contexte de la Défense républicaine, autorisait ses subordonnés à demander ou à recevoir des renseignements de tous les groupements ou associations républicaines, y compris de la franc-maçonnerie. Ainsi naquit "l’affaire des fiches". Souhaitant contrôler systématiquement les opinions politiques des cadres militaires, le général-ministre institutionnalisa un système de fichage sans précédent, dont la dénonciation à la Chambre fit grand bruit.
Dans le domaine de la surveillance extérieure, la continuité entre les pratiques du Second Empire et de la IIIe République a également été très forte. Les attachés militaires n’hésitèrent pas à outrepasser leur mission officielle pour fournir du renseignement fermé et des informations politiques. Si l’espionnage était officiellement prohibé par la République, le régime encouragea toutefois ses attachés militaires à s’intéresser aux renseignements politiques. Le lieutenant-colonel Maurice Pellé, en poste à Berlin entre 1909 et 1912 offrit par exemple des indications sur les syndicats allemands ou la dépopulation des campagnes. L’attaché militaire put en outre affirmer à Paris que le gouvernement de l’empereur bluffait au plus fort de la crise d’Agadir, en 1911. Ses sources ? Il avait rencontré Guillaume II lors d’une chasse à courre, ce dernier lui assura en effet qu’il souhaitait apaiser les tensions et qu’il était prêt à négocier…
Distinguant trois niveaux différents, la composante administrative, le droit et les pratiques, Sébastien Laurent montre que "l’État secret" s’est formé en trois temps : l’âge de la coutume, la bureaucratisation et l’apparition d’un droit spécifique. Il fonde son étude sur une bibliographie et des sources abondantes et met son érudition au service d’une démonstration rigoureuse. Politiques de l’ombre fait d’ores et déjà figure d’ouvrage incontournable pour l’étude du renseignement en France