Une comparaison des systèmes de répartition des compétences entre l'UE et les Etats-Unis, stimulante mais trop axée sur la présentation du système américain.

L'Union européenne (UE), inlassablement, interroge les catégories classiques de la théorie politique et juridique. Impossible de la réduire aux concepts cardinaux du droit et des Relations Internationales, dont en premier lieu celui de la souveraineté étatique. Mais comment se satisfaire de la qualification d' "objet politique non-identifié" avancée par Jacques Delors, ou encore du label sui generis ? Ce serait botter en touche. Ainsi politistes et juristes s'acharnent-ils depuis les années 1990 à dévoiler la "nature de la bête"   .

Un des multiples angles d'attaque possibles du puzzle est la question de la répartition des compétences. Un autre est la comparaison de l'UE avec le fédéralisme étatsunien. Emmanuel Auber croise les deux dans son ouvrage La répartition des compétences. Une comparaison Etats-Unis - Union européennes publié chez L'Harmattan, dans la collection "Logiques Juridiques" dirigée par le Pr. Gérard Marcou. Haut-fonctionnaire et enseignant en droit, Emmanuel Auber a fait sa thèse de doctorat de droit public sous la direction du Pr. Jacqueline Dutheil de la Rochère, à l'université de Paris-II Panthéon-Assas. De cette thèse, il en a tiré le présent ouvrage de 119 pages (160 pages avec l'annexe et les notes).

Si l'approche du fédéralisme comparatif entre Etats-Unis et UE a déjà été empruntée   , la comparaison de ses deux entités politiques au niveau de la répartition des compétences – thème finalement classique de droit institutionnel – comporte une certaine nouveauté, du moins pour la recherche juridique francophone. L'intérêt majeur d'une telle approche est d'écarter la fatidique et vaine question de la localisation de la souveraineté. Ici, le problème ne se pose pas en terme d'opposition entre Etat fédéral/Etats fédérés, ou fédération/confédération, mais en terme de compréhension des mécanismes juridiques et juridictionnels de la distribution des compétences entre entités politico-juridiques distinctes : Etat fédéral ou UE, Etats fédérés ou Etats membres, entités infra-étatiques ou collectivités locales. Comment fonctionne le mécanisme d'aiguillage entre ces compétences ? Quels principes juridiques et quels acteurs juridictionnels ?

 

Où le juriste européen apprend que la Cour de justice des Communautés européennes n'a rien inventé

La comparaison entre l'UE et les Etats-Unis sur le plan de la répartition des compétences révèlent une étonnante similarité, notamment au niveau de la construction jurisprudentielle des principes régulateurs des rapports entres ordres juridiques souverains. Le juriste en droit communautaire sera surpris de voir que la Cour suprême américaine a inventé, bien avant la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE), les principes de primauté (clause de suprématie ou supremacy clause), de situation intracommunautaire (clause de commerce inter-étatique ou interstate commerce clause), des compétences implicites (clause d'élasticité ou necessary and proper clause) et d'autonomie institutionnelle et procédurale (clause de réserve de compétences ou reserved powers).

 

 

La Cour suprême a été confrontée, en somme, aux mêmes questions juridiques fondamentales et constitutionnelles sur les rapports entre le droit fédéral et les droits des Etats fédérés, soit la question classique en droit communautaire des rapports de systèmes, entre ordres juridiques souverains mais enchevêtrés de l'Union européenne et des Etats membres. La Cour suprême s'est auto-érigée en juge constitutionnel par un "coup judiciaire" avec Marbury v. Madison de 1803, comme l'a fait la CJCE avec ses arrêts Van Gend en Loos de 1963 et Costa c/ Enel de 1964 consacrant respectivement les principes d'effet direct (le droit communautaire est directement invocable par les particuliers dans l'ordre juridique des Etats membres et toute juridiction nationale a l'obligation de l'appliquer) et de primauté du droit communautaire (le droit communautaire prévaut sur le droit national, y compris sur la loi et la Constitution). De même, la Cour suprême a étendu le champ d'application du droit fédéral américain, au détriment des droits des Etats fédérés, par une interprétation très extensive de la clause de commerce inter-étatique. Peu de domaines échappent à l'emprise de cette clause interprétée à la lumière des principes de non discrimination et de proportionnalité (interdiction faite à l'Etat fédéral d'imposer une charge ou restriction trop lourde au commerce inter-étatique étasunien). Plus que cela, l'Etat fédéré se doit de préférer la règle qui affectera le moins le commerce inter-étatique. Le juriste européen reconnaîtra quasiment point pour point le régime de justification des entraves aux libertés de circulations développé par la CJCE : but légitime, proportionnalité et nécessité de la restriction. La similiratité est telle que l'on aurait aimé un compte rendu des travaux, s'il y en a, sur l'inspiration et la connaissance du modèle juridique américain par les rédacteurs des traités communautaires, tel Paul Reuter ou Pierre Uri.

 

Où le juriste européen apprend que l'ordre juridique communautaire est plus intégré que l'ordre juridique américain

Plus surprenant pour le juriste européen est d'apprendre que sur le plan juridique, l'UE et le droit communautaire sont, à certains égards notamment sur le plan théorique, plus intégrés que ne l'est le système juridique américain. Celui-ci a connu une sorte de retour aux sources avec la réaffirmation du principe du dualisme fédéral sous la Cour Rehnquist   . Selon ce principe, les Etats fédérés sont souverains dans leurs domaines de compétences, mais leurs pouvoirs et actions sont subordonnés sur le terrain des compétences fédérales. Le fédéralisme dual repose sur quatre postulats juridiques : les pouvoirs de l'Etat fédéral sont énumérés par la Constitution, les buts de l'Etat central sont limités, la ligne de partage des compétences est clairement dessinée, les ordres de gouvernement fédéral et étatiques sont souverains dans leur sphère d'action   . Ainsi le champ de compétence et sa capacité extensive parraient-ils plus encadrés que pour l'UE.

 

 

Se fondant sur le XIe amendement   , la Cour, dans l'arrêt Tafflin v. Levitt de 1990, rappelle ainsi que les Etats fédérés possèdent une souveraineté concurrente de celle du Congrès et du gouvernement fédéral. Dans l'arrêt New-York v. United States de 1992, la Cour a jugé anticonstitutionnelle une loi fédérale obligeant les Etats fédérés à administrer un programme fédéral de traitement des déchets nuclaires, violant ainsi le Xe amendement   . Les Etats fédérés américains sont donc juridiquement souverains, et la ligne de partage des compétences se veut plus rigide et explicite que celle qui prévaut entre l'UE et les Etats membres.

 

Un ouvrage stimulant et accessible, mais qui pêche par une approche comparatiste à la marge

La répartition des compétences. Une comparaison Etats-Unis - Union européennes annonce une démarche comparative par son titre même. Cependant, celle-ci n'apparaît qu'à la fin des deux parties (I. Le cadre constitutionnel de la répartition des compétences, II. Les mécanismes d'ajustement de la répartition des compétences), quelque peu à la marge. L'essentiel de l'ouvrage est, en effet, consacré à une présentation du système juridique et juridictionnel de la répartition des compétences aux Etats-Unis. Si ce choix éditorial correspond à une volonté de répondre à une certaine méconnaissance en France du système constitutionnel américain, la coupe faite dans la place réservée à la comparaison Etats-Unis/Union européenne est à regretter. Le lecteur restera sur sa faim. Seul le juriste en droit européen pourra pour soi-même procéder à la comparaison, le lecteur néophyte devra, pour sa part, se contenter d'une présentation à la fois dense et accessible des mécanismes constitutionnels étasuniens de répartition des compétences. Mais difficile exercice que celui de réduire ou condenser en 119 pages un travail doctoral de plusieurs centaines de pages – mais tout aussi difficile est la publication in extenso d'une thèse de droit