Un très bel ouvrage, qui traduit la première esquisse, haletante, de la théorie darwinienne.

En 1842, dans le village de Down, à deux heures de calèche de Londres, Charles Darwin rédige au crayon une esquisse (sans doute la première) de sa théorie des espèces, en trente-cinq pages. Ce manuscrit restera inconnu jusqu'à sa découverte en 1896, dans le tiroir d’une commode sous un escalier à Down. Il sera publié en 1909 à l’occasion du centenaire de la naissance de Charles, par Francis Darwin, son fils, sous le titre The Foundations of the Origin of species, d’abord sous forme d’un tiré-à-part, puis dans un volume qui rassemble l’Esquisse avec un autre texte, l’Essai rédigé en 1844. Cette tradition éditoriale, consistant à publier ensemble l’Esquisse de 1842 et l’Essai de 1844, n’est pas suivie par les éditeurs de l’édition française, qui décident de publier les deux textes en deux volumes séparés.

L’édition conjointe des deux textes va de soi si l’on considère que l’Essai de 1844 n’est que la version "propre" de l’esquisse de 1842. Mais l’édition séparée se justifie si l’on tient compte du caractère particulièrement vigoureux et singulier de la pensée que se déploie dans l’Esquisse. Celle-ci, quoique non entièrement rédigée, est un document passionnant parce qu’on y sent les trépidations d’une pensée qui se forme et qui court vers son terme, déposant au passage des références qui jonchent le chemin de la découverte sans être ici développées ni explorées pour elles-mêmes.

Cette Esquisse constitue donc un document exceptionnel, où Darwin s’astreint à donner une forme cohérente aux masses importantes de faits qu’il a amassés pendant des années. L’esquisse permet de parcourir l’ensemble des lectures de Darwin, de prendre la mesure de leur étendue et d’observer comment il organise ses données : variation, sélection artificielle, distribution géographique, données paléontologiques… On y voit les thèmes des carnets de note (Notebooks) ici réagencés par Darwin en un tout organisé et cohérent. Mais on ressent surtout à quel point toutes ces références, mobilisées par Darwin, viennent s’entrechoquer dans son esprit et interrompre le flux de sa pensée.

La cristallisation de ses idées s’est réalisée près de quatre ans plus tôt (1838) lorsque se sont conjuguées dans son esprit la lecture de Thomas Malthus et les nombreuses observations faites par les éleveurs de plantes et d’animaux domestiques. Les notes sont présentées de manière cursive, comme une manière de donner forme à l’argument général. Les ellipses abondent dans le style, qui s’apparente souvent à celui des Carnets : plus des notes pour soi-même que le projet d’un livre. L’Esquisse constitue en effet un manuscrit personnel, dont Darwin n’a jamais envisagé la publication, contrairement à l’Essai qui est resté manuscrit mais dont Darwin avait demandé qu’on le publie s’il venait à disparaître de manière prématurée.


On retient en général que l’essai est divisé en deux parties. L’Esquisse s’ouvre par un exposé des principes de variation et de sélection, qui forment la base du mécanisme darwinien pour l’évolution des espèces. En particulier, le second chapitre de la première partie introduit les mots " natural selection", comme sous-titre d’une section. Puis la seconde partie traverse différents domaines : embryologie, distribution géographique, données fossiles. Toutefois, Darwin a écrit en tête de la "seconde partie" qu’il s’agissait en réalité de la troisième partie   . Le texte se clôt par une phrase célèbre ("There is grandeur,etc."), déjà esquissée dans le Carnet D et que Darwin conservera, plus ou moins modifiée, comme phrase finale de L’Origine. Au terme de l’Esquisse, Darwin a parcouru l’ensemble du trajet qui l’a conduit de sa conviction originelle en la stabilité des espèces, à l’admission de leur mutabilité. Il s’agit donc ici d’une formulation développée de cette thèse dont il dira, dans une lettre à son ami le botaniste J.D. Hooker, que l’admettre est "comme confesser un meurtre".

L’édition proposée par les éditions Slatkine sous la direction de Patrick Tort, est un très beau volume : élégant dans sa présentation, précis dans son information, précieux par ses nombreuses annexes et documents. Le texte de la traduction, soucieux de rester intelligible, a parfois dû sacrifier un peu de l’énergie ou de la fièvre du style darwinien. Mais comme le volume donne aussi, chose rare et fort utile, le texte anglais de l’Esquisse, le lecteur pourra toujours se livrer à l’exercice de retraduire pour son propre compte   . Il s’agit donc d’une édition bilingue, dont les éditeurs n’ont pourtant pas choisi d’adopter la présentation classique (texte original à gauche, traduction à droite). Pourquoi n’avoir pas favorisé les comparaisons et le recours à l’original anglais ? Ce sera notre seul bémol sur ce qu’il faut saluer comme un exceptionnel travail. Contrairement au sacrilège article Bibliomanie de l’Encyclopédie qui suggérait aux lecteurs d’arracher à chaque ouvrage les quelques pages valables, on se gardera bien de recommander aux lecteurs de démembrer ce beau volume et de le recomposer pour former une authentique édition bilingue. On se bornera à se réjouir d’en avoir ici les indispensables éléments

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