Le grand critique marxiste nous offre une œuvre majeure sur la SF américaine, vue à travers le prisme de l’utopie. 

Fredric Jameson (né en 1934) est considéré comme le plus grand des critiques littéraires marxistes américains. Surtout connu pour avoir théorisé le postmoderne comme "logique culturelle du capitalisme avancé", Jameson a développé une œuvre abondante où il analyse la littérature comme pratique symbolique. La littérature offre, selon Jameson, des solutions imaginaires et idéologiques à des contradictions socio-politiques insolubles et la tâche de la critique consiste précisément, selon lui, à faire apparaître ces sous-textes historiques et idéologiques : dégager l’inconscient politique des formes littéraires. Ainsi, Jameson expose que la science-fiction offre, en contrebande, un univers utopique. C’est dans l’espace et le futur, dans d’autres lieux et d’autres temps, que s’imaginent les alternatives au capitalisme.

Là où les idéologues de la "fin de l’histoire" donnent à croire que la chute de l’Union soviétique aurait mis fin à tout espoir utopique sur terre et que le capitalisme libéral, triomphant partout, s’imposerait désormais comme incontournable, les fans de SF tiennent bon et soutiennent que l’utopie est encore possible. Cette question est l’objet du numéro 133 (2008) de la revue de SF française Yellow Submarine, consacré aux "Envies d’utopie". Telle pourrait être également, brutalement formulée, l’interrogation qui hante les deux volumes qui forment le magnifique Archéologies du futur de Jameson. Le numéro spécial de Yellow Submarine offre une perspective plus francophone sur la question là où Jameson brosse un tableau de la SF américaine, anglaise et soviétique. Mais les deux titres, si différents par leur ampleur et leurs ambitions, se renforcent par leur inspiration partagée et se complètent dans leurs champs.

Archéologies du futur expose avec force la thèse suivante : la logique de la science-fiction est celle de l’utopie, et rejoint par là les efforts du socialisme pour l’édification d’un monde meilleur. Cette thèse rencontre au moins deux objections : d’une part, la science-fiction semble n’être qu’une pratique littéraire sans portée politique, coupée de la réelle pratique militante ; d’autre part, la tentative du "socialisme réel" a produit plutôt le contraire d’une utopie, et la science-fiction s’est souvent employée à mettre à jour ces dérives, peignant plutôt des "dystopies" ou des "kakotopies" que de bienheureuses utopies.

La SF a bien été l’univers de la dystopie : 1984 d’Orwell, ou Le Meilleur des mondes d’Huxley viennent immédiatement à l’esprit. Mais Jameson nous aide à les comprendre différemment. À propos d’Orwell, il nous révèle qu’un paradoxe travaille sa dystopie et en sape la cohérence : s’il y a en effet des inventions scientifiques dans le monde d’Orwell, cela implique qu’il y a un espace de liberté ; et s’il n’y pas d’invention scientifique, alors le contrôle technique de la société et de l’individu demeure rudimentaire et n’est jamais totalitaire. Ainsi, une faille se fait jour à l’intérieur du monde clos de 1984. Quant à Huxley, Jameson rappelle opportunément que l’auteur du Meilleur du monde fut aussi le créateur de sa propre utopie, L’Île (The Island).

En réalité, ces deux objections sur la capacité qu’a la science-fiction de représenter l’utopie, se superposent elles-mêmes à la double critique adressée à l’utopie elle-même. Critique de droite, d’abord, liée à l’effondrement de l’Union soviétique : la culture doute de la possibilité d’un monde qui soit ‘meilleur’ que le monde incontestablement excellent qu’est le capitalisme tardif. Mais critique de gauche aussi, ou postmoderne si l’on veut : la culture met en doute la possibilité d’une telle représentation et se demande si une sortie hors du capitalisme est possible. Comme l’a dit Clint Burnham, "le problème clef qui traverse l’œuvre de Jameson consiste à savoir comment imaginer le futur — l’Utopie conspuée— dans une culture qui nie doublement qu’une telle imagination soit possible."   .


Pour Jameson, c’est précisément ce que la science-fiction donne à voir : outre les empires totalitaires et les luttes inter-galactiques, la littérature de science-fiction brille des étincelles d’un monde meilleur. Jameson va chercher chez Kim Stanley Robinson, Ursula Le Guin, Brian Aldiss ou Philip K. Dick, les éléments d’une SF américaine de gauche, qui fourmille des espoirs qui portent l’humanité vers l’avenir. Tel était en particulier, l’objet de la première partie de l’ouvrage, Le Désir nommé utopie.

Penser avec la science-fiction, deuxième partie de l’ouvrage, reprend ces perspectives et ce questionnement, demandant : que dire en effet de la science-fiction, sinon paraphraser les histoires qu’elle nous raconte et résumer les mondes qu’elle nous décrit ? Cet ouvrage, constitué de douze essais et articles, se présente comme une enquête dans le monde de la science-fiction et de la fantasy. Notons d’ailleurs que Jameson refuse de hiérarchiser entre les deux domaines et tend à les traiter ensemble, en particulier à partir de l’œuvre hybride d’Ursula Le Guin. Jameson n’entend pas non plus traiter de la SF comme d’une grande littérature : à plusieurs reprises, il se moque gentiment de ses collègues qui, parce qu’ils aiment Raymond Chandler, le comparent à Pouchkine et Dostoïevski. Pour Jameson, on ne doit pas négliger le fait que la SF a partie liée, pour une grande part de sa production, avec le monde des "pulps", de la littérature commerciale, et qu’elle constitue un genre : ses effets les plus puissants sont rendus possibles par des conventions génériques, de même que dans les films de série B, ou le "thriller". Quelle que soit par exemple la proximité entre les méthodes d’écriture adoptées par Van Vogt et celles, par exemple, des surréalistes, on aurait tort de lire Van Vogt comme un auteur surréaliste. La SF n’est pas le pulp, mais la SF n’est pas autre chose que le pulp   .

Le titre original, traduit par "Penser avec la science-fiction", était une formule empruntée à G.B. Shaw, "As far as thought can reach", soit : "Aussi loin que la pensée peut atteindre", ce qui indique plus la perspective utopique dans laquelle Jameson aborde le matériau science-fictionnel. Pour Jameson, "nos imaginations sont otages de notre propre mode de production" : l’utopie sert donc avant tout à nous faire prendre conscience de notre emprisonnement mental et idéologique. De ce point de vue, ce qui importe dans l’utopie, ce sont les processus qu’elle met en œuvre : clôture, récit, exclusion, inversion… L’analyse littéraire apporterait ici des outils pour comprendre "le formalisme utopique".

Dans une belle recension du roman de Philip K. Dick, Ubik   , Jacques Chambon appelait à "pratiquer le livre-panique par excellence" et renvoyait  au Satyre de Victor Hugo : "Place à Tout ! Je suis Pan ! Jupiter, à genoux !" Terreur des nymphes éperdues, fuite panique et joie orgiaque : c’est peut-être ce que nous offre Jameson dans son magistral parcours de la SF utopique, de P.K. Dick à Charles Fourier