Le livre de Ruwen Ogien revient sur les relations complexes entre la représentation et l'objet, en l'occurrence le sexe.

Spinoza traitait également de tous les affects. Dans le livre III de l’Ethique, "De l’origine et de la nature des passions", la luxure n’est pas traitée dans la proposition XLVIII différemment de l’épouvante proposition XLII. Mais notre temps en isole un : la luxure. Ce n’est plus un affect comme les autres. C’est une représentation dont la perception peut constituer une offense. Ce qui est visé, à travers la représentation de la luxure, qu’on la nomme représentation sexuelle explicite ou non, n’est-ce pas l’affect tout entier ? Si bien que la question de l’affect est inséparable de celle de sa représentation. Et c’est sur ce rapport que le livre d’Ogien réfléchi.

 

Cet isolement des représentations/affects sexuel(le)s est d’abord juridique. Arguments pour le statut spécial de ce type d’affect ? Criminogène, discriminatoire, corrupteur, pathogène, contraire à l’épanouissement sexuel. La constance de la répression mérite donc d’être objet de réflexion. Il y a une grande focalisation sur la petite offense dans l’espace public : la demande sécuritaire contamine la sphère des mœurs et des représentations. On aimerait pouvoir contrôler totalement nos affects. La grande philosophie du contrôle dans l’espace public trouve son corollaire logique dans le contrôle des espaces privés. "La libéralisation des mœurs s’assortit d’une guerre contre les représentations"   , et d’une critique si sévère du consentement en sexualité qu’aucun acte n’est plus susceptible alors d’être consenti. On aurait d’ailleurs cru pouvoir trouver, à ce niveau d’analyse, qu’une expertise plus analytique du consentement nous fasse envisager un test logique permettant d’évaluer sa manipulation ou son extorsion.

 

 

Les relations entre droit et morale

 

Ainsi l’auteur pose adroitement la question de la relation du droit à la morale, notamment par le biais de cette notion hybride qu’est l’ordre public. Son minimalisme éthique le conduit à critiquer la loi qui punirait le délit moral, car c’est un délit imaginaire. Un malaise sensoriel est-il un préjudice, et une érection ? En distinguant l’offense et le préjudice, R.Ogien entend montrer que notre époque demeure pénalisante pour la liberté d’expression : les juges ne distinguent pas offense et préjudice. Pour Ogien, les représentations sexuelles explicites ne peuvent que choquer, mais il ne s’agit pas de préjudice au sens strict, puisque parfois il n’y a pas de victime. Si "l’ambition de l’éthique n’est pas de contrôler les pensées, les fantasmes, les désirs", alors on aimerait que tout le monde le sache. Mais l’éthique n’est pas le droit. L’arrêt du Conseil d’État dit de Morsang-sur-Orge précise en effet que l’on peut "interdire une attraction qui porte atteinte au respect de la dignité de la personne humaine". Cet arrêt précise "l'attraction de "lancer de nain", qui conduit à utiliser comme projectile une personne affectée d'un handicap physique et présentée comme telle, porte atteinte, par son objet même, à la dignité de la personne humaine". Dans cette mesure, l’interdiction est prise en parfaite légalité : "Légalité de l'interdiction prononcée par l'autorité de police municipale alors même que des mesures de protection ont été prises pour assurer la sécurité de la personne en cause et que celle-ci se prêtait librement à cette exhibition contre rémunération". Pour le législateur, le consentement des personnes de petites tailles est vide de sens, et le préjudice est constitué, même sans victime matérielle apparente. Or selon certains, toute œuvre pornographique porte atteinte à la dignité de la personne humaine. On aurait aimé qu’Ogien discute de manière très analytique cette notion de dignité.

 

 

L'image n'est pas neutre

 

Le caractère obscène (choquant, provoquant des réactions de répulsion ou de dégoût) des représentations lascives n’est pas avéré, au contraire. Déviance morale ou maladie mentale, lorsqu’il n’y a pas de répulsion ou de dégoût pour une représentation lascive ? L’auteur veut évaluer "du point de vue normatif, politique et moral, les jugements qui justifient la répression des représentations à caractère sexuel explicite". Un des arguments en faveur du principe de non-nuisance à autrui comme principe du droit est que l’on dispose toujours, pour que l’offense ne se transforme pas en préjudice ou en délit, de la liberté de s’y soustraire : mais peut-on se soustraire à une image ? Se soustraire à un affect ? Demandons aux anti-pubs du métro parisien. L’exposition à l’image n’est pas indolore, et le statut cognitif et affectif de l’image finalement peu discuté politiquement ou scientifiquement : ainsi lorsque Ogien affirme que "tous les crimes supposés commis au moyen de représentations sexuelles explicites sont des crimes sans victimes"   , on s’énerve un peu, car la représentation a bien un être. Et cet être, il appartient par excellence au philosophe de le prendre en compte. Mais Ogien ne fait que reconnaître l’absence de donnée sérieuse sur cette question. Il peut encore affirmer : "ces représentations ne font qu’offenser sans nuire", dans une lignée moins rétrograde qu’iconoméfiante, moins platonicienne que reconnaissant pour chacun la liberté de ne s’exposer qu’à des représentations choisie par lui, hors de tout contexte cognitif ou pédagogique. Il finit par reconnaître implicitement ce statut décisif de l’image, lorsqu’il explique finalement qu’il y a un usage cognitif de la représentation sexuelle explicite. Mais aucun traitement n’est consacré à cette question centrale au-delà de la critique de la pathologisation de l’art contemporain.

 

Certains arguments ne sont pas ou peu évoqués : ainsi des démarches de Michela Marzano sur la pornographie comme "machine de machines" visant l’insatiable, une finance du désir, un choix de la non-rencontre, un ensemble de représentations amenant à l’idée d’une transparence totale des sujets – le spectacle fait à partir de l’intérieur. Idem d’arguments plus faibles, ne résistant pas au rasoir d’Ogien, sur la "sacralité" de l’expérience amoureuse.

 

 

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Crédit photo : Lothann / Flickr