Paul-Laurent Assoun se fait guide pour nous conduire à travers les méandres de la "pensée-Lacan".

"C’est à vous d’être lacaniens,  si vous voulez. Moi, je suis freudien" déclara un jour Jacques Lacan, d’après Paul Laurent Assoun, psychanalyste et professeur à l’université de Paris-VII.

Dans un Que-sais-je ? paru en 2009 dans une nouvelle édition, Paul Laurent Assoun interroge en effet le retour à Freud revendiqué par Lacan. Comment lire Lacan lorsque l’on sait que l’enseignement oral fut déterminant (trente-sept séminaires) ? Situation originale qui signale d’emblée la nécessaire incomplétude du savoir dégagé par Lacan, étranger - en vertu de son objet même - au discours universitaire. Mais les écrits, dira-t-on… Les Ecrits (entre 1946 et 1965) et Autres Ecrits (entre 1938 et 1980) constituent l’autre versant de l’œuvre, dans un style réputé amphigourique et parsemé de néologismes, mais soutenu pourtant par la préoccupation du "bien dire". Paul Laurent Assoun souligne combien Lacan conjugue la pensée la plus aphoristique qui soit au formalisme le plus abstrait que l’on puisse concevoir, ce dont témoignent les derniers séminaires retranscrits.

Quant à la genèse et à l’unité de l’œuvre, comment l’entrevoir ? Il n’est pas sans intérêt de constater que cet ouvrage volontairement descriptif et bref définit certains concepts fondamentaux et les contextualise : on apprend en l’occurrence que tel concept lacanien est développé dans tel séminaire plutôt que dans tel autre, et l’on saisit en fait la logique souterraine de l’œuvre de Lacan, toute "trouée" et anti-dogmatique qu’elle se révèle.

Dans la floraison de l’enseignement lacanien, comment en effet repérer les lignes directrices, les "signifiants-maîtres" ? Paul Laurent Assoun aborde la difficulté à travers des chapitres qui traitent successivement de l’imaginaire, du symbolique et du réel (et de leur relation), trilogie généralement connue mais dont il rappelle opportunément au lecteur "oublieux" le sens exact. Il précise ainsi le statut de l’imaginaire, le lien entre ordre symbolique et métaphore paternelle, et s’interroge sur le réel, catégorie la plus problématique, peut-être, et jugée de plus en plus décisive par Lacan lui-même. Premier volet consacré donc à l’imaginaire, fondement même des illusions de la conscience, de la méconnaissance inhérente au moi. Lacan n’hésite pas, on le sait, à puiser à des sources diverses pour accréditer ses propres analyses et c’est St-Augustin - dans un passage des Confessions - qui vient là soutenir la description de l’infans, celui qui, parce qu’il ne parle pas encore, est pétri d’imaginaire. Transition qui permet de comprendre l’importance accordée au langage et à l’ordre symbolique, dans la mesure où la découverte de l’inconscient, selon Lacan, ne peut faire l’économie de la linguistique et d’une théorie du signifiant. En faisant fond sur la linguistique saussurienne, Lacan pratique sa propre révolution en articulant désir et signifiant. "Prendre le désir à la lettre", c’est donc élucider l’épisode de La lettre volée d’Edgar Poë et accepter l’idée d’une matérialité de la lettre, au sens de la trace derridienne ; adosser par conséquent le registre symbolique aux notions de "chaîne signifiante", de "point de capiton" de "motérialisme", de "lalangue", termes dont un apprenti analysant et/ou lecteur ne connaît pas forcément la signification mais que Paul Laurent Assoun s’emploie à définir. Enfin, le chapitre III introduit à la question du Nom-du-Père et il n’est pas superflu de (re)lire que "le symbolique renvoie au manque" et rend possible l’absence, que la Mère est identifiée à das Ding, la Chose, Objet de la jouissance originaire, à jamais perdue et "aimante". Bref, c’est la polysémie du terme même de symbolique que l’auteur spécifie et clarifie.

Le chapitre IV se confronte au réel et à ses fonctions : la communication de Rome (novembre 1974) incarne "la promulgation solennelle de cette promotion du réel". On pourrait respirer si l’on ne prenait conscience, à la lecture de ce chapitre, du point limite que constitue un réel finalement introuvable : du point de vue de la connaissance, "Le réel n’est pas de ce monde. Il n’y a aucun espoir d’atteindre le réel par la représentation" (Le réel est donc "im-monde").  Mais si l’on ne  peut le connaître, peut-on au moins l’approcher ?  Dans le séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, le réel est pensé comme l’impossible, la rencontre manquée, entre le rêve et le réveil … S’inspirant d’Aristote, Lacan situe ainsi le réel du côté de la tuchè, du hasard : du trauma.

Les chapitres V, VI, et VII questionnent les figures de l’autre et de l’Autre : de même que Lacan refusait toute dimension herméneutique à la psychanalyse, de même s’oppose-t-il à tout recours à l’intersubjectivité pour saisir la nature du sujet et de l’autre (imaginaire), de l’Autre (comme "ensemble vide" ou, à l’autre extrémité de la chaîne, comme corps), de leur interrelation.  Là encore, altérité et Sujet échappent à toute objectivation rationnelle, voire à toute compréhension interprétative, pour se présenter comme des figures dialectisant besoin, demande et désir, au prix, parfois, de l’angoisse, voire de la psychose. Le séminaire sur L’identification est donc déterminant pour appréhender une problématique dévoilant que le sujet "surgit" du langage plus qu’il n’en fait usage (sujet comme "effet du signifiant"). C’est à ce niveau, bien entendu, que la distinction entre sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation prend tout son sens.

La dernière partie  interroge la pratique de la psychanalyse par Lacan : gardez-vous de comprendre ! Mais écoutez. Ou, plus exactement, lisez, décryptez la structure du symptôme. Cette conception "structurale", sinon structuraliste, fait saisir  les motifs de la formalisation qu’effectue Lacan, en particulier dans les dernières années de sa vie. Dans les années 1955/1960, dominent les schémas et les graphes, durant les années 1962/1972, les emprunts topologiques, et les mathèmes s’imposent en 1971. La mathématisation, soutient Lacan, a pour finalité de rectifier les effets subjectifs du discours et de garantir  la transmissibilité rigoureuse des concepts. Retour au discours universitaire ? Ou façon de "déplacer" un même contenu, de faire figurer autrement - sous forme spatialisée et mathématisée - des concepts déjà introduits au long de ce parcours de "reprise" de la pensée freudienne ? Paul Laurent Assoun insiste d’ailleurs sur l’abandon par Lacan du "Complexe d’Œdipe" freudien, jugé trop "mythologique", afin de le relayer par une structure quadripartite, soit l’Autre, l’autre, l’objet et le moi (vs sujet).

Quelle impression retire-t-on à la lecture de cet ouvrage publié dans une collection qui suggère, de facto, un style lapidaire et descriptif ? Le sentiment que l’auteur a défriché un "corpus" foisonnant et multiforme, procédé à une clarification indiscutable de la "pensée-Lacan". Paul Laurent Assoun incite à poursuivre le travail de déchiffrage entrepris par ses soins, mais peut-on affirmer que l’œuvre de Lacan suscite de véritables commentaires ? Et ne faut-il pas la suspecter de provoquer plus souvent une commémoration scrupuleuse qu’une véritable interrogation sur le statut des concepts mis en jeu ?  A moins que l’on ne retrouve la fécondité de la psychanalyse lacanienne dans le mouvement même de la cure, ordonné à l’ "ordre du désir", et comme échéance de la vérité des sujets un par un.