N’est-il pas temps de redécouvrir le libéralisme politique comme pensée de l’émancipation ?

D’une lecture aisée, avec un réel souci didactique, l’ouvrage de Laurent de Briey manifeste une vraie profondeur. Après avoir exposé les principes généraux du libéralisme politique (liberté comme autonomie et comme indépendance, conception instrumentale de l’Etat, neutralité axiologique de celui-ci, priorité du juste sur le bien, contractualisme), l’auteur entreprend de montrer sa capacité à s’autotransformer. Dans un chapitre II très informé, il montre comment les critiques républicaines, socialistes et communautariennes ont été intégrées dans la réflexion libérale et ont conduit à un dépassement du libéralisme politique. Les engagements de Laurent de Briey sont largement les nôtres et l’on aimerait être totalement convaincu par son argumentation. Cependant, malgré une réelle attention à la diversité des libéralismes, on a, au fil de la lecture, le sentiment que nous est proposée une reconstruction dont l’objet principal est de montrer que, sur des points fondamentaux, l’humanisme démocratique est en opposition frontale avec le libéralisme politique. Du point de vue de l’auteur, l’humanisme démocratique apporterait une attention particulière à l’intérêt général que le libéralisme ne saurait prendre en compte. Pour répondre aux défis de notre présent, il serait donc nécessaire de retrouver le sens du politique, c’est-à-dire de se préoccuper de la relation que nous entretenons avec les autres, d’affirmer des valeurs communes et de souscrire à l’obligation de solidarité et de participation. Mais le libéralisme ignore-t-il réellement ces impératifs ?

Sur la question de la compatibilité du libéralisme et de l’attachement communautaire, on ne peut que remarquer l’absence de référence aux réflexions de Ronald Dworkin. L’idée que les citoyens doivent identifier leurs intérêts avec ceux de leur communauté politique, c’est-à-dire que la réussite de chaque vie individuelle constitue un aspect du bien de la communauté et, par conséquent, en dépend, n’est pas, en elle-même, opposée au libéralisme. C’est ce qu’a clairement montré Dworkin avec son argument de l’intégration. En tant qu’individus, nous sommes normalement l’actant des actions et des décisions que nous avons prises et nous en assumons la responsabilité. En revanche, l’intégration suppose que pour certaines actions affectant le bien-être d’un individu, "l’actant adéquat n’est pas l’individu, mais une communauté à laquelle il appartient"   . On peut songer au cas, cité par Rawls, d’un orchestre : c’est la performance réussie de l’orchestre comme tout qui permet à chaque musicien d’éprouver de la fierté, indépendamment de la qualité de sa prestation individuelle. Le caractère déterminant est attribué, non à l’individu, mais à la communauté. Cette conception est dite pratique parce qu’elle présuppose que les actants collectifs sont constitués par les pratiques sociales. 



Dans le cas d’une communauté politique, la vie communautaire est constituée des actes des gouvernants, à travers les institutions, actes identifiés comme ceux d’une entité juridique distincte, et non comme ceux d’un ensemble de citoyens individuels. Du point de vue du libéralisme, il est parfaitement acceptable de considérer qu’un citoyen intégré se sentira affecté (positivement ou négativement) par les actes politiques formels accomplis au nom de sa communauté. Le libéral "intégré", en réalité le libéral républicain, attribue une dimension éthique à la vie communautaire. Il cherche, en effet, à réunir morale politique et intérêt personnel, persuadé que vivre au sein d’une communauté injuste diminue la valeur de sa propre vie. La théorie de l’intégration ainsi conçue renouvelle l’idée fondamentale du bien public. Elle implique que la légitimité de l’État libéral est liée à la reconnaissance par les citoyens de valeurs partagées et intériorisées dans une culture politique. On notera que cet argument constitue également une réponse à ceux qui défendent l’incompatibilité du républicanisme et du libéralisme.

Pour ce qui est de la participation et de l’exigence de solidarité, les ressources théoriques du libéralisme sont plus riches que de Briey ne le dit. De nombreux auteurs ayant contribué à bâtir la théorie de la démocratie délibérative, tels Rawls, Guttmann et Thompson, n’appartiennent-ils pas à la tradition libérale ? En outre, la neutralité de l’Etat, interprétée par l’auteur comme une forme de renoncement à la promotion de valeurs substantielles communes, mérite une étude plus attentive que celle qui nous est proposée. Il est clair que le républicanisme, comme l’humanisme démocratique de l’auteur, souscrivent à une forme de perfectionnisme., c’est-à-dire attachent un certain prix à la protection de certains biens ou de certaines pratiques. Mais est-il absolument certain que le libéralisme  doive impérativement s’abstenir de le faire ? La neutralité exige-t-elle de l’Etat qu’il reste aveugle par rapport à tout jugement de valeur, ou bien seulement par rapport à certains d’entre eux ? On peut donc défendre simultanément la neutralité de l’Etat et une forme de perfectionnisme modeste   . En affirmant qu’il existe des biens qui peuvent être reconnus comme partagés par les membres d'une société pluraliste, et que ces biens peuvent être protégés par l’État, la conception perfectionniste modeste reste donc toujours une conception de la neutralité de l'État, ce dernier n’étant autorisé à agir de façon différente envers les membres de deux groupes A et B, "que s'il peut faire appel à des considérations de justice ou à la protection des biens ou des pratiques reconnus comme partagés"   . On est fondé d’ailleurs à se demander si les interrogations présentes sur le concept de neutralité ne sont pas dues à ce que "nos théories sur la neutralité ont été bâties sur une base anti-perfectionniste, tandis que les pratiques que nous demandons aux responsables publics sont fondées sur une sensibilité perfectionniste modeste plus au moins explicite"   .



Le libéralisme politique serait certainement mieux armé face aux critiques républicaines ou communautariennes s’il assumait son perfectionnisme. Alors qu’il lui est fréquemment reproché de se focaliser sur l’intégrité de l’individu et, dès lors, de négliger l’impact des injustices politiques résultant de l’inaction publique, il se donnerait les outils idéologiques lui permettant d’être à la hauteur de son projet d’émancipation. La politique libérale serait ainsi fondée, suivant la recommandation de Judith Shklar, à épouser le point de vue des victimes   .

L’humanisme démocratique est-il réellement différent d’un libéralisme soucieux à la fois de l’accès du plus grand nombre à la délibération, de l’affirmation par l’Etat démocratique de son attachement à des valeurs fondamentales, de l’attention au processus de domination ? De Briey cite, avec un intérêt bienveillant, les travaux de Christian Ansperger. Or, dans son dernier ouvrage, Ethique de l’existence post-capitaliste   , ce dernier développe une critique libérale du capitalisme dont la particularité est de montrer que le capitalisme va à l’encontre de l’idéal moderne de liberté. N’est-il pas temps de redécouvrir le libéralisme politique comme pensée de l’émancipation ?