La « Bible » sur Bashung, dixit Bashung. Par un chroniqueur des Inrocks.

Huit ans de remue-passé et de triture-présent pour déterrer les morceaux du puzzle bashungien. Plus de deux cent entretiens pour offrir un tracé complet des circuits qui ont forgé, cabossé, malaxé la sensibilité Bashung, celle qui a enfanté ces oeuvres musicales marquées au fer rouge par leur interprète. Telle a été l'entreprise, loin d'être petite, de Marc Besse. Scénariste, journaliste, connu pour sa participation essentielle, depuis plus de vingt ans, aux Inrockuptibles, Marc Besse s'est entraîné, ces dernières années, sur des biographies courtes retraçant le parcours des phénomènes Björk, Noir Désir ou Indochine   . Le pari, pour celui qui choisit de répéter l'exercice avec Bashung, est d'aller le plus loin possible dans l'exhaustivité. L'intérêt, quand on se propose de retracer le parcours de Bashung, est de remplir toutes ces cases qui, entre deux disques, trois récompenses et un mariage, ont eu pour ordre de rester silencieuses. Et c'est bien cette mission qu'annonce la feuille de route de Bashung(s), Une vie.

En s'attaquant, en douceur, au cas d'un rocker connu pour ses introversions, ses mélancolies et une allergie affichée au travail de biographie sur sa propre personne, Marc Besse a bel et bien choisi de surmonter une épreuve : pour dénicher le matériau brut, pour livrer une version intégrale, pour dire toutes les lettres de Bashung, il était nécessaire de sauter par-dessus la réticence du principal intéressé. Le temps qui passe aura été le principal allié du journaliste. Si Alain Bashung n'a alors aucune idée de la maladie qui va bientôt le diminuer physiquement, Alain Bashung n'en est pas moins conscient qu'il a pas mal d'années derrière lui, certainement pas autant devant. Il sait qu'il a atteint son but : servir au public un message authentique, une part d'intimité émotionnelle qui sera bue telle quelle, sans être entachée par les détails qui font le concret d'une vie. Donc, si vraiment on crie pour qu'il lâche le(s) morceau(x), après tout tant pis. Après tout ça, oui. « Oh, et puis vas-y, maintenant je m'en fous... », aura dit le biographé en guise de feu vert. Mais pas question de jouer au jeu de la confession directe : « J'ai mis longtemps à oublier certaines choses, ce n'est pas à moi d'y revenir ». C'est à ceux qui sont entrés dans ses cercles privés, parfois pour en sortir, tourner autour, et à nouveau y entrer, que le chanteur confie la tâche de raconter l'histoire du petit garçon, du jeune homme et du monsieur. Et il leur fait confiance pour faire court sur les points trop brûlants.



Cette confiance, tous les interlocuteurs de Marc Besse lui en ont apparemment fait honneur. Résultat : un récit non racoleur, qui se fait pudique sur les crises d'angoisse du chanteur, celles qui lui donnent envie de tuer lui-toi-moi sans raison aucune, si ce n'est une sensation de vide après un disque réussi, une oppression du doute lorsque les textes ne coulent pas tout seuls. Même sur cette période de l'enfance que Bashung préfère garder dans le noir, au fond de son estomac, il n'y a rien de croustillant pour le lecteur qui chercherait des grands secrets. Marc Besse ne fait que remplir de précisions un cadre que tout le monde connaît. Un père inconnu, une mère qui ne vous a pas voulu. Une grand-mère qui vous a élevé dans deux langages exclusifs, les règles strictes et le dialecte alsacien, au milieu des bottes de foin d'un petit village du nom de Wingersheim. Face à la profusion des données récoltées par l'enquêteur, il serait presque ridicule de proposer, ici, un condensé des moments-clés qui ont jalonné les jeunes années d'Alain. On se contentera de quelques gros plans sur les jolies anecdotes et les terreaux qui ne sont pas étrangers à l'émergence de l'humeur bashungienne. Alain sous les vingt ans, c'est un rêve de jouer de l'harmonica dans une église, fantasme qui sera réalisé bien plus tard, en 2001, à l'occasion du mariage avec Chloé Mons. L'harmonica, au même titre que le vélo, c'est le réceptacle de l'énergie d''un garçon qui, tout en étant catalogué comme introverti, a la langue énergique en classe. Sur les bulletins scolaires, que Marc Besse décortique à loisir, c'est un Alain doué mais bavard, plein de capacités mais souvent en demi-régime qui est dépeint par ses professeurs.

Etre en demi-régime, ça ne ressemble pourtant pas beaucoup au Bashung musicien, celui qui, le perfectionnisme agrippé des deux mains, pourra épuiser ses paroliers, ses musiciens, pour faire éclore en rendu musical la sensation qu'il a dans le ventre. Mais c'est précisément cette contradiction qui laisse apparaître un des plus admirables traits de caractère, une des plus belles leçons de parcours, de celui qui se sent et se veut chanteur. Elève riche en capacités intellectuelles, Alain a le bon sens de ne pas s'épuiser intégralement sur les exercices scolaires pour s'investir comme il se doit dans ses essais artistiques. Alain Baschung a le projet de tenter son rêve et, à cette fin, il choisit volontairement de suivre une modeste formation en comptabilité, qui a les avantages d'être courte, de faire intervenir des mécanismes de réflexion simples et de proposer, à terme, un emploi rémunéré juste ce qu'il faut pour vivre correctement et disposer du temps nécessaire à l'avancée de la vocation vraie. Ce courage de l'artiste qui assume la tentative de sa pleine réalisation, avec les possibilités d'échec que l'on sait et le renoncement à des voies plus douces, mérite un peu d'attention. Et, après une confrontation frontale avec le monde du travail, les analyses chiffrées, les sandwichs ingurgités les yeux rivés sur l'écran d'un semblant d'ordinateur, Alain Baschung décidera d'enlever définitivement sa veste d'employé. Les revenus de Chantal, banquière, sa moitié maritale, lui permettront, de longues années durant, de continuer à vivre pendant les périodes de creux artistiques, récurrentes, persistantes. Deux perceptions contraires de la vie réunies sous un même toit, pour permettre à l'une des deux moitiés de mieux se ressembler.


Se ressembler : la problématique est de taille quand on ne sait pas qui l'on est. Cette crise d'identité, c'est sur le plan musical qu'Alain Bashung la vit le plus durement.  Avant de devoir jouer au jeu des concessions musicales, celles qui obligent à faire un disque loin de ses envies, mais qui permettent de garder un contrat avec une maison de disque, Alain Bashung, celui qui a entre vingt et trente ans, a le malheur de ne pas pouvoir se renier, dans la mesure où il ne réussit pas à se définir. Longtemps, il avoue, il est resté troublé par ses références musicales – à dominante américaine – sans trouver sa personnalité. C'est bien cette méconnaissance de soi qui, longtemps, l'a empêché de se défaire de missions incertaines de réalisateur artistique sur les opus d'autres chanteurs, où la frustration de ne pas donner son message en entier, pas par sa bouche, a été lourde à porter. Quand Bashung sera artiste au service de Bashung, et non plus de Dick Rivers ou de la comédie musicale La Révolution française, ce sera le sentiment de paternité qui troublera l'homme : est-il possible d'être père quand on n'a pas été fils ? Une question existentielle qui aura le mérite de transformer le chanteur en acteur, pour une série de films où toujours il campera avec brio une figure paternelle déboussolée.

En remontant l'horloge à rebours, on peut se permettre un autre gros plan : Alain jeune de vingt-sept ans se sent désespérément vieux. Toujours cette angoisse du temps qui passe pour l'âme sensible qui n'a pas encore réussi à parler pour elle-même. Les problèmes d'identité, ceux qui suivront Bashung toujours et partout, ont sans aucun doute de solides racines dans les cadres flous de l'enfance. Né à Paris et catapulté en Alsace, Alain écolier est l'étranger parisien pour ses camarades de Wingersheim. De retour à Paris pour donner du souffle à sa progression d'artiste, Alain le chanteur sera avant tout Alain l'Alsacien, affublé d'un bagage de clichés... Difficulté pour l'homme-chanteur à savoir ce qu'il est, à deviner ce qu'il veut être ou à être reconnu pour ce qu'il croit représenter. Construction de son terrain à l'intérieur. Ultra-sensibilité dans les sons et les mots. L'effet boule de neige paraît presque d'une logique mathématique.

Pour le reste des souvenirs d'enfance, on renverra directement au travail de fourmi de Marc Besse, qui a dû user d'une patience remarquable pour grapiller cette floppée de détails qui alimentent le récit. On peut jouer sans complexe au jeu de la lettre entre parenthèses mis en place dans le titre de l'ouvrage et affirmer que, oui, pour mieux comprendre les Bashung(s), il fallait sans conteste cerner le Bas(c)hung, celui qui avait encore son -c. Où est-il passé, le -c ? C'est le chien qui l'a mangé ! Les éditions Labrador, celles qui ont vraiment donné sa chance au génie en devenir, ont senti plus de potentiel marketing dans le pseudonyme épuré de ses formes teutones.


Oui, Marc Besse a décidé de donner dans l'ultra-détail. Son travail se rapproche, en ce sens, du pari de l'historien qui livre tout ce qu'il a pu trouver et vérifier. Il faut l'avouer, l'information en masse pourrait presque étouffer le lecteur. En pensant à Bashung qualifiant cette biographie de Bible, on aurait envie d'acquiescer. Et de souligner que, comme on ne boit pas d'un trait la bonne parole de Luc ou de Matthieu, le travail de Marc (Besse) demande à être digéré. Comme l'apôtre qui ne peut s'empêcher de tisser les filiations jusqu'au géniteur initial, Marc Besse nous perd parfois en rattachant en vrac les protagonistes de l'aventure artistique entre eux, perdant parfois de vue l'horizon principal : la vie d'Alain Bashung. Comme dans le grand livre sacré, Bashung(s), Une vie a son dieu, qu'il est inutile de désigner. Conséquence : le principal intéressé est peut-être insuffisamment remis en cause, pas assez touché. Jusqu'au dernier chapitre, on regretterait presque une implication plus subjective de celui qui fixe l'histoire bashungienne. Et lorsqu'enfin, à l'heure de raconter Bleu pétrole, le dernier album studio, Marc Besse offre un ressenti plus personnel, on sent, peut-être un peu trop fort, le Bashung déifié.

A l'heure où les biographies sur Alain Bashung suivent, selon une bonne chronologie commerciale, la disparition de l'artiste, le travail de longue haleine de Marc Besse serait-il à éviter ? Incontestablement, il y a là quatre cent pages qui fixent les bases, le B.A. - BAshung. La complétude factuelle, bien que parfois noyée dans les formules de style, n'en est pas moins précieuse. Quelques morceaux de choix suffisent à vous mettre en appétit. Les photos privées livrées, en exclusivité, par la famille ? Non. A la limite, quelques secondes à y consacrer, par curiosité. Le retour sur la genèse des aventures musicales, des succès populaires refoulés ("Vertige de l'amour", "Gaby oh Gaby") à la grâce des mathématiques expérimentales ("L'Imprudence") ou des réarrangements particuliers ("Climax"), est parmi les éléments à garder en mémoire. ici, la précision des étapes n'est jamais trop pesante. On lira avec autant d'attention cette préface qui laisse place à huit pages où la belle écriture de Jean Fauque porte la poésie des souvenirs et la lucidité sur la relation humaine et artistique qui l'a uni, pendant de très longues années, au chanteur de "L'apiculteur". En mi-parcours, à deux cent pages de lecture, pour encourager, on trouvera le bonus des superbes citations de Gainsbourg, collaborateur incontournable de l'album Play blessures (et modeste, puisque son travail est peu crédité sur la pochette du disque). Quand Bashung s'étonne de la minutie avec laquelle est agencé l'appartement de l'homme à la tête de choux, Serge définit dans le juste : « Il y a une schizophrénie chez l'artiste entre sa folie et la structuration de sa folie. C'est ça la définition de la poésie. » En ramassant tous les petits cailloux, Marc Besse a mis la main sur des pépites. De quoi faire un effort et de lire tout, jusqu'au bout. Après tout, personne n'est pressé