Un récit sans concession de l’Italie républicaine, vue par les chercheurs français.

Un voyage dans la tumultueuse Italie républicaine. C’est ce que propose Marc Lazar dans L’Italie contemporaine de 1945 à nos jours. L’historien français a réuni autour de lui les plus grands spécialistes de la question – et ce, dans tous les domaines, de Pierre Milza au sociologue Bernard Cousin, en passant par la géographe Colette Vallat ou encore Jean A. Gili, professeur d’histoire du cinéma. Les chercheurs italiens n’ont ici pas droit au chapitre, puisqu’il s’agit de fournir une approche "à la fois compréhensive et décalée"   par rapport à celle habituellement donnée par les études transalpines. Le livre aborde tous les thèmes qui font l’Italie contemporaine. Le tout s’avère une réussite incontestable bien qu’inégale, certaines parties (l’Italie culturelle) étant plus abouties et complètes que d’autres (l’Italie économique).



Une histoire parcourue de tensions politiques, idéologiques et sociales

Marc Lazar a choisi, logiquement, d’aborder en premier lieu l’histoire politique italienne. Un récit classique : la lutte acharnée entre la Démocratie chrétienne (DC) et le Parti communiste italien (PCI)  reste prédominante jusque dans les années 90, avant que la chute du mur de Berlin et les scandales politico-financiers chamboulent l’échiquier politique. Cette évolution rend Marc Lazar critique sur la République italienne : elle n’est "ni détestée ni mal aimée, ni adulée : elle se contente d’exister"   .

Au final, les tensions n’ont cessé d’entraver l’histoire de la République. Tensions idéologiques d’abord. Si le régime fasciste a été renversé, un parti portant des idées similaires, le Mouvement social italien (MSI), n’a pas tardé à apparaître. Son existence a sans doute été favorisée par un contexte où, du fait de la guerre froide, "la DC met une sourdine à l’antifascisme"   . Plus que ce dernier, pourtant pilier de la Constitution, c’est l’anticommunisme qui s’impose dans l’Italie des années 50, avec comme conséquence directe la violence. Si les années 80 sont synonymes de mutation et d’intégration dans le jeu politique classique pour PCI et MSI, ces ombres demeurent toujours aujourd’hui sous-jacentes.

Les tensions sociales s’ajoutent à ce tableau déjà peu reluisant. Outre le rappel des luttes ouvrières bien connues de tous, Isabelle Sommier met également l’accent sur les anti-grévistes et notamment l’impunité donnée par les gouvernements, dans les années 40-50, aux auteurs de violences contre les mouvements sociaux. La sociologue fait le même constat pour les années 60-70 et fait appel aux études de son collègue Alberto Mellucci pour évoquer la "stratégie de contre-mobilisation", soit "la complicité d’une partie de l’Etat dans la stratégie de tension des années de plomb, c’est-à-dire les attentats d’extrême droite et les rumeurs de coups d’Etat"   . Et Isabelle Sommier d’évoquer la lourde responsabilité que cette complicité d’une partie des services secrets militaires avec les des groupes terroristes néofascistes aura dans les violences ultérieures, y compris celles perpétrées par l’extrême gauche.

 

 

L’équilibre de la jeune démocratie italienne est donc perpétuellement mis à mal, et ce d’autant plus lorsqu’Antoine Vauchez parle de "faute originelle"   avec un pays qui s’est fait par le haut : tout est passé et passe encore par les partis. Le clientélisme est roi. Les années 90, avec l’arrivée sur le devant de la scène des juges de l’opération "Mains propres", ont eu beau faire croire à un espoir de transformation radicale, les dernières tendances semblent montrer une re-politisation administrative. L’actuel président du Conseil, Silvio Berlusconi ne cherche pas à contrecarrer ce retour en arrière. S’il a profité de la disparition des partis politiques historique, Il Cavaliere n’a pas son pareil pour laisser évoluer une situation qui sert ses intérêts.



Faiblesse du sentiment national


Certes, un certain nombre de ces problèmes a pu sans doute concerner un jour les voisins européens de l’Italie. Mais le pays apparaît comme une exception au regard de la faiblesse du sentiment national. Ni la Constitution ni les partis n’ont pu (et voulu) modifier le désintérêt de la population pour la nation italienne. Si, là encore, des progrès ont pu être entraperçus à la fin du XXème siècle, les problèmes restent les mêmes. Parmi eux, la rivalité entre le Nord et le Sud. Les années 90 ont vu disparaître la politique extraordinaire qui aurait dû permettre au Mezzogiorno de s’élever au niveau des territoires septentrionaux. L’objectif n’a jamais été atteint et les politiques actuelles n’obtiennent pas davantage de succès. Le Sud demeure donc à la traîne, gangrené qui plus est par des mafias que la République italienne n’est pas parvenue à vaincre.

Mais le Sud n’est plus seul à poser problème, puisque surgit, ces dernières années, une question septentrionale : "les habitants du Nord riche et développé se révoltent contre l’Etat italien et la solidarité nationale"   . Au cœur de cette tension, un parti : la Ligue du Nord. Fort de ses succès électoraux, les troupes d’Umberto Bossi réclament haut et fort le fédéralisme, avec un Nord, un Centre et un Sud qui s’autofinanceraient. Silvio Berlusconi a su utiliser cette autre arrivée spectaculaire sur la scène politique en s’alliant avec la Ligue. Les combats d’Umberto Bossi - outre le fédéralisme, la Ligue défend une politique d’immigration choisie aux relents xénophobes - font désormais partie du programme du président du Conseil. Cette ligne politique peut tout sauf renforcer le sentiment national.

Les Etats-Unis au cœur de la politique étrangère (et interne) italienne

L’action internationale de l’Italie n’a pas été capable, elle non plus, d’y contribuer. Dès 1945, Rome a cherché avant tout un protecteur qu’elle a trouvé dans les Etats-Unis. Comme le démontre Pierre Milza ou Jacques Andréani, l’influence américaine sur la politique intérieure et extérieure de l’Italie ne s’est jamais démentie. La volonté d’un détachement de cette tutelle s’est fait ressentir, notamment lors des années Craxi, mais jamais la dépendance n’a disparu.

Ces liens avec les Etats-Unis ont parfois eu des conséquences sur ceux que l’Italie entretient avec l’Union européenne. Pays fondateur de la communauté européenne, elle s’est dernièrement éloignée de l’UE, sous l’impulsion de Silvio Berlusconi – notamment lors de la campagne irakienne, Romano Prodi ayant lui au contraire favorisé les 27. Malgré tout, le choix des Italiens "a toujours été celui de l’Europe ET de l’Amérique"   , un choix intelligent puisque "l’Europe pousse l’Italie dans la bonne direction"   .

 

 

Chaperonnée par les Etats-Unis et adepte du travail en commun avec ses partenaires européens, l’Italie cherche néanmoins sa place au soleil, surtout depuis la chute de l’URSS et des régimes communistes. Les  initiatives autonomes vis-à-vis de l’Europe centrale le prouvent. Rome a également réclamé sa place parmi les membres permanents du Conseil de sécurité des nations unies. L’Italie s’est enfin impliquée activement dans le maintien de la paix, notamment en Méditerranée, la région où elle veut avant d’abord peser. Ces visées se sont traduites par la présence de ses troupes en Afghanistan, au Kosovo, au Liban… et en Irak, parfois au grand dam du peuple italien qui n’a pas hésité à descendre dans la rue pour montrer sa désapprobation.



Une économie moribonde, voire désastreuse

Comme pour la politique étrangère, une large place est également consacrée à l’économie italienne. Là encore le tableau n’est pas brillant. Le "miracle économique" y est évidemment relaté, avec cette transformation extraordinaire d’un pays essentiellement agricole en une société industrielle, auréolée d’une croissance annuelle du Produit intérieur brut d’environ 6% en moyenne dans les années 50. Le basculement dans la morosité s’avère cependant tout aussi brusque quelque 20 ans plus tard. Les économistes qui participent à l’ouvrage attribuent cette incapacité à rebondir au "désengagement des pouvoirs publics [qui] a empêché le rebond technologique de l’industrie italienne et a contribué à restreindre la présence italienne dans les secteurs modernes"   . Résultat : l’Italie se retrouve aujourd’hui mal en point, "lanterne rouge de la croissance économique en Europe […] elle s’enfonce plus vite et plus profondément que ses partenaires de la zone euro"   . La santé sociale du pays s’en ressent, l’Italie étant "l’un des pays les plus inégalitaires d’Europe"   . Ce constat risque de perdurer avec des réformes contestables, comme la transformation du système des retraites  qui reporte "entièrement le poids de la réforme uniquement sur les jeunes"   . Cette dernière question est pourtant primordiale puisque, comme dans partout ailleurs sur le continent, la population italienne vieillit. Une évolution liée à une fécondité particulièrement faible dans le pays, au point que la population augmente uniquement grâce à l’immigration.


Des raisons de se réjouir… quand même

Le bilan de l’Italie Républicaine apparaîtrait-il donc comme seulement négatif dans cette étude ? On pourrait le croire, encore plus si on aborde d’autres thèmes. Citons le chapitre sur l’éducation où de nombreux problèmes demeurent épineux, tel le faible pourcentage du nombre de diplômés au sein de la population, ou l’insatisfaction du monde étudiant tandis que le monde politique, une nouvelle fois, ne s’est pas montré à la hauteur des enjeux.

 

 

Il y a néanmoins des raisons de se réjouir. On parle ici d’aspects qui font déjà la célébrité de l’Italie de par le monde, mais qui prennent à travers la plume des chercheurs une saveur nouvelle. On sourit ainsi de voir le sport, passion première de l’Italie, être une lutte entre catholiques et communistes à l’époque de la guerre froide. Mais le football ou le cyclisme a surtout réussi l’exploit de faire apparaître un orgueil national affirmé. Paul Dietschy a également raison de souligner que "l’accueil de grandes compétitions internationales permet […] de dessiner une autre image de l’Italie"   , égratignée seulement en partie par le dopage et la corruption.

Le cinéma et la littérature font également partie des fiertés de l’Italie. Le premier, après une éclipse dans les années 80 et 90, retrouve aujourd’hui le sourire en occupant une place de choix dans la production européenne et en sachant faire face à la concurrence américaine. Reste à savoir s’il y aura demain de nouveaux Felllini, Scola, Loren et Mastroianni. La littérature italienne demeure pour sa part une référence pour un amateur de lettres, qu’il s’agisse des années 50 (Calvino, Buzzati, Levi…) ou des dernières générations (Barricco, Tabucchi, Maraini…).

L’Italie contemporaine de 1945 à nos jours se révèle donc un portrait sans concession de notre voisin transalpin. S’il n’étonnera pas un lecteur déjà initié à la l’histoire de la péninsule, il permettra au néophyte de se faire une idée précise et juste du pays. Plus encore, il donnera à tous l’occasion de parcourir des temps qui, malgré ses drames et ses aspects insupportables, font de l’Italie l’un des pays les plus passionnants au monde