Quand une architecture et les débats qu'elle suscite passent derrière le récit d'une vie    

Voici une monumentale biographie de Le Corbusier. Le sujet ne manque pas d’intérêt. En effet, Le Corbusier est sujet de multiples polémiques. Les historiens de l’art retiennent surtout l’architecte et ses monuments, inventifs, parfois séduisants, souvent fascinants, comme la villa Savoye, œuvre manifeste de jeune adulte à la fin des années 1930, ou Notre-Dame de la Tourrette, à la fin de sa vie. Les urbanistes, le plus souvent, s’offusquent de sa pensée, principalement de son travail de papier, avec ses multiples plans d’urbanisme, restés sans suite mais provocateurs et potentiellement destructeurs, pour Paris, Rio, Alger, Saint-Dié, etc. Quand il a pu mettre ses idées en œuvre, notamment à Chandigarh, en Inde, au début des années 1950, ses réalisations sont loin de faire l’unanimité. On lui attribue parfois, de manière excessive, les maux des grands ensembles et du modernisme. Il paraît donc intéressant de se plonger dans sa vie, sa formation intellectuelle, ses combats pour comprendre comment on devient un des architectes les plus marquants du XXe siècle.

La vie d’un architecte

Nicholas Fox Weber tient une partie du pari. Il nous permet de restituer le contexte d’un  parcours. Formé dans une école d’art appliqué de La Chaux de Fonds, destiné initialement à suivre le chemin de son père dans les voies de l’horlogerie, Charles-Edouard Jeanneret, qui se choisira le nom de Le Corbusier, se forme principalement par ses voyages et par ses stages. De ses voyages, on retient ceux d’Italie (avec la visite si importante de la Chartreuse du Val d’Ema qui va marquer toute son architecture) et de Grèce, notamment le Mont Athos. Parmi ses stages, nul doute que celui réalisé auprès des frères Perret, architectes audacieux du béton, jouera un rôle déterminant dans son chemin vers le modernisme. Si ces années de formation sont souvent mentionnées dans les biographies de Le Corbusier, le lent dépouillement des archives personnelles permet à l’auteur de nous faire vivre les multiples rencontres de Le Corbusier avec une foule de personnages aussi divers que Joséphine Baker ou Nehru.  Ce récit, au plus près de la vie de l’architecte permet également de retracer les atermoiements politiques de Le Corbusier. Cet opportunisme s’explique par l’angoisse de tout homme de l’art face au manque d’activité, mais on y décèle un goût affirmé pour les régimes autoritaires, à Moscou, Rome ou Vichy.

Bref, cette bibliographie permet de découvrir en profondeur un personnage, mais disons-le franchement, le biographe aurait gagné à la concision. Son travail de défrichage des correspondances est important, mais sa restitution est beaucoup trop longue. La description de sa relation avec sa mère est intéressante, mais les conclusions tirées en sont parfois banales et surtout peu convaincantes pour expliquer l’œuvre de Le Corbusier (qui n’aurait toute sa vie que recherché la reconnaissance de ses parents…). Cet excessif intérêt pour sa vie personnelle se retrouve dans le choix des illustrations, avec de très nombreuses photographies familiales.

Qu’est-ce que la critique architecturale ?

Au-delà des longueurs, le choix de suivre, de manière linéaire et chronologique, la vie intime et professionnelle de Le Corbusier, devient parfois gênant, dans la mesure où il ne permet pas de restituer son œuvre et ses positions théoriques dans leur contexte plus général. Que Nicholas Fox Weber fasse le choix de défendre le génie de Le Corbusier : c’est un choix discutable mais respectable. Mais son propos ne permet pas de se situer dans un débat théorique. Prenons quelques exemples. En 1925, Le Corbusier présente un plan dit « Voisin » (du nom d’un mécène)  qui propose de détruire plusieurs centaines d’hectares sur la rive droite de Paris, dont une grande partie du Marais, et pour fluidifier la circulation des Champs-Elysées, de construire une autoroute qui traverserait la ville partiellement nivelée. Ce plan est présenté en trois pages, dont une illustrée (mais avec une photographie de Le Corbusier devant le plan, qui en cache la majeure partie). Face à ceux qui s’offusquent d’une telle transformation de Paris, l’auteur défend le Corbusier en rappelant qu’il voulait conserver la place des Vosges, le Louvre et quelques autres bâtiments. Enfin, il conclut  "ce qu’il a présenté comme une hypothèse de travail n’était rien d’autre que cela". Mais c’est justement la formulation même de cette hypothèse qui fait débat ! C’est cette vision du patrimoine urbain comme simple conservation de bâtiments emblématiques qui fait polémique ! On aurait donc aimé comprendre mieux les positions diverses, restituer ce plan parmi ceux de ses contemporains. Autre exemple : la Cité Radieuse de Marseille. Inaugurée en 1952, elle apparaît aux uns comme un des sommets du modernisme, pour d’autres comme l’échec d’un fonctionnalisme étroit. Pour trancher ce débat, Nicholas Fox Weber convie le témoignage d’une seule habitante, totalement conquise par l’œuvre de l’architecte   . Point de vue intéressant mais épuise-t-il tous les autres ?

On pourrait multiplier les exemples, mais là n’est pas l’essentiel. Car au-delà de longueurs et des certains partis-pris, l’ouvrage pâtit surtout d’un transfert de la fascination du biographe depuis l’œuvre vers l’architecte. Cet ouvrage éclaire moins l’histoire de l’architecture, de ses techniques ou de sa réception, que la simple histoire d’un homme