Le philosophe utilitariste Peter Singer rassemble ses arguments en faveur du don dans un ouvrage accessible et convaincant.

« Si, en allant travailler, vous passez devant un étang peu profond dans lequel un enfant est en train de se noyer, il est très probable que vous vous arrêtiez et salissiez votre beau costume pour aller le sauver. Alors, pourquoi ne pas faire la même chose pour un enfant loin de vous en train de mourir de faim, par exemple en donnant l’argent du costume en question à une organisation humanitaire ?» 
On peut résumer ainsi un des arguments centraux du philosophe australien utilitariste Peter Singer. Cet argument se trouvait déjà développé dans Famine, Affluence and Morality   , un article qui date de 1972, mais en 35 ans, Peter Singer a beaucoup écrit, reçu pas mal de critiques, suscité de nombreuses polémiques, et Sauver une vie, le nouvel ouvrage qui vient de paraître chez Michel Lafon, s’en ressent. En effet, entre la présentation initiale de l’argument, la condamnation sans appel du relativisme moral comme de l’inaction, et le chapitre de clôture, intitulé « une approche réaliste », dans lequel il invite les 10% des contribuables les plus aisés à donner un montant somme toute assez modique à des organisations caritatives, sans rien préconiser pour les 90% de la population restante, on peut dire que Peter Singer a mis de l’eau dans son vin. Mais revenons un peu sur sa démarche.

L’argument central et réponses aux objections les plus fréquentes contre le don

Dans une première partie, après avoir présenté et décliné l’argument cité plus haut selon différentes modalités, il répond aux objections les plus fréquemment émises contre le don. Par exemple, l’idée selon laquelle ce serait aux Etats de se charger de l’aide internationale, tâche dont ils s’acquitteraient plutôt bien, est démentie par les chiffres : ainsi en 2006, l’effort national moyen des pays de l’OCDE pour l’aide internationale a été de 46 cents pour 100 dollars de PNB, et si l’on regarde plus spécifiquement les Etats-Unis, dont la population est persuadée à 95% qu’il s’agit d’un des pays les plus généreux en termes d’aide internationale, le pourcentage tombe à 18 cents pour 100 dollars de PNB. Quant aux idées qui voudraient que donner de l’argent conduise nécessairement à la dépendance des pays aidés ou sape des changements politiques potentiels, elles sont démontées de la même manière. Un bémol cependant quand Peter Singer s’attaque à la question de la responsabilité pour contrecarrer les tenants d’une philosophie libertaire, pour laquelle nous ne devons rien à ceux à qui nous n’avons pas nui. Outre que la responsabilité individuelle des habitants des pays riches sur la situation des pays du tiers-monde semble difficile à prouver, on s’éloigne de l’argument initial, dans la mesure où le passant qui sauve l’enfant de la noyade dans l’étang n’était pas censé l’y avoir poussé.


La nature humaine et les obstacles psychologiques au don


Ce glissement est d’autant plus étonnant que la partie suivante est consacrée à la nature humaine et son rapport à  l’argent. Cinq facteurs psychologiques sont identifiés qui expliquent, au-delà du simple combat entre intérêt personnel et altruisme, pour tenter de comprendre pourquoi il nous est si difficile de donner à des organismes caritatifs. Le premier découle de l’effet « victime identifiable » : nous dépensons considérablement plus, en temps et en argent, pour sauver une victime identifiée et singulière qu’une victime « statistique ». Mère Teresa elle-même aurait dit : « Si je considère la masse, je n’agirai jamais. Si je regarde l’unique, j’agirai. » Un deuxième facteur est l’esprit de clocher, dont parlait déjà Adam Smith il y a deux siècles et demi, quand il remarquait que si l’Empire de Chine était soudain englouti par un tremblement de terre, n’importe quel Européen doué d’humanité mais n’ayant aucun lien particulier avec cette partie du monde, « continuerait de mener ses affaires, de se distraire ou de se reposer, avec la même facilité et la même tranquillité, comme si de rien n’était. » Le troisième facteur est celui de la dilution de la responsabilité, étudié par les psychologues sous le nom d’  « effet témoin indifférent ». Pour bien comprendre ce facteur, imaginez que dans l’exemple de tout à l’heure vous ne soyez pas seuls, mais qu’il y ait d’autres personnes assistant à la noyade de l’enfant, ne s’en trouvant pas plus éloignés, et qui n’agissent pas. Et bien des études de psychologie, tout comme des faits divers tragiques, ont prouvé que dans ces cas, personne n’agit. Un quatrième facteur naît de notre sens de la justice : celui qui donne est forcément conscient que d’autres, notamment plus riches, ne donnent rien, et cela choque notre sens de l’équité. En effet, dans la plupart des cas, nous sommes prêts à prendre moins pour nous-mêmes pourvu que d’autres n’obtiennent pas plus que ce qui leur est dû – c’est ce que montrent les résultats du « jeu de l’ultimatum ». Enfin, un dernier facteur reposerait sur notre rapport à l’argent. Une étude de psychologie   a comparé le comportement de sujets incités à penser à l’argent, par exemple à qui l’on demandait de classer des billets de Monopoly, et de ceux qui devaient accomplir les mêmes tâches, classer des objets, mais sans référence à l’argent. Cette étude a montré que les sujets du groupe « argent » étaient dans l’ensemble moins coopératifs, c’est-à-dire qu’ils mettaient plus de temps à demander de l’aide en cas de besoin et passaient moins de temps à aider les autres, et à la fin de l’étude, ils se sont montrés beaucoup moins généreux que les membres du groupe « non argent », qui ont accepté de donner une part de leur rémunération à des organismes caritatifs.

 


Face à tous ces instincts ou comportements ancestraux, Peter Singer propose de fonder une culture du partage qui s’inscrirait notamment en faux contre l’idéal d’anonymat, et il cite à ce propos des initiatives étonnantes : ainsi la Ligue des 50% qui compte une centaine de membres aux Etats-Unis, et dont le site Web répertorie consciencieusement les noms et les contributions. Pour entrer dans ce cercle, il faut avoir donné la moitié de sa fortune ou la moitié de ses revenus pendant les trois dernières années. Peter Singer en appelle à une modification de notre conception judéo-chrétienne de la charité, qui se devrait d’être anonyme pour garantir les « intentions pures », pour agir publiquement, afin d’inciter les membres de notre « groupe de référence » à agir comme nous. Il propose ainsi une micro-révolution afin d’inverser la norme en ce qui concerne le don : remarquant que la plupart des utilisateurs d’artefacts techniques ont tendance à ne pas toucher aux « options par défaut », il imagine que les grandes entreprises, les universités et autres organismes prélèvent un pourcentage du salaire de leurs employés pour le donner à des organisations caritatives, sauf si l’employé précise expressément son refus de participer à un tel programme. « Le principe est de garder le chiffre par défaut juste au-dessous du seuil auquel la majorité des gens refuseraient, afin qu’accepter ce système devienne la norme. »


Les faits


A ce stade de l’ouvrage, le lecteur est censé être convaincu, et ne plus chercher que l’organisme le plus efficace pour donner. En effet, si l’interrogation quant à l’efficacité des organismes caritatifs sur le terrain n’a pas été citée dans les objections fréquentes contre le don, Peter Singer reconnaît qu’il s’agit d’une question légitime, à laquelle il apporte plusieurs réponses. Le donateur consciencieux pourra ainsi consulter le site Internet Charity Navigator   qui publie des listes des organisations les plus efficaces et a contrario  de celles qui se noient dans les coûts administratifs. Mais bien souvent le problème vient de ce que l’information n’existe pas. C’est pourquoi a été crée GiveWell   , une organisation destinée à améliorer la transparence et l’efficacité des associations caritatives. Et si vos réticences sont moins avouables, du moins publiquement, par exemple parce que vous pensez qu’il est important d’endiguer la croissance démographique et que d’une certaine façon, la famine et le paludisme s’en chargent, vous pouvez alors donner à des organismes promouvant l’éducation des filles dans les pays en voie de développement (le lien entre éducation des femmes et baisse de la fécondité est prouvé : en général on estime que les femmes ayant suivi des études secondaires donnent naissance à 30 à 50% de moins d’enfants que celles qui n’ont pas fait d’études) ou à des organisations spécifiques comme Population Services International ou l’International Planned Parenthood Foundation   . Non cité par Peter Singer, j’ajouterai le « Center for Reproductive Rights »   , qui se bat par exemple pour réintroduire des possibilités de contraception aux Philippines et ainsi lutter contre l’augmentation de la pauvreté après le passage du maire Pro-Life de Manille. Après avoir ainsi passé en revue des dizaines d’organismes susceptibles d’accueillir les dons du lecteur, Peter Singer s’attaque à la question de la somme à donner.


Un nouvel idéal de partage


Peter Singer rappelle que d’après le philosophe Richard Miller, il convient de donner jusqu’au moment où, en donnant plus, nous courrions le risque significatif de détériorer notre propre vie. Passant sous silence le fait que c’est exactement ce qu’il préconisait dans son article de 1972, Peter Singer adopte une position beaucoup plus nuancée, centrée d’une certaine façon sur la « demande ». Jeffrey Sachs a calculé qu’en 2001 il aurait fallu donner 124 milliards de dollars pour que plus personne ne vive sous le seuil de pauvreté. Ramenée au revenu national brut de 22 des pays riches de l’OCDE, la somme nécessaire équivalait à 0,62% de ce revenu. Peter Singer propose alors un « taux d’imposition progressif », allant de 5% (pour ceux qui gagnent entre 105 000 et 148 000 $ annuels) à 33%  au-delà de 10 millions de revenus, sur la tranche haute. Rappelons bien entendu qu’il s’agit de dons volontaires, et pas de taxes imposées par l’Etat. Peter Singer a calculé que si ce système, aux exigences somme toute assez peu ambitieuses, surtout quand on les compare à celles de 1972, était appliqué par le monde entier, cela rapporterait 1,5 milliard pour l’aide au développement, c’est-à-dire presque huit fois plus que ce que le groupe de pilotage des Nations Unies estime nécessaire pour atteindre les objectifs du Millénaire. Le lecteur convaincu n’a dès lors plus qu’à se connecter à www.thelifeyoucansave.com et à s’engager à suivre la norme proposée.
Et pour les sceptiques qui douteraient qu’un tel système puisse fonctionner, Peter Singer raconte que suite à un article qu’il avait publié dans le New York Times, dans lequel il indiquait les coordonnées de l’Unicef et d’Oxfam, ces organisations avaient enregistré 600 000 dollars de plus qu’à l’accoutumée le mois suivant la publication de l’article. Il ne reste plus qu’à espérer que Sauver une vie aura le même effet sur les lecteurs de Nonfiction…